Mais sa jovialité se ternit assez rapidement lorsqu’il comprit pour le mort-vivant ne voulait pas y retourner. Le frère se sentit mal pour lui. D’être coincé loin de ses souvenirs par la peur. Qu’un traumatisme comme ça l’empêche d’avancer et de se libérer de son passé. De retrouver qui il est vraiment.
« Je comprend Khepra, mais si un jour tu veux te souvenir. Te rappeler de ton nom… Tu sais que je serais là pour t’aider. »
Il avait dit cela avec une sincérité qui l’étonnait lui-même. Pourquoi était-il tant que ça attaché à cet être centenaire qui ne croyait plus en la vie ? Car sa position extrême lui permettait de relativiser la sienne ? Parce qu’il s’était entiché du syndrome du sauveur ? Le religieux n’en avait aucune idée. Il était simplement comme ça, ou plutôt il avait été simple comme ça. Avant, avant les meurtres, avant le rejet… Il retrouvait avec Khepra un peu de la candeur qu’il avait perdu avec le temps. Et ça lui faisait un bien fou… Il fut interrompu par le bruit diffus de la pierre dans sa poche. Il sortit le joyau qui brillait de mille feux.
« Un merci qui vient du cœur, on dirait. »
Il sourit au non mort et ils reprirent la route qui était encore longue jusqu’à la capitale. Cette fois aucun squelette sorti du placard ne les attaqua et ils purent rejoindre la morgue en toute discrétion. Il fallut un peu de temps à Aord pour préparer l’objet magique. Il faut dire que corrompre une gemme de lumière, ce n’était pas dans ses attributions, mais il voulait qu’elle soit facile à utiliser pour Khepra et surtout qu’elle ne le gêne pas. Et puis, il voulait aussi s’assurer qu’elle ait bien l’effet voulu. Il n’était pas naïf au point de lui créer un objet parfait qui correspondrait à toutes ses attentes. Il voulait qu’il obtienne sa récompense par de bonnes actions et pas en tuant des gens pour leur voler leur corps. Aussi travailla-t-il soigneusement aux enchantements du bijou et utilisa même ses quelques compétences pour en faire une broche assez jolie. Être le fils d’une joaillière l’aida beaucoup dans cette réalisation. Une fois son travail terminé, il revint vers Khepra à qui il avait gentiment « donné » un corps arrivé ce matin et qui aurait fini dans une fosse commune de toute façon.
« Bon je crois que c’est bon. Je t’avoue que j’ai aucune idée de si ça va marcher maintenant. Alors il reste plus qu’à tester dans la vraie vie. Tiens, prends-là et essaye de trouver quelqu’un à aider. Ça devrait pas être trop dur non ? »
Aord se laissa tomber sur un siège, épuisé par tout ce travail de nécromancie dont il ne comprenait pas tout encore. Cette semaine avait été un vrai calvaire et en même temps, une bénédiction. Un peu grâce à Khepra, il se sentait moins morose.
« Lucy parfois vraiment incompréhensible. Je me demande pourquoi elle a fait en sorte que nos routes se croisent… Mais même si j’ai failli mourir dix fois à cause de toi. Je n’ai jamais autant eu l’impression d’être en vie qu’en t’aidant. Alors merci… »
Le joyau étincela alors d’une faible lumière, Aord comprit alors qu’il s’était laissé aller à de la gratitude envers Khepra, ce qui lui arracha un rire nerveux.
« Eh bah vas-y, qu’est-ce que tu attends ! Essaye-le ! »
Depuis leur dernière conversation, Khepra était plongé dans ses réflexions, si profondément d'ailleurs qu'il ne trouva aucune plaisanterie ni remarque à effectuer lors des quelques heures qu'Aord passa à travailler sur l'objet magique tant convoité. Il avait suivi le thanatopracteur pour des raisons purement égoïstes mais découvrait seulement maintenant à quel point leur quête avait eu pour lui une signification importante. Pour la première fois depuis de longues années, Khepra caressait l'espoir d'un renouveau et pouvait donner substance à ce rêve, mais de nouvelles questions avaient fait leur apparition et accaparaient désormais son esprit.
L'homme à la source de ces dilemmes le tira à ses songes. Khepra se redressa avec lenteur puis, non sans hésitation, il vint saisir lentement la pièce ornée que lui tendait son camarade. L'immortel détailla un instant les contours de l'artefact puis vint s'attarder sur la pierre magique qui se trouvait en son coeur. L'objet luisait doucement par vagues, comme s'il respirait. Khepra releva la tête lorsqu'Aord reprit la parole et ce fut avec surprise qu'il accueillit le remerciement du thanatopracteur. Alors que le Non-Mort s'apprêtait à répondre, l'objet magique s'illumina plus fortement, dévoilant selon toute vraisemblance qu'Aord éprouvait une reconnaissance sincère à l'égard du mort-vivant. En proie à l'incompréhension, Khepra observa son interlocuteur et balbutia un peu :
"Je... De rien, je suppose."
Puis, lorsqu'il fut invité à essayer l'artefact, il hocha la tête et parvint enfin à faire l'un de ses traits d'esprit :
"Laisse un corps pas trop loin, que j'ai un endroit où aller si j'explose."
Après un bref sourire, il se tut et posa son regard sur l'objet tant convoité. Il déboutonna sa chemise d'une main puis rapprocha l'artefact de son torse. Aussitôt, de minces filaments d'ombre firent leur apparition, s'agitant en tout sens et cherchant intensément à s'accrocher au corps de l'éternel. Très lentement, il vint apposer l'Obole, qui se fixa en creusant dans la chair. Une fois qu'il fut solidement fixé, Khepra récupéra dans l'une de ses poches le scarabée doré qui les avait sauvés à plusieurs reprises. Il planta celui-ci dans l'un de ses pectoraux, puis se prépara mentalement à faire le grand saut.
Il croisa le regard d'Aord puis activa mentalement la magie du scarabée. Il ne savait pas si c'était nécessaire, mais se sentait plus à l'aise lorsque son contrôle de l'enveloppe était à son maximum. Une fois les préparatifs accomplis, il sourit nerveusement et activa l'Obole. Les yeux du Non-Mort ainsi que l'artefact s'illuminèrent d'un coup alors qu'une décharge de vie se déversait brusquement dans les veines de la dépouille, prenant le corps d'assaut avec une telle intensité que Khepra s'écroula brusquement, tombant à genoux sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit.
Soudain, ses poumons s'éveillèrent et il prit instinctivement une profonde inspiration. Il toussa bruyamment, davantage par surprise que par véritable inconfort. Il se sentit presque pris d'un malaise, car le simple concept de sensation lui avait été dérobé depuis si longtemps qu'il ne savait plus l'accueillir. Il reprit ses esprits, tremblant encore comme une feuille morte sous le poids de l'excitation puis, en écarquillant les yeux, il caressa ses propres joues à deux mains, découvrant avec un bonheur incommensurable les chatouilles que lui procuraient ce contact. Il sentait l'air s'infiltrer dans ses narines, la légère douleur aux niveau de ses genoux qui venaient de frapper le sol, mais aussi des picotements. Du froid, du chaud, toute une palette de sensations qu'il appréhendait avec peine, redécouvrant petit à petit ce qu'était la vie.
Une sensation de chaleur s'empara de son visage, il réalisa alors qu'il s'était mis à pleurer. Il avait oublié que les larmes étaient tièdes. Il observa ses paumes qui se coloraient progressivement sous l'effet de l'afflux sanguin. Les larmes se firent plus nombreuses et il sentit réellement son cœur se serrer sous le poids de l'émotion. Il ouvrit la bouche pour parler, avec la voix d'un homme et non d'un monstre, mais il peina à formuler ses premiers mots.
"Aord, ça... ça marche. Ca marche pour de vrai."