Kemenes entra dans la taverne du Merlu Borgne d’un pas traînant. La journée avait été rude, elle avait dû jongler entre affaires internes et intervention sur le terrain (rien de bien sérieux, des petits contrebandiers.) et elle avait bien besoin d’un remontant. Elle avait cependant hésité à franchir le pas de la taverne car elle savait pertinemment qui l' attendait, et elle n’était pas sûre d’avoir la force requise pour gérer cette rencontre. En poussant un grand soupir, elle se fraya un chemin entre les clients du Merlu. Arrivée à hauteur du comptoir, elle se prit une tape magistrale dans le dos de la part du gérant, Mislav.

- Alors comment qu’elle va l’Amiral aujourd’hui ? Demanda-t-il en servant une énorme chope de bière à la table voisine.

-Si je la vois je lui demanderai ! Répondit Kemenes avec un sourire en coin. - Hum...Elle est là ?

-Ahaha, à ton avis ? La même table, je crois pas qu’elle ait passé une bonne journée, elle est en est à sa cinquième pinte. Mislav prit un air faussement désolé et éclata d’un rire tonitruant - Y’a pas à tortiller, depuis que vous venez dans mon établissement, je ne m'ennuie jamais !

-Ose me dire qu’avec une bicoque pareille tu t’ennuyais avant.

En guise de réponse, le gérant lui asséna une autre tape dans le dos et s’en alla. Il n’avait pas besoin de demander à Kemenes ce qu’elle souhaitait boire, il le savait. Un peu plus détendue, la garde se dirigea vers le fond de la taverne. Au fur et à mesure qu’elle avançait, des réguliers la saluaient chaleureusement. Elle avait pris ses habitudes ici, depuis son affectation au Grand-Port. Elle appréciait l’ambiance simple et conviviale, et surtout ce n’était pas un repaire à gardes. Kemenes appréciait ses collègues, là n’était pas le problème. Mais elle était contente d’avoir trouvé un endroit neutre où elle pouvait être elle-même. Bon, ça n'incluait pas l'énergumène qu'elle allait retrouver.
Arrivant à hauteur d’une petite table en bois sculptée, elle entendit une voix forte l’alpaguer.

Kemenes ne put s’empêcher de sourire à la vue de la personne qui l’avait interpellé. Jill Loritza, sa supérieure et régente de la Navale, était avachie contre un mur, une bière à la main et les jambes croisées sur la table. Au vu de son visage rosit et de son regard brillant, il était clair qu’elle était déjà un tantinet ivre.

La brunette s’esclaffa et avala une bonne lampée de bière. La lumière tamisée de la taverne mettait en valeur ses bras musclés, des tatouages semblaient danser sur sa peau à la lueur vacillante des bougies. Kemenes sentit son cœur se serrer légèrement et secoua vivement la tête.

Kemenes cogna son verre contre celui vidé de sa supérieure et bu avec plaisir.. Le gin vint d’abord tapisser son palais, la genièvre rafraîchissante, vint désaltérer sa soif. Puis la vodka pour la puissance et la douceur de la patate qui réchauffa sa gorge . Et la partie préférée de Kemenes : la finale avec cette légère sucrosité et délicieusement acidulée de l’agluti. L’amiral poussa un soupir de satisfaction.

L’employée n’eut même pas le temps de déposer la pinte que Jill l’avait déjà en main, prête à la déguster. Cette fois, les deux collègues trinquèrent avec leur deux verres bien remplis et se racontèrent mutuellement leur journée, comme à leur habitude. En buvant plusieurs gorgées de sa boisson, Kemenes eut l’étrange sensation d’être observée. Elle parcourut l’assemblée du regard, sans rien remarquer d’anormal, ni de présence hostile. Elle pensa vite à autre chose quand Jill essaya de lui prendre son verre des mains “pour re-goûter” disait-elle.

***

Il était déjà bien tard, mais le Merlu ne désemplissait pas. Les esprits étaient échauffés par l’alcool, on parlait plus fort, on riait à gorge déployée et on menaçait d’aller se battre dehors aussi. Jill était ivre, et entonnait des chants marins avec Mislav qui s’était joint à elles.
Kemenes les regardait, un sourire aux lèvres, le regard embué par l’alcool. Moins atteinte que sa comparse, elle était néanmoins prise dans les douces vapeurs du gin et hésitait même à reprendre un énième verre. Jill l’avait devancé et s’était fait servir un des meilleurs hydromels de la maison, mais n’y avait pas encore touché. Alors qu’elle s’apprêtait à le faire, un garde apparut de nulle part devant leur table. Kemenes le reconnut, c’était un ses subordonnés. A sa vue, Mislav se retira, il passait volontiers du bon temps avec deux amies, mais les histoires de la garde il s’en passait bien.
Après l’avoir salué elle et Loritza, il annonça à Jill qu’elle était demandé d’urgence au quartier général. Jill, qui avait la faculté incroyable de désaouler à une vitesse folle, reprit bien vite ses esprit.

-Bon, je suppose que la fête est finie pour moi ce soir…A plus Biezdán. Mets-ça sur ma note Mislav. Non, non Amiral. Tu restes ici. Dit-elle en voyant Kemenes prête à la suivre.

Et, légèrement titubante, elle suivit le garde venu la chercher.

Kemenes poussa un gros soupir et regarda le banc vide et le bock d’hydromel intouché devant elle.

La garde ne savait trop quoi faire. Elle observait l’hydromel fixement en pensant à celle qui venait de partir. Ou plutôt, elle essayait de ne pas y penser, mais l’alcool exacerbait ses émotions, et elle sentait une mélancolie monter en elle. Il était peut-être l’heure de rentrer. “Profite”.
Kemenes poussa une nouvelle fois un long soupir. Mislav était de nouveau débordé par les commandes, les deux autres serveuses étant tout aussi occupées. Elle n’avait pas non plus le cœur à rejoindre quelques connaissances, camarades de beuveries occasionnels, sans Jill.
Elle posa son menton dans sa paume et ferma les yeux un instant. Alors qu’elle s’apprêtait à les rouvrir, elle sentit une présence derrière son dos. Elle n’eut pas le temps de se retourner, qu’un tissu qu’elle n’identifia pas de suite recouvrit totalement sa tête puis ses yeux, et elle entendit une voix enjôleuse lui proposer de passer la soirée avec elle.
L’inconnue, car c’était à n’en point douter une femme qui venait de l’aveugler avec ce qui devait être un bonnet, s'empara du bock d’hydromel et en avala une partie son contenu. Elle se présenta comme une certaine Sammael

Kemenes serra la mâchoire. La nommée Sammael ne devait pas l’avoir vu de près pour s’aventurer à l’appeler “ma belle”. On ne l’avait jamais appelé ainsi, et l’amiral se doutait bien de pourquoi. Elle savait qu’elle n’était pas laide. Mais belle ? Elle retint un ricanement. Elle leva doucement la main pour enlever le bonnet enfoncé sur sa tête et hésita quelques secondes. Si elle l’enlevait, quel genre d’expression ferait Sammael ? "Et si je lui souriais de toutes mes dents pour l’envoyer sur les roses ? Ça devrait le faire non ?” Elle fit glisser le tissu le long de son visage, une effluve de parfum vint lui chatouiller les narines, un mélange de roses, de cerise noire et de lilas. Elle leva les yeux vers son interlocutrice. Une chevelure rose, des yeux clairs, un beau sourire. La jeune femme qui était devant elle était pleine de charme. Elle ne lui était d’ailleurs pas totalement inconnue, il lui semblait l’avoir aperçue dans les dortoirs à quelques reprises, mais toujours de loin.  A sa vue, Kemenes abandonna l'idée de lui montrer ses crocs, se concentrant plutôt sur la proposition de la jeune femme.

-Va pour la soirée ensemble, mais tu peux lâcher les flatteries inutiles, tu as déjà de quoi boire de toute façon. Dit-elle d’une voix neutre.

Elle se laissa aller en arrière, croisant ses jambes, les laissant les dépasser dans le passage. L’amiral n’était plus qu’en débardeur à col roulé, l’alcool lui ayant réchauffé le corps.  Elle avait gardé ses gants en cuir, et dans une main tenait toujours le bonnet de Sammael. Le parfum, entêtant, flottait toujours autour d’elle. Sans rien laisser transparaître, Kemenes chercha les autres senteurs subtiles de ce délicieux parfum. Du patchouli ? Un peu de violette peut-être. Elle fit tourner le bonnet sur son index. Sammael la regardait avec un doux sourire, semblant s'accommoder de son apparence.
Bien sûr, Kemenes n'avait pas un physique si particulier que ça, mais elle avait quand même dû essuyer regards et remarques insistants, gênés ou effrayés au long de sa vie, donc elle ne pouvait s'empêcher d'appréhender la réaction d'une nouvelle personne cherchant à prendre contact avec elle. Ce qui la rassurait, c'est qu'au moins, Sammael était garde.

- C’est assez rare de voir des gardes ici. Qu’est ce qui t'amène au Merlu ?

Kemenes fit un signe de main bien particulier à Mislav, qui lui répondit avec le même signe et on pouvait voir le patron de la taverne sortir presque aussitôt une bouteille de liqueur d’agluti. Si elle devait passer la soirée avec cette belle personne, autant sortir le meilleur du meilleur. Enfin, presque.

Mislav arriva avec la boisson de Kemenes, il la déposa en faisant un petit clin d'œil à la garde, jetant un regard équivoque à Sammael. L’amiral soupira. Il devait se faire de fausses idées. Elle hésita un moment si elle devait trinquer ou non avec la jeune femme. La garde avait commandé de quoi manger et boire. Kemenes posa silencieusement son bonnet sur la table, et se mit à boire, se disant qu’elles trinqueraient quand elles auraient fait plus ample connaissance. Elle se demanda si cela allait être réellement possible, car elles avaient l’air d'avoir des tempéraments diamétralement opposés. Après, Jill et elle n’étaient pour ainsi dire pas exactement siamoises de caractère, alors peut être qu’avec Sammael elle pouvait bien s’entendre aussi. Déjà, elle ne semblait pas plus que ça être dérangée par son apparence, ce qui était rassurant. Cependant, l'amiral n'était encore totalement à l'aise et essayait de comprendre ce qui avait bien pu pousser cette si jolie personne à venir lui parler.  En un sens, Kemenes l'admirait pour son affabilité. Pour ce qui était d'aller parler à des personnes inconnues hors du travail, qui n’était ni collègues ni supérieurs, l'amiral manquait cruellement d'aisance. Elle ne savait pas trop quoi lui raconter, à cette femme aux cheveux roses, à part des histoires de Navale. Elle se doutait que si elle venait ici, c’est que comme elle, elle voulait faire une pause de la Garde. Alors qu’une kyrielle de questions fusaient dans son cerveau pour savoir comment engager la conversation de la meilleure façon, Sammael lui demanda ce qu’elle faisait avec Loritza et si elle était du Bastion. “Oh donc on peut parler boulot. Merci Lucy, merci.”

- Oui, c’est ma supérieure directe. Je suis Amiral à la Navale depuis cette année, ça fait de moi son bras droit en quelque sorte. On est très souvent amenées à travailler ensemble. Kemenes ne put s’empêcher d'esquisser un sourire. Pour ma part j’ai souvenir de t’avoir vu, mais de loin. Il me semble que tu es une valkyrie, si je ne me trompe pas ? La garde entre coupa sa phrase d’une gorgée d’Explorateur. - Donc tu viens ici pour tes rendez-vous galants ? Original, pour le côté romantique on repassera mais au moins y’à de l’animation.

C’était bien peu dire. Le Merlu Borgne était une cohorte de joyeux lurons, badeaux, bardes, marins, ivrognes tous venus passer passer du bon temps et festoyer comme il se doit. Ce n’était pas pour rien si le lieu était bondé tous les soirs : la cuisine y était locale et faite maison, et Mislav était connu pour être un amateur de fins spiritueux. Kemenes et lui avaient passé de longues soirées à partager leurs notes de dégustation, même si celles de la jeune femme étaient encore bien minces comparées à celle  du tavernier. C’est lui qui lui avait fait découvrir la liqueur d’agluti, et d’autres petites curiosités comme celle-ci.

- Tu as commandé un plateau apéritif ? Sans préciser lequel ? Ah, Varvara va s’en donné à coeur joie alors. C’est la cuistot, et la raison pour laquelle tu vas extrêmement bien manger ce soir.

Kemenes émit un petit rire joyeux à l’idée de la cuisine pittoresque du Merlu. Elle sourit en direction de Sammael, qui la regardait toujours. La garde posa sa tête dans sa main et fit tournoyer légèrement son verre pour laisser respirer son alcool. Une odeur fleurie légèrement acidulée émana alors du verre et vint chatouiller délicieusement les narines de l’amiral. Elle repensa à la question de la valkyrie sur ses gants et se demanda s' il ne valait mieux pas inventer une excuse totalement bidon. Elle se voyait mal avouer à une personne qu’elle connaissait à peine lui dire que c’était parce qu'un jour sa major lui avait  dit qu’elle la trouvait classe avec son débardeur et ses gants, que depuis elle les gardait stupidement dès qu’elle était en sa présence. “Pathétique”. Kemenes chassa une nouvelle vague de pensées parasites estampillées au nom de Jill et d’un geste étonnement gracieux, retira ses gants.

- J’ai oublié de les enlever, voilà tout. Dit-elle d’une voix douce. Elle posa ses gants sur le table, près du bonnet de la valkyrie. - Bon, alors qu'est ce qu'il avait ou n'avait pas ce pauvre garçon, pour que tu te retrouves à passer la soirée avec une parfaite inconnue ?

De manière très spontanée, l’amiral éclata de rire. Si elle avait ramené des gens à sa table ? Avec Loritza en copine de beuverie ? Elle fit un  signe de son index à la jeune femme aux cheveux roses qui devait dire “Attends, je vais te montrer un truc”. Elle monta sur le banc et se mit à chanter haut et fort, son verre à la main :

- C’EST PAS L’HOMME QUI PREND LA MER…Et presqu’aussitôt, plus de la moitié de la taverne hurla en réponse :

- C’EST LA MER QUI PREND L’AMIRAAAAAAAL !

Ce fut un peu faux, au vu du taux d’alcoolémie général de la salle, ce n'était pas vraiment étonnant. Mais cela fit bien rire l’assemblée, et la chanson originale fut continuée en fond sonore. Certains musiciens, ivres mais téméraires s'essayèrent même à accompagner le chant, surprenamment avec succès. Kemenes se rasseya, goguenarde.

- Au départ, ça me gênait tellement quand ils chantaient ça. Jill a vraiment du temps à perdre. Mais maintenant, ça me fait rire. En tout cas, ça répond à ta question ? Dire que je suis habituée ici serait un euphémisme, je pourrais limite réclamer des parts de ce business.

- Si t’es prête à faire la plonge, pourquoi pas ? Mislav passa près de la table où se trouvaient Sammael et Kemenes.

- Je ne compte plus les fins de service où j’ai donné un coup de main pour laver ta vaisselle !

- Et où t’as fêlé mes plus belles assiettes avec tes écailles de thon !

- On peut pas tout avoir, et c’est pas du thon, c’est de la truite de première fraîcheur.

Mislav éclata d’un rire bruyant et fit un clin d'œil à Sammael. Kemenes se demandait quand est-ce qu’il allait lui servir un verre gratuit, c’était typiquement le genre de donzelle pour qui il avait un faible. Heureusement que Varvara n’était pas jalouse. Kemenes reprit une rasade d’alcool. Elle se rendit compte qu’elle avait réussi à blaguer sur ses écailles devant une inconnue, même garde. “Je dois être fin saoule.” se dit-elle en finissant son verre.

- Et donc ce n’était pas ton genre physiquement ? Mh. Okay. En même temps vous, les gens beaux, vous pouvez vous permettre de choisir. Après c’est sûr qu'amener une dame comme toi au Merlu pour un premier rendez-vous c’est peut-être pas la meilleure idée. Non pas que je m’y connaisse en rendez-vous galant, mais c’est pas le genre d’endroit qui me viendrait en tête en première option. La garde posa son menton dans sa main pensive. Peut-être qu’il s’est dit que la cuisine te plairait ? Ou l’ambiance ? Ou alors, il savait bien qu'il n'avait aucune chance car il était physiquement et mentalement inférieur à toi et voulait ne serait-ce qu’avoir eu l’illusion  d’un rendez-vous avec Sammael, Reine Rose des Valkyries.

Kemenes avait parlé sans malice ni méchanceté. Elle s’interrogeait réellement sur l’échec de ce jeune homme, et compatissait presque avec lui. Des fois, il faut savoir rester à sa place, surtout quand la personne est mille fois mieux que nous. Un léger sourire amer flottait sur les lèvres de la garde. Elle ne savait peut-être pas grand-chose sur les rendez-vous amoureux et autres parades nuptiales, mais elle connaissait deux ou trois petites choses les déceptions liées au sujet. Elle recommanda à boire, rien de bien original cette fois, une vodka, avec pour la blague, de la truite fumée.

- Le galant du jour hein ?. S'interrogea-t-elle toujours pensive.

-Il doit être en train de pleurer dans les latrines ouais. Mislav posa l’assiette de Kemenes devant elle, suivie de sa vodka.

La garde avait vu juste, il posa devant Sammael un verre à cocktail, contenant une boisson rosée pétillante. Kemenes reconnut de suite la jolie couleur de l’agluti, Mislav avait dû innové en mélangeant la liqueur à un vin blanc pétillant ou alors…

- Cadeau de la maison, Mademoiselle.

- Du champagne de vigne à bulles ? On ne se refuse rien à ce que je vois.

- Vigne à bulles sauvage. Corrigea Mislav.

- Oh bha super. Et les bons copains alors ?

- Aye, aye capitaine. Arrête de râler, tu vas faire fuire ta délicieuse compagnie. Le tenancier lui tendit une toute petite flûte de champagne.

- On voit les préférences.

- Je vais vite te la reprendre si tu continues de chouiner.

Kemenes leva les yeux au ciel. Il s’était bien gardé de lui dire qu’il avait du champagne de vigne à bulles sauvage, cet escroc. La plante commune était certes très appréciable, mais la garde avait toujours voulu goûter à la sauvage, réputée pour être plus fine et élégante au palais, avec une acidité moins prononcée. L’amiral crut déceler un sourire amusé sur le visage de la valkyrie. Au moins, elle ne semblait pas s’ennuyer. C’était déjà ça, car Kemenes se reposait un peu trop sur ses acquis sociaux. À savoir : Jill, Mislav et son colocataire Leffe. C’était à peu près là l'étendue de son cercle social, qui n’était pas strictement professionnel. Si on ne comptait pas la famille bien entendu, dans ces cas là, la jeune femme était la personne la plus accomplie qu’il soit.
Kemenes porta le verre à son nez. Elle pouvait sentir une odeur douceâtre de fleurs blanches, un léger fruité et bien sûr l’agluti. Avec délicatesse, elle porta la flûte à ses lèvres et prit une petite gorgée, qu’elle n’avala pas de suite. Le champagne tapissa son palais, laissant d’abord pétiller les bulles contre les parois de sa bouche, pour révéler enfin les arômes de la vigne sauvage. Elle avala enfin, laissant l’acidulé de l’agluti venir en finale, titiller la langue et lui donnant instantanément envie de reprendre une gorgée. Mislav parut satisfait du rituel de dégustation de l’amiral, il lui tapota affectueusement l’épaule. Il se tourna vers Sammael, l'air fier de lui.

- Et vous Mademoiselle, qu’est-ce que vous en pensez ?

Kemenes resta bouche bée. Sammael avait l’air manifestement énervée et elle n’avait aucune idée du pourquoi du comment. Une boule de stress se forma dans son ventre, une vague d'anxiété la gagna, amplifiée par l’alcool. Et, avant de pouvoir contrôler quoique ce soit, de grosses larmes se mirent à perler le long de ses joues. Se rendant compte qu’elle pleurait à chaudes larmes, la jeune femme renifla bruyamment et s’essuya avec une serviette, posée à côté de son verre.

- Mais, pourquoi tu t’énerves ? J’ai jamais dit que t’étais chiante, encore moins hautaine. Juste t’avais l’air de dire que t’aimais bien les endroits romantiques, j’me suis dit que le Merlu c’était pas l’idéal pour les rencards c’est pour ça… Du coup…Après j’en sais rien, tu sais moi j’ai jamais eu de rendez-vous parce que je suis moche donc c’est pour ça, j’admirais juste ton aisance, je voulais pas, enfin je sais pas, je voulais pas t’insulter ni ton collègue. Je me posais juste des questions. Kemenes hoquetait comme une enfant qu’on avait grondé.

Mislav se massa la nuque, embarrassé. Il préféra partir discrètement, sans doute pour aller chercher à la garde un peu d’eau. L’amiral avait maintenant le visage tout rouge, ce qui contrastait grandement avec ses oreilles et lèvres bleutées. Elle se moucha une fois et reprit:

- Je pense pas faire une fixette sur le physique, enfin je pense pas, enfin je crois pas. Je pensais te faire un compliment, mais vu que je suis une brêle ben apparemment j’ai encore dit n’importe quoi. C’est pour ça que j’évite de parler aux gens en dehors du travail, je me retrouve toujours avec des personnes qui sont énervées ou qui sont mal à l’aise, et je sais même pas pourquoi. Kemenes reprit son souffle et fixa son verre. Elle était maintenant très triste, trop triste et surtout très alcoolisée.

- Heureusement que la boisson te plait. Dit-elle avec un pauvre sourire.

Mislav arriva et posa un grand verre d’eau devant la garde. Il prit le verre de la jeune femme, qu’elle n’avait pas fini. Kemenes ne s’en rendit même pas compte. Il lui massa affectueusement l’épaule avant de retourner à son bar, non sans jeter de temps en temps quelques coups d'œil vers elles. L’Amiral but une grande gorgée d’eau fraîche, évitant soigneusement le regard de Sammael. Elle se sentait démunie, ne sachant plus trop si elle devait rester ou s’en aller. Elle devait avoir l’air ridicule à chouiner comme un marmot, mais elle n’arrivait pas à s’arrêter. La réaction de la valkyrie à la chevelure rose n’avait rien de nouveau, elle était même plutôt classique. Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait, et La jeune femme en éprouvait une frustration plus vive encore que la tristesse qui lui tordait les boyaux, outre l’alcool qui réchauffait ses entrailles. Elle n’arrivait pas à s’exprimer correctement, sans paraître insultante ou arrogante ou alors débile, cela dépendait de ses interlocuteurs.

La garde s’interrogeait grandement sur l’origine de cet handicap, elle avait beau fouiller dans ses souvenirs, elle n’arrivait pas à trouver. Ou alors, elle ne voulait pas trouver ? Toujours est-il qu’à l’âge canonique de vingt-sept ans, Kemenes n’était pas un exemple de réussite sociale. Professionnelle, oui pourquoi pas, et encore, il y avait du chemin à parcourir. Mais, elle n’avait pas d’amis à proprement parler, elle en avait eu un il y a bien longtemps, à l’époque où elle était novice à la Forteresse et au Village Perché. Elle n’avait pas su être là pour lui et leurs chemins s’étaient séparés. Cela faisait maintenant sept ans. Il y avait bien Nérée et Siloé. Est-ce qu'on pouvait dire que ses frères étaient ses amis ? Cela serait tout de même un peu triste, tout de même pour une grande fille comme elle. Mislav avait sa vie à lui, ils avaient sympathisé certes, mais de là à les qualifier d’amis ? Non, pas vraiment. Le colocataire de Kemenes pouvait rentrer dans cette case éventuellement, mais il avait ses problèmes à lui et ne pouvait pas toujours être disponible pour s’occuper de ceux de la jeune femme. Donc au final qui restait-il, pour exercer la garde à la danse effrénée des fréquentations en tout genre ?
Il restait Jill. Mais avec Jill, c’était différent. Avec elle, tout était différent. Il ne valait donc mieux pas utiliser cette relation comme exemple. Conclusion : il ne restait pas assez d’une seule personne entière pour que Kemenes puisse en faire un ami complet, en qui elle puisse faire totalement confiance et avec qui apprendre les rouages des interactions sociales.
La taverne était redevenue calme, la plupart des clients les plus bruyants étaient rentrés chez eux ou s’étaient endormi, le front contre la table. La garde se sentait penaude, et se tortillait sur sa chaise, mal à l’aise. Elle espérait que Samuel n’allait pas raconter à tout le monde comment elle avait réagi, même si au final peu de gens allait la croire au vu de l’image qu’elle s’était créée au sein de la Navale, et au pire du pire, elle n’aura qu’à tout remettre sur le compte de l’alcool.

- Tout ça pour dire que je suis désolée, je voulais pas te vexer. Voilà. Dit-elle d’une voix cassée, en reprenant une gorgée d’eau.

Elle n’osait toujours pas regarder la valkyrie. La rose avait l’air d’avoir le sang chaud, et Kemenes cherchait soigneusement ses mots pour éviter de la contrarier une nouvelle fois.
La jeune femme était toujours un peu intimidée par les personnes qui s’énervaient rapidement et partaient au quart de tour. Si elle s’énervait à nouveau, elle n’aurait plus d’autre choix que de prendre congé. Fuir, purement et simplement. Si Jill avait été là, Sammael aurait sûrement passé une agréable soirée et Kemenes aurait montré une meilleure image d’elle. Seule, cela lui était péniblement hors de portée. L’amiral baissa la tête. Elle se demandait parfois comment elle pouvait être aussi pitoyable et réussir à être à la tête d’une flotte entière du régiment. Elle s’essuya rapidement les yeux, et remarqua que quelqu’un, certainement Mislav, avait laissé quelques mouchoirs près de son verre d’eau. Elle se moucha le plus silencieusement possible. Elle aurait voulu être aussi petite qu’une souris. Petite, elle l’était. En tout cas, elle se sentait petite. Insignifiante. Elle savait parfaitement que ce n’était pas de la faute de Sammael. Les insécurités de Kemenes profitaient de ce genre de situations pour venir la polluer et lui répéter à quel point elle était pathétique. « Je sais pas quoi dire, je sais pas quoi faire, je sais pas comment rattraper le coup...»

- Ah...Eum...T’as des frères et sœurs ?

« Lucy, achevez-moi. Achevez-moi maintenant. »

Elle s’était à peu près calmée et avait écouté Sammael avec un peu d’appréhension. Or, la Valkyrie semblait tout aussi mal à l’aise qu’elle. Quand elle expliqua à Kemenes qu’elle n’aurait pa dû se comparer à elle, et qu’elle ne la trouvait pas laide, son cœur se serra un peu. Personne n’avait jamais dit, en tout cas pas directement, à la jeune femme qu’elle était laide. C’était une insécurité irrationnelle d’une origine encore une fois inconnue. Kemenes devait admettre qu’elle avait dû projeter quelque chose sur la belle Valkyrie sans s’en rendre compte et s’était certainement montré inappropriée. Comme trop souvent. Ses larmes avaient enfin commencer à sécher, Lucy soit louée. Elle soupira et remercia Sammael, s’excusant encore une fois d’avoir, elle aussi, eu une réaction un peu extrême qui n’avait certainement rien à voir avec les propos directs de Sammael. Elle sursauta légèrement au contact de camaraderie de la garde. Elle avait posé une main sur son épaule avant de prendre congé. Elle n’avait pas l’habitude que les gens la touche de leur plein gré, sauf sa famille bien entendu. Quand elle menottait quelques malfrats, s’entraînait au combat, serrait la main de collègues, C’était toujours par nécessité que le contact était établi. En dehors de cette nécessité absolue, quand ce contact physique n’était établi que par le bon vouloir de la personne, elle avait toujours cette petite peur de la...Dégoûter ? « T’as vraiment un soucis Biezdán. »

- Yeap, je crois qu’un peu de repos serait pas de trop, la journée à été longue. Ça serait cool de se refaire ça, vraiment. Répondit Kemenes en saluant la Valkyrie. Mislav salua chaleureusement la jeune femme en lui disant de revenir quand elle le souhaitait. Il lui murmura quelque chose à l’oreille et Kemenes se demandait ce qu’il avait pu lui dire. Ce n’était certainement rien de lubrique, Mislav aimait flirter, mais était fou amoureux de sa femme et respectueux de sa clientèle qui plus est. Elle se dit qu’elle demanderait à Sammael la prochaine fois qu’elles iraient boire un verre.

Elle le pensait réellement. Une personne comme Sammael pourrait peut-être être bénéfique pour elle. La sortir un peu de sa zone de confort. Elle avait l’air  d’être une personne qui vivait au jour le jour, et qui n’avait pas peur d’être elle tout simplement. Ce que Kemenes avait cruellement besoin d’apprendre. Mais était-ce quelque chose qui s’apprenait seulement ? Ou alors était-ce inné ? Pouvait elle s’améliorer sur ce point, ou alors était-elle condamnée  à stagner telle qu’elle était actuellement ? Elle n’en savait strictement rien. Kemenes pensait sincèrement que n’importe qui pouvait s’améliorer. Mais comment ? Quand ? Avec quels outils ? Il n’y avait aucun livre sur ce sujet.  Elle irait demander conseil à ses frères, ils sauraient certainement lui répondre. Sammael était partie, non sans lui administrer un petit sourire avant de passer la porte ce qui rassura l’amiral sur la véracité de ce qu’elle lui dit plus tôt. Elle ne semblait pas plus que ça lui tenir rigueur de sa soudaine effusion de pleurs. Elle essayait d’ailleurs de ne plus trop y penser et de respirer calmement car sinon elle aurait pu mourir de honte. « Vingt-sept ans, Kem. Tes miches écaillées de vingt-sept ans ont chialé comme jaja devant une collègue que tu connais absolument pas. Bien, bravo. Ma-gis-tral. De mieux en mieux. » Kemenes resta assise devant son verre d’eau, interdite. S’essuyant une nouvelle fois le nez, elle se leva enfin et sans rien dire se dirigea vers la remise du Merlu. Mislav la suivait du regard, faisant mine de s’occuper des derniers soûlards récalcitrants à quitter la taverne.  Elle attrapa un balais fort usé et entreprit de commencer à balayer le fond de la taverne, en prenant soin d’éviter le regard du gérant. La taverne était enfin vidée. Tout était redevenu calme. Sauf la cuisine, d’où l’on pouvait entendre la voix forte de Varvara pester contre la température de l’eau. Mislav essuyait quelques tables, tout en sifflotant. Kemenes espérait qu’il n’essaye pas d’aborder le sujet du fiasco auquel il venait d’assister. Elle n’avait pas le cœur à plaisanter, et elle savait qu’il allait sûrement se moquer gentiment d’elle. Elle n’en avait pas la force. Nerveuse, elle épousseta un peu plus énergiquement le sol.

- Eh oh, vas-y tout doux sur mon plancher, Amiral ! Dit le tavernier en remarquant la garde qui lustrait peut-être un peu trop fortement les planches avec le balais rêche. Kemenes marmonna des excuses et lui tourna le dos. Mislav s’arrêta dans sa tâche et soupira gentiment. Biezdán.

- Oui ? Kemenes ne voulait pas affronter le regard de l’homme. Elle fixait le plancher abîmé par des années de beuveries, de fastes et de danses et surtout de malencontreux incidents de boissons. Elle entendit Mislav se rapprocher d’elle.

- Eh, regarde-moi. Kemenes secoua la tête négativement, c’était au dessus de ses forces. Elle avait trop honte. Bon, comme tu préfères, je veux pas que tu sois mal à l’aise. Bref. Écoutes moi bien Kem, ce qui s’est passé ce soir, ça aurait pu arriver à n’importe qui. Des disputes, des accroches, des malentendus y en à la pelle quand les gens ont un coup dans le nez d’accord ? La jeune femme serra le balais contre elle. C’est pas parce que c’est toi, tu m’entends ? Donc, oui y a eu des paroles malheureuses mais c’est pas grave, ça arrive. Elle a pas l’air de t’en vouloir, vous vous êtes excusées, point. Passe à autre chose okay ? T’as pas besoin de remettre toute ton existence en question à chaque fois qu’il se passe un truc du genre. C’est des épisodes normaux de la vie ça. C’est pas agréable mais tu deales avec et tu avances. En plus elle est okay pour te revoir. Et moi je dis pas non, parce que pfiou, quel canon. Et du caractère avec ça, tout ce que j’aime.

- QUAND VOUS AUREZ FINI DE VOUS TOURNER LES POUCES, FAUDRA PEUT-ÊTRE Y VOIR À M’AIDER SI C’EST PAS TROP DEMANDÉ. C’était Varvara. Kemenes leva enfin les yeux vers Mislav et ils éclatèrent de rire. Ça pour aimer les femmes avec du caractère...

Le cœur un peu plus léger, Kemenes se dirigea vers la cuisine pour donner un coup de main à la plonge. Ce n’était certes pas la meilleure soirée qu’elle avait passé dans sa vie, mais elle avait été néanmoins enrichissante et elle avait, surprenamment, hâte de refaire une soirée avec Sammael. Alors qu’elle s’apprêtait à récurer un plat bien sale, elle eut alors une illumination. Masao, Masao. Mais bien sûr qu’elle les connaissait ses parents !