Sur le chemin du retour, Kemenes croisait souvent des visages familiers. Certains badauds l’avaient saluée, eux aussi jouissant d’une balade tardive quotidienne. Il était déjà tard. En toute quiétude, la jeune femme se décida enfin à reprendre le chemin de la caserne. Elle appréciait le Bastion de nuit, où même si ses habitants restaient en alerte, son bâtiment lui, semblait s’apaiser des tumultes diurnes, pour laisser venir la nuit le peindre de ses couleurs sombres. C’était une de ces rares soirées paisibles. La plupart des collègues présents dormaient à poings fermés, d’autres étaient en intervention. Les lumières principales avaient été éteintes, seules des petits cristaux éclairaient en parcimonie le couloir principal, donnant une ambiance tamisée aux teintes d’habitude froides du dortoir. Kemenes déambulait silencieusement le long du couloir. La garde allait pouvoir regagner sa chambre. Elle passa se désaltérer et se rinça le visage. Une petite douche ne serait pas de trop. Elle entra à pas de loup dans sa chambre, faisant son possible pour ne pas faire trop de bruit. Son colocataire, Leffe, était calfeutré dans ses couvertures. Il avait laissé une petite bougie pour qu’elle puisse y voir clair en rentrant de sa promenade. C’était le genre de petite attention dont il pouvait faire preuve qu’elle appréciait. Il avait l’air calme. Pour le moment. Kemenes prit ses affaires de toilette et alla en direction des douches. Il y a quelqu’un qui prenait aussi sa douche, certainement un retour d’intervention. Kemenes alla dans la douche la plus éloignée de celle occupée. Ce n’est qu’en faisant couler l’eau chaude qu’elle se rendit compte qu’elle avait froid, elle avait un peu traîné ce soir et il faisait particulièrement froid en cette période. Elle se délecta de cette sensation revigorante que peut apporter une douche bien chaude, mais une sensation de picotement qui lui était plus que familière vint entraver son moment de bien-être. “Contrôle toi Kem, tu maîtrises. Contrôle, contrôle." Se mit à se répéter en boucle l’amiral en voyant ses jambes commencer à se recouvrir peu à peu d’écailles. Le picotement se fit plus insistant, pour se transformer en démangeaison, des impatiences se firent ressentir dans ses bras et le long de son dos. Respirant profondément, la garde se lava en deux trois temps mouvements et stoppa brusquement l’eau. Elle frappa son poing contre la paroi de la douche pour essayer d’endiguer son envie insupportable de se transformer.
- Tout va bien là dedans ? C’était la garde qui prenait sa douche avant Kemenes.
- Oui. Tout baigne. Ah. T’as compris ? Tout baigne, bain, douche.
Kemenes avait répondu d’une voix ne trahissant aucune émotion particulière. La garde ne répondit pas, se disant que ça ne valait certainement pas la peine de répondre à une blague aussi pourrie. Enfin, si on pouvait réellement appeler ça une blague. Elle l'entendit tourner les talons et reprendre ses affaires. "Pars, pars pars, pars..."
Serrant les poings, elle attendit que la garde s’en aille pour sortir de la cabine. Elle se sécha frénétiquement, au point de se retourner quelques écailles, ce qui lui arracha une grimace de douleur. Ce n’était pourtant pas utile de frotter aussi brutalement,elle savait pertinemment que ses écailles ne partiraient pas de suite. Kemenes poussa un soupir affligé et s’asseya sur le carrelage, regardant ses jambes. Elle n’arrivait pas à comprendre d’où lui venait ce problème. Rien ne clochait chez elle, elle était en parfaite santé et son pouvoir était efficient. Alors pourquoi ? Soupirant une nouvelle fois, elle attrapa ses affaires et sa serviette restées au sol et se dirigea vers sa chambre.
Alors qu’elle allait ouvrir la porte avec les mêmes précautions qu’auparavant, un hurlement survint de la pièce. Kemenes resta d’abord sans bouger, puis au second hurlement, jeta un regard du côté de la chambre voisine. Une silhouette apparut dans l’encadrure de la porte.
- Il a hurlé pendant que t’étais sous la douche. Mais j’avais la flemme de venir te chercher, on rentre d’inter, on est crevé.
- Je m’en occupe.
- T’inquiètes, bon courage.
Kemenes lui fit un petit signe de la main et entra doucement dans la chambre.
Leffe était à présent en position assise. Avec seulement la lumière de la bougie, la jeune femme ne pouvait pas déceler l’expression sur son visage, mais elle devinait qu’il ne devait pas être totalement réveillé car il baragouinait des paroles à peine compréhensibles. La garde posa précautionneusement ses affaires sur son lit. Et, d’une voix affectueuse, s’adressa à son collègue :
- Leffe, c’est un cauchemar. Réveille-toi p’tit barbu.