L'innocence dégrise au sortir du dégel
[PV : Ivara Streÿk]
- Suite directe de La fin d'Inaros -
Comment définir l’envergure d’une lettre ? La portée de quelques mots, une trace d’encre abandonnée sur le papier, tracée innocemment dans le vélin ? Fallait-il être civilisé, cultivé ou lettré pour en traduire le propos, en saisir l’entièreté du sens ? Rien n’était moins certain. Un œil avisé, aussi rustre soit-il, pouvait deviner l’appréhension dans les circonvolutions de cet alphabet arrangé, ce gouffre qui s’était ouvert droit sous les pieds d’une sculptrice étranglée par de bien lourds souvenirs… Et c’est cette main, tremblante, qui avait immédiatement saisi les prunelles de l’interlocutrice surprise par ce courrier, praticienne dont les lèvres s’étaient entrouvertes sur une stupéfaction muette. Ou plutôt un cri silencieux, air happé au loin tandis que son regard dévidait le papier de son sens, galopant entre les courbes calligraphiques comme s’il lui était donné de pouvoir remonter le temps jusqu’à la rédaction de cette nouvelle.
… Était-ce même une bonne nouvelle ? Elle sentait l’émoi chez sa correspondante. Elle qui avait d’ordinaire le poignet léger et la plume adroite paraissait se heurter aux confins de cette maigre lettre, son verbe prolixe transformé malgré lui en une poignée de mots difficilement accouchés. Nikolaos n’était plus. Sa part consciente avait finalement délaissé le corps d’Ivara sans prévenir ni signes avant-coureurs, tel un beau matin d’éclatant soleil après l’orage. Sans signe avant-coureurs… ? Non, Luz, ma chère, ma naïve aveugle, la visite rendue à sa sœur longtemps perdue le soir du passage à l’an 1002 n’avait pas été anodine, pas plus que l’état dramatique dans lequel il paraissait alors plongé. C’était précisément pour cette tension cristalline que Luz s’était effacée, acceptant de mettre de côté ses griefs par amour pour sa tendre Zahria.
Zahria ! A nouveau, la rouge féline se prit la tête entre les mains, plongée dans un marasme insondable de pensées contraires. Zahria que cette nouvelle ne manquerait pas de trouver à la manière d’un uppercut envoyé contre son point faible. Elle qui perdait encore un frère, un ami, un confident, et ce sans avoir eu même le temps de lutter ou de battre des pieds pour s’épargner la noyade. Voilà qu’il avait heurté les pavés du sol en toute violence, sa réalité dissoute instantanément, son avenir définitivement sacrifié. Il était assurément plus aisé de lui en vouloir lorsqu’il était en vie et de prétendre s’irriter de son étrange relation bicéphale avec Ivara lorsqu’il pouvait répliquer.
Ivara. Elle s’était battue, tant battue pour sa propre liberté ! Ces fers bouillants qu’on lui avait passés aux poignets, elle qui n’était qu’une entière victime de la situation, dommage collatéral maintes fois oublié. Ce départ engendrait-il la délivrance escomptée ? Quel goût lui laissait en bouche ce vertige effroyable que l’on pressentait à l’aune d’une hauteur, un abime insondable à une poignée de mètres de son souffle glacé, tétanisée par l’étendue des possibles… ? Luz réalisa qu’elle s’était levée d’un bond animal lorsqu’Irokoy protesta d’un pépiement outré, gracieusement perché sur son épaule. Khoni s’était figée sous son bureau, comme foudroyée par les émotions qui inondaient sa maitresse et qu’elle ne savait interpréter au regard des clés de compréhension qu’un dohlio possédait. Elle avait froissé la lettre entre ses mains, ramassée en un accordéon plissé dans son poing fermé.
La comptable affairée releva la tête mais ne dit mot. Elle s’était contentée d’un haussement de sourcil explicite, agrémenté une seconde plus tard d’un hochement de tête affirmatif. Luz n’était de toute façon déjà plus dans le bureau, arrachant pratiquement sa blouse de travail pour enfiler les manches de son manteau, oubliant ce faisant son écharpe sur sa chaise. Les deux familiers de compagnie l’observèrent courir en contre-bas du plus haut étage de l’aile administrative, visiblement circonspects, ignorant les élancements qui saisissaient peu à peu la poitrine de leur maitresse.
Ivara était libre. Libre. Libre. Et Zahria allait s’en trouver blessée. Blessée. Elle courrait, sa respiration arrachée à ses lèvres en spirales gelées, ignorant les délicates couches de neige qui persistaient dans les rues de la Capitale, embarrassée par les longues mèches flammes qui s’enroulaient autour de sa nuque et de ses épaules. Et sur sa bouche, prenait racine l’aube d’une émotion impérieuse, la montée en puissance d’un formidable raz-de-marée. Elle était heureuse. Fauchée d’une joie folle, coupable, horrifiante. Oh, elle ne haïssait pas particulièrement Nikolaos, mais elle percevait les balbutiements de quelque chose de nouveau, un changement drastique dans l’existence de la sculptrice. Elle qui œuvrait bien trop souvent à arracher le reste d’une épine pour mieux faire cesser l’agonie et permettre à la guérison de se produire, acceptait mieux que quiconque la décision mortelle de Nikolaos. Hormis que Zahria en souffrirait. Hormis qu’une autre personne encore en souffrirait… Lui. Warren. Son squale aux écailles bardées d’épines et au cœur empalé.
Cela, cependant, ne pouvait être su d’elle en cet instant.
Elle manqua déraper sur les pavés, se rattrapa de justesse d’un demi juron, débouchant brutalement dans la rue qui accueillait la jolie devanture de l’atelier Streÿk. Elle s’était alors jetée sur la porte, tambourinant le battant – fort heureusement la lettre lui était parvenue un jour de fermeture et seul le voisinage eu l’heur de lui jeter une poignée de regards suspicieux. Que venait faire ici une donzelle échevelée et à moitié habillée pour les températures, les vêtements en vrac et le visage appesanti d’une émotion pressante… ? Oh, Ivara n’était probablement pas au bout de ses surprises.
Car soudain, la dorée fut là. Resplendissante sur le palier de la porte, sa moue prise de court, ses grands yeux aux couleurs changeantes. Un océan bleuté dans un zeste d’or pailleté. Sans réfléchir, sans barrière ni frontière, Luz franchit l’espace qui les séparait, engloutissant la sculptrice dans l’envergure de ses bras aimants, toute entière adonnée à sa présence, ouverte à ses victoires comme à ses souffrances. Et sa voix, hachée de sa course et des sentiments qui l’étreignaient, fut un murmure chaud et éblouissant, l’inondation d’une eau délivrée de tout barrage :
Libérée.
Libérée du mercenaire.
Libérée du bourreau.
Libérée d’Inaros.
Elle n'en revenait toujours pas. Elle avait l’impression de sortir d’un rêve - ou d’en avoir rejoint un autre. Un onirisme où les couleurs étaient plus vives et les sons plus mélodieux. Il ne s’était même pas écoulé quarante-huit heures depuis son départ mais, déjà, elle avait l’impression d’avoir vécu mille ans. Le temps était si long, maintenant qu’il n’était plus divisé en deux. Elle vivait comme elle l’avait toujours fait avant qu’il ne la prenne en otage dans son propre corps.
Pour faire de l’ordre dans ses affaires, elle avait décidé de fermer son commerce pour la semaine et de verser la solde correspondant à cette fermeture à la brave Nessa, qui avait aussi été informée de ce revirement de situation. Ivara n’avait pas cherché à en savoir davantage sur celui qui lui avait tout pris. Qu’il soit mort ou errant sous la forme d’un spectre ne l’intéressait plus. Elle se savait vivante et avec mille et une choses à accomplir avant d’accepter de devenir vieille et incontinente.
Il y avait encore un détail. Un détail qui avait son importance et qui était l’une des raisons pour lesquelles elle avait demandé à son amie de faire le déplacement. Il lui avait été impossible d’en écrire plus - cela aurait été une catastrophe si la missive avait été interceptée - et, même si elle regrettait de devoir la tenir en haleine aussi longtemps, la blonde savait qu’elle avait pris la bonne décision.
L’invitant à rentrer après s’être détachée d’elle, non sans avoir collé ses lèvres contre sa joue en lui soufflant un : « Merci d’être venue. » et referma la porte en verre avec un agréable cling. Elle sentait que tout son corps avait rosi d’être la cible d’autant d’attention et de prévenance et, d’un signe de tête, elle indiqua à Luz de la suivre jusqu’au comptoir pour qu’elle puisse y prendre place toutes les deux. C’était là qu’avait débuté leur première conversation. Cela lui semblait s’être déroulé durant une autre vie. Là-haut, Néa, son shupon, dormait à poings fermés avec les autres compagnons qu’elle s’était fait en cours de route. C’était une véritable petite ménagerie qu’elle commençait à avoir et, désormais, l’idée d’avoir un chez elle plus spacieux commençait à sérieusement trotter dans son esprit. Elle se sentait affranchie de tant de choses qu’en faire la liste serait sans doute trop laborieux. Elle osait désormais imaginer, se projeter, concevoir un futur sur lequel elle avait longtemps fait une croix dessus.
- Je ne sais pas par où commencer, Luz… Mais je… Il n’est plus là ! J’ai encore du mal à y croire… commença-t-elle à expliquer.
Sa paume se plaqua contre son front et ses lèvres s’entrouvrirent. Elle chercha ses mots, durant de longues secondes, sous l'œil attentif de la praticienne. Elle se souvenait d’une de leur dernière conversation profonde, où elle avait fondu en larmes en lui racontant tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle essuya rapidement une autre larme qui s’était frayée un chemin sur le sillon humide déjà tracées par ses prédécesseurs.
- Si je peux te rassurer, ce sont des larmes de joie ! Je n’ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie. Même si je ne suis sûre qu’à quatre-vingt-dix-neuf pourcent qu’il ne reviendra pas.
Et maintenant, comment lui expliquer ? Comment détailler ce qu’il s’était passé quand elle-même ne savait pas vraiment ce qu’il s’était passé ?
- Nous avons trouvé un moyen de séparer son âme de mon corps. Nous avons dû nous tourner vers… Vers le même type de magie, d’enchantement, de don divin ou que sais-je qu’il a utilisé pour se loger juste ici. Elle tapota sa caboche, se retenant de cracher encore plus son venin en utilisant le pronom il pour désigner l’homme responsable de tout ceci. C’était une sorte d’artefact magique, très ancien de ce que j’ai compris que nous… Qu’ils… As-tu déjà entendu parler des chasseurs de trésors ? On les appelle les Célonautes et ils appartiennent à un Ordre qui se charge de retrouver la trace d’objets magiques anciens et, probablement, assez puissants… Il… J’en fais partie, et je pense bien que c’est l’une des premières choses que je voulais t’avouer.
Oh, comme elle regrettait en cet instant de ne pas pouvoir en dire plus. Elle n’était pas simplement célonaute, elle était plus que ça. Elle était (re)devenue Sirius. Mais ça, elle savait qu’elle ne pouvait pas le révéler. Pas maintenant. Peut-être un jour. Peut-être jamais. Dans tous les cas, si elle avait décidé d’être au moins aussi franche sur ce point, c’est parce qu’elle savait, de par sa position, que Luz était aussi membre de cet ordre.
- Nous avons pu récupérer l’artefact, les plus hauts placés semblaient assez intrigués par notre cas, suffisamment pour nous permettre de mobiliser quelques ressources supplémentaires pour qu’on puisse repérer un quelque chose capable de… Nous sortir de là, dirais-je. Enfin, le sortir de là. On a pu récupérer l’artefact et l’utiliser et là. Et là. Depuis je. Je revis. Je n’arriverai probablement jamais à décrire les sensations que j’éprouve lorsque je fais le moindre geste anodin. Je n’arrête pas de me regarder dans le miroir. Je m’examine sous toutes les coutures et je n’arrête pas de palper mon visage, en mode… Ptêtre qu’un bout de lui pourrait être resté coincé quelque part ? Tu vois ce que je veux dire ? Je… J’ai aussi dû prendre une dizaine de bains.
Elle reprit sa respiration, avant de continuer.
- Encore merci d’être venue aussi vite ! Je sais que ses sœurs ont aussi reçu une lettre, tu… Tu as pu voir Zahria depuis… ? Je sais qu’elle était très attachée à lui… C’est probablement l’une des seules choses qui m’attristent le plus dans cette histoire…
Et maintenant, comment avouer le reste ? Comment lui dire qu’elle était aussi devenue le mercenaire ? Comment lui dire qu’elle était elle-même sans tout à fait être elle-même ? Elle décida de laisser le temps à son amie de digérer toutes les informations qu’elle lui avait transmises. Il y avait encore tant à dire, Luz avait encore tant à écouter mais peut-être que, déjà, les questions allaient davantage affluer. Elle-même n’avait pas réussi à répondre correctement à tout ce qu’elle lui avait demandé.
Il devenait ardu de conserver la moindre pensée cohérente. Cela tombait bien, Luz était particulièrement douée pour s’imprégner des situations présentes, catalyseur de ces émotions vibrantes qui inondaient désormais l’atelier. Elle posait par instant la paume chaude de sa main sur le bras de la sculptrice pour mieux en éprouver le contact physique, la réalité tangible et sécuritaire. Ivara était entière. Rayonnante. Peut-être les rebords d’un épuisement en dents de scie à l’envolée des cils, et un éblouissement passager dont la redescente risquait de se révéler périlleuse. Allait-elle longtemps ignorer le sort de l’âme qui avait si longuement partagé son corps ? Qui haïr au fil des ans pour ces jours perdus, ces mois d’oubli aux heures jetées par la fenêtre, cette existence qui ne lui serait jamais rendue ? Elle était jeune et superbe, et une partie de cette jeunesse lui avait ainsi été violemment arrachée. Luz ignorait la majorité de sa vie privée, mais elle ne lui connaissait aucun partenaire évident, pas plus que fréquenter régulièrement des amis ne devait avoir été facile. Réclamer ces expériences nécessaires à l’épanouissement personnel à la suite d’un tel incident traumatique représentait vraisemblablement un effort conséquent… Ces pensées n’étaient toutefois que des ombres versatiles à l’arrière de sa conscience tandis qu’elle dévorait avec bonheur la dorée des yeux, car il aurait été criminel de s’appesantir sur un potentiel malheur à venir lorsque le moment était à la fête !
Luz s’était positionnée d’un bond souple sur le haut fauteuil qui jouxtait le comptoir et c’est à présent d’un rire ample et grisant qu’elle répondit à la première révélation de son interlocutrice. Dans des circonstances plus paisibles, probablement aurait-elle réagi différemment. En l’occurrence la surprise s’ajoutait à la saturation de son euphorie, surprise aussi bienvenue qu’agréable à découvrir. Ivara, membre des Célonautes ! L’Ordre devait avoir plus d’un tour dans son sac s’ils parvenaient à réunir des personnalités aussi frappantes que la sculptrice et son aimé Warren dans de semblables rangs… Luz avait peine à les imaginer évoluer de concert – le connaissant, il n’apprécierait rien tant que de se trouver un poste supérieur à celui de la dorée pour mieux titiller ce brin de femme prompte aux rougissements.
Oh comme elle se trompait.
Ce n’était pas exactement le protocole, mais elle avait préféré considérer l’aveu d’Ivara comme une première partie du code. Et puis, elle n’avait pas entièrement oublié la damnée réaction de ce bougre d’homme qui partageait sa vie : ce squale taquin n’avait pas résisté à la tentation de prétendre n’avoir aucune idée du message codé. Dix longues secondes dont elle n’avait pas encore pu se venger. Heh, certains plans sournois devaient rester derrière les murs de la chambre à coucher !
Elle s’était fendue d’un large sourire, les prunelles alanguies d’une curiosité interrogative et joyeuse, peu aux faits des concepts de « discrétion » et de « secrets personnels ». Il n’était guère étonnant qu’Ivara se soit servi de l’Ordre pour se débarrasser de son problème d’invité indésirable… Si une magie ancienne les avait fusionnés, seule une identique énergie pouvait apporter l’effet contraire. Malheureusement, le parchemin concerné s’était autrefois effacé au cours du drame, ne leur laissant pour traces de son existence qu’une conscience divisée en deux âmes. Qu’ils aient su trouver un artefact équivalent grâce aux infinis moyens de l’Ordre des Célantia témoignait de l’amour que leur portait Lucy et de la capacité de l’Ordre à se démener pour ses membres ! Deux bonnes nouvelles, assurément.
Il y eut un silence durant lequel Luz ramassa son souffle.
Car plutôt qu’incomplète, Ivara était en réalité doublement complète. Deux personnalités adverses qui s’étaient désormais approprié ce corps et que Luz ne pouvait décemment repérer. Son inquiétude maternelle se bornait à identifier la bonne humeur de son interlocutrice et à l’interpréter sous la forme d’un signal positif, éloignant du poignet toute autre possibilité dramatique. Hormis… Zahria.
Cette fois, les épaules de la praticienne s’affaissèrent et son visage laissa paraitre un évident émoi glacé. Deux sœurs… ? Qui, outre sa colocataire ? Bien sûr qu’Il avait de la famille. Bien sûr que nombre de gens devaient attendre désespérément son retour, ne pas se douter de sa disparition ou de sa mort, quel que soit le terme. Plus gênant de surcroit, ces personnes étaient également ceux qu’elle aimait.
Elle passa une main anxieuse dans sa chevelure, rabattant en arrière les mèches flammes qui s’étaient follement approprié son visage durant sa course.
Elle lui offrit un vague sourire gêné de contenance. Elle ne pouvait pas lui avouer que sa colocataire était aux prises avec un métier remarquablement nomade, complexe et incroyable.
Un demi mensonge, une semi vérité.
Etait-il véritablement mort ? Et plus important… Existait-il d’autres personnes susceptibles de reprocher cet évènement à Ivara et de l’agresser au nom de la vengeance ? Luz n’avait pas entièrement formulé sa pensée, mais l’éclat froid et vindicatif qui avait traversé ses prunelles à cet instant luisait d’une intention de mauvais augure à l’égard de ces inconnus qui oseraient s’en prendre à la sculptrice…
- Tu… Tu y es aussi ? Était-ce, sans qu’elle ne se fasse la remarque, le mercenaire qui lui indiquait comment ouvrir suffisamment les lèvres pour paraître stupéfaite, sans trop en abuser ? Comment agrandir ses yeux pour paraître plus ébahie ? Un élément était réel : la joie dans ses iris. C’est lui qui a trouvé comment entrer en contact avec eux. Depuis, euh… L’année dernière, mais je ne saurais plus te dire à quelle lune précisément. Tu… Tu les as rejoint pour toi-même ? Les trésors ? L’hôpital ?
Elle ne pouvait s’empêcher de poser ces questions. Elle n’avait pas assisté à la cérémonie de son recrutement - c’est-à-dire que même le mercenaire n’avait pas été présent -, et il n’y avait aucun dossier nul part qui recensait les motivations de chaque célonaute à rejoindre les rangs de l’Ordre. Ce n’était qu’à la discrétion du concerné. Mais puisque les jeunes femmes n’en étaient pas à leur premier secret avoué…
Il était sûrement temps qu’elle crache le plus gros morceau maintenant. Comme pour se donner du courage, elle but d’une traite son verre d’eau, pourtant rempli presque à ras bord. Les effets secondaires de cette disparition étaient troublants. En y réfléchissant un peu, n’était-ce pas un moyen pour Lucy de tester sa croyance ? Ou peut-être ne méritait-elle tout simplement pas la moindre chance ? Elle n’était cependant pas prête à aller voir un homme ou une femme de foi pour en avoir la confirmation. Elle n’était qu’aux prémices de cette nouvelle vie et elle n’avait pas encore compris tout ce qu’elle impliquait.
- Avant de revenir sur Zahria…
Elle avait vu les épaules de Luz s’affaisser et son regard se glacer lorsqu’elle avait mentionné le lien qui unissait celle qui vivait avec elle et l’homme qui avait fait de son existence un tourment durant presque deux années. Ivara savait que c’était un gros morceau. Ce qu’elle ne savait pas - car elle ne l’avait pas encore eu l’occasion de le découvrir - c’est que l’apparente inimitié entre Luz et Inaros avait déteint sur elle.
- … il faut que je te parle des effets secondaires. Il y en a, oui, l’impression qu’elle était la docteure et Luz la patiente se fit plus forte en cet instant. Elle avait aussi la désagréable impression d’être un oiseau de mauvais augure. Je… Je suis devenue lui. Enfin. En partie. Disons que… Tout ce qu’il a fait, expérimenté, goûté, senti, dit, tout, absolument tout, est gravé là-dedans, elle tapota le haut de sa tempe avec son index, Je pourrais presque te réciter chacun de ses contrats. Il a, avait, une mémoire exceptionnelle. Je crois que j’en ai hérité. Je crois que ça veut dire qu’il est… Qu’il n’est plus. Je crois que je porte ce qu’il a été et ce qu’il aurait aimé devenir. Je suis… Assaillie de doutes et d’angoisse sur des situations dont je n’avais même pas connaissance il y a quelques jours…
Elle souffla un coup, pour mieux reprendre.
- C’est bizarre… D’être la dernière à représenter celui qu’on a haït.
Elle ignorait où tout cela allait la conduire. Elle avait déjà entrepris les démarches auprès de l’Ordre pour en reprendre la tête. Archibald, le bon vieux Archie, était au courant et il lui faudrait rentrer plus amplement en contact avec chacun des archontes. Warren, Olenna, Sandro, Oscar, Sarah et Enola. Une équipe aussi disparate qu’incongrue et pourtant diablement efficace quand il s’agissait de faire fonctionner les rouages d’Althaïr et des Célantia. Il y avait aussi Wolfram. Quand elle avait pris connaissance de cette partie du passé d’Inaros, elle avait couru jusqu’aux latrines pour se vider l’estomac. Comment avait-il pu vivre avec une telle douleur ? Elle avait l’impression de devoir porter un deuil dont elle ne voulait pas, pour quelqu’un qu’elle n’avait jamais réellement côtoyé. Ou bien si ? Qui était-elle vraiment ? Ivara, Inaros, Nikolaos ? Un peu des trois ?
Quand elle vit l’éclat froid dans les pupilles de Luz, elle sut pourtant au fond d’elle qu’elle avait là un allié de choix et de taille contre cette adversité, terrifiante et redoutable au premier abord.
- Il y avait aussi Violette Lehnsherr, ma, sa, soeur. On… On ne s’aime pas beaucoup. Ça ne s’est pas bien passé la dernière fois qu’on s’est vues. Je sais qu’il lui a aussi envoyé un mot… Elle risque peut-être de venir demander des comptes ici. Mais qui sait quand elle passera ? Elle est aventurière…
Une vie sur les routes. Une vie de liberté. Une vie à laquelle Ivara avait commencé à goûter et qui lui faisait de l'œil. La dernière révélation qu’elle voulait faire à Luz. Mais, pour l’heure, il lui fallait déjà digérer la seconde.
- Nessa, mon assistante, tu l’as déjà rencontré ? La petite brune, très mignonne et gentille. Elle est au courant. Elle a toujours été au courant de notre situation. Elle est prête à continuer de m’aider, ici, à L’Atelier. Moi, je crois que j’ai besoin de… De vacances, de m’éloigner un peu d’ici.
Elle glissa son index contre la paroi intérieure lisse du verre et s’amusa à le faire tournoyer sur la surface plane.
- Quelques jours, pas plus. Juste histoire de mieux cerner qui je suis devenue. Je dois te dire que… J’ai parfois une envie irrépressible de « faire comme à l’ancienne », d’attraper un contrat, d’le réaliser, d’récupérer ma paie et r’commencer alors que… Je l’ai jamais fait ?
L’eau ne serait définitivement pas suffisante.
- J’ai aussi envie de sortir faire la fête, pour célébrer le fait d’être enfin seule. J’me dis que si je succombe plutôt à ses pulsions qui me semblent être les miennes, peut-être que les autres… Partiront ?
Un soupir mélancolique s’échoua contre la pulpe de ses lippes avant qu’elle ne soit comme parcourue d’une véritable décharge électrique. Elle leva la tête vers Luz et s’exclama.
- Mais dis-moi, tu n’avais rien prévu pour aujourd’hui ? Je ne t’importune pas ? Moi j’ai fermé boutique pour la semaine mais toi, les patients ne peuvent pas tous se permettre d’attendre…
Le verre était froid contre sa peau, liquide inévitablement trop neutre pour la conversation qui s’en suivrait. Pour l’heure Luz était toute accaparée par sa joie malgré les élancements diffus de son inquiétude pour Zahria, perchée dans un nuage cotonneux de possibilités merveilleuses.
Malheureusement, le Royaume ne se découvrait pas assez régulièrement une énième cité antique à la civilisation désormais complètement éradiquée. Etrange au demeurant pour d’anciens vivants dont le niveau de technologie magique dépassait à de nombreux égards le leur… Mais ce n’était certainement pas le sujet du jour et ce mystère demeurerait dans les méandres de son cerveau naïf. Elle regrettait parfois d’être née à cette époque où le continent n’avait plus réellement de découvertes magistrales à offrir. Une poignée sans doute de bouleversements à grande échelle, mais plus guère de végétations drastiques ou d’études fulgurantes… L’avenir la détromperait probablement. Probablement.
Elle perçut le changement d’atmosphère dans l’attitude d’Ivara. Une hésitation dans la formulation masquant une décision fermement prise, l’ombre à la lisière des beaux yeux changeants. Cet aiguillon accrut l’attention dans son cœur et elle se surprit à se pencher d’un souffle vers l’avant dans le but de récolter l’ensemble des mots que son interlocutrice serait susceptible de lui confier. La joie, elle, ne tarda pas à s’affadir dans ses prunelles, remplacée par une émotion complexe matinée d’un voile incertain. Elle se contraignit à analyser chaque information avec délicatesse et professionnalisme, aidée en cette entreprise par son détachement médical de recours face au désespoir des patients. Cela ne la soutint qu’à peine. Inaros était donc bel et bien décédé. Elle ne voyait pas d’autres explications rationnelles au déchirement de sa personnalité dont les morceaux affutés s’étaient désormais fichés dans l’âme de la sculptrice. Aussitôt ses pensées revinrent à Zahria et cette terrible vérité qu’elle devrait prochainement affronter. Bien sûr, personne n’avait vu son corps ni n’avait la preuve absolue de cette présomption… Comment toutefois justifier autrement la contamination d’Ivara ?
Et tandis que la propriétaire des lieux poursuivait la litanie douloureuse des changements opérés dans son existence, Luz ne put s’empêcher de noter avec effroi la subtile déformation de son verbe. Elle n’avait que peu fréquenté Inaros, s’abstenant de tout sentiment d’affection par loyauté envers la dorée, mais reconnaissait ses mots hachés et les raccourcis grammaticaux qu’il opérait et qui vrillaient désormais la langue d’Ivara. Un corps n’était déjà pas suffisant pour une âme unique percluse de ses propres défauts, comment vivait-elle la dispute et les contradictions de deux âmes en elle ?! Incapable d’effleurer cette réalité, Luz ne songea même pas à l’inimitié que son amie avait également récupérée. Cela aurait signifié se confronter au fait que leur relation avait changé. S’était dégradée.
Une amie proche d’Aord et un souvenir plus effacé, plus lointain… Déformé par les restes oubliés d’un monde onirique. Elle se souvenait du moins de son sourire et de son franc parler lors des journées portes ouvertes de l’hôpital et pouvait se targuer de ne pas être en mauvaise relation avec elle. Violette était ainsi l’autre sœur d’Inaros… ? Lucy qu’Aryon était minuscule ! Zahria le savait-elle ? Bien sûr que le Maître espion le savait.
La portée de l’ensemble de cette histoire était colossale. Elle sentit le mal de tête poindre à l’arrière de ses sourcils froncés et coula un regard désœuvré sur son pauvre verre d’eau.
Elle ne s’attendait pas vraiment à enrouler ses doigts dans une toile de cette envergure en courant à toutes jambes quelques instants à peine auparavant. Que devait vivre alors Ivara elle-même, éveillée un beau matin avec l’ensemble de ces données sidérantes en tête… ? Luz étendit ses jambes et renversa la tête en arrière, de quoi laisser définitivement fuir un profond soupir de ses poumons. Chasser au loin les doutes et les imbroglios de son cerveau, et ne conserver que ce qui faisait sa terrible force : une loyauté animale à ceux qu’elle aimait.
Elle avait retourné son regard vers le sien et un franc sourire l’avait gagnée.
Luz eut une moue compatissante.
Manipulateur ? Assurément. Tout plutôt que de laisser Ivara désarmée, tout plutôt que de ne pas essayer de la défendre comme une louve. Il manquait cependant une autre vérité primordiale à cet échange. Aussi Luz déposa-t-elle sa senestre sur l’avant-bras de la sculptrice, attirant cette fois son attention concentrée pour lui avouer le fond de sa pensée :
Elle ne pouvait pas exactement le lui préciser, mais l’obscurité n’effrayait pas davantage la praticienne. Comparé aux activités menées par Warren et sa propension à la violence, la réalisation de contrat d’assassinat et de mercenariat était à classifier dans le même panier. Sans doute pas le meilleur panier, mais qui était-elle pour émettre un jugement moral sur les personnes qu’elle aimait ?
- Attends, tu es en train de me dire que tu habites avec l’une de ses sœurs et que tu connais la seconde ?
Reprendre la parole avait déclenché une quinte de toux. Ce n’est qu’une fois calmée, et l’oeil larmoyant et rougi, qu’elle put s’exclamer :
- Oh mais, il y a aussi le rêve ! Je suis sûre que c’était toi, ce jour-là. Tu t’en souviens ?
Il y avait aussi eu un autre personnage, un certain Lunar. Elle n’avait jamais eu l’occasion de recroiser sa route depuis cette fameuse nuit. C’était sans doute pour le mieux et puis, de toute façon, elle n’était même pas certaine qu’elle saurait le reconnaître s’il se pointait dans sa boutique. Il y avait tant de nœuds complexes à démêler. Chaque fois qu’elles pensaient mettre le doigt sur quelque chose, un nouveau problème se présentait à elles. Luz se souvenait-elle seulement de cette rencontre ? Ivara, qui avait tant côtoyé le monde onirique, avait réussi à deviner que c’était probablement lié à la pastille de rêves ingérée ce jour-là. Elle n’en avait lu les effets secondaires que bien plus tard…
- Je… J’ai l’impression qu’elle le prendrait mal, si tu étais là. Ils s’aiment vraiment beaucoup -s’aimaient?-. Enfin, je ne sais pas si c’est de l’amour mais ils semblent très attachés l’un à l’autre et je me dis que, peut-être, pour sa mémoire, il vaudrait mieux que je l’accompagne dans ce... Ce deuil ? Elle massa brièvement ses temps, ajoutant Désolée, c’est très confus. Enfin, certaines choses le sont et d’autres moins et… J’ai l’impression que je devrais être seule avec Violette lorsqu’elle viendra. Et pour Zahria, que faudrait-il faire ?
Elle releva les yeux pour darder son regard lagoon sur la figure de son amie, lui adressant un sourire sincère. Elle se considérait chanceuse de pouvoir la compter parmi ses proches. Elle devait être une redoutable ennemie, à n’en pas douter. Aussi, lorsque sa main se déposa délicatement sur son avant-bras et que ses mots réconfortants qu’elle avait tant besoin d’entendre furent prononcés, elle poussa un long soupir de soulagement et tout son corps acheva sa course dans les bras de la rousse. Sa tête trouva sa place sur son épaule et elle se laissa aller, luttant contre les pulsions qui lui ordonnaient de se détacher et de s’éloigner de toute la malveillance que Luz dégageait.
De la malveillance ? C’était donc ainsi qu’il la considérait ? Pourquoi une telle ambivalence entre ces deux êtres ? Lorsqu’elle croisa le regard de Luz, après cette longue et réconfortante accolade, il était devenu interrogatif mais elle essaya de chasser au plus vite ces pensées pour se concentrer sur les autres points.
- C’est pas facile de lutter contre certaines choses, mais j’essaie. Et je… Je veux bien que tu m’aides. A faire le point, avoua-t-elle. Je n’ai pas d’autres endroits que celui-ci, en tête. Tu sais, j’ai mes familiers maintenant et j’ai notamment Chionée où c’est… Difficile. Elle était plus attachée à lui, et j’ai peur de la perdre et la blesser si je bouge encore d’endroits. Ah, oui j’ai oublié de te dire, il a pris beaucoup de précautions pour ne jamais relier ce lieu à ses contrats. Par contre, il y a forcément des vautours qui rôdent dans cette ville. Elle est si grande ! Enfin, qu’est-ce que je te disais sur mes familiers…?
Elle s’interrompit quelques instants, fouillant dans les méandres de sa -ses- mémoire(s) pour retrouver l’information qu’elle avait souhaité communiquer.
- Je ne sais plus. Pas grave. Hm. Oui, donc… Faire le point. Le déménagement me semble donc pas nécessaire. Ah, si ! En fait, c’est un des derniers points que je voudrais aborder avec toi… Je voulais te raconter ce que j’avais fait, lorsqu’il était encore là. J’ai dû aller sur les routes et je suis allée jusqu’au Grand Port. J’ai rencontré quelqu’un, là-bas, elle m’a dit s’appeler Raelyn.
Elle avait l’impression de se perdre dans ce qu’elle racontait. Luz ne lui avait-elle pas parlé d’autres choses ? N’avait-elle pas, elle-même, oublier des points ? Elle avait mentionné les Célantia, ce qu’elle était devenue… Il ne restait plus que…
- Et donc, elle m’a… Elle m’a beaucoup aidé.
Une décision qu’elle avait beaucoup de mal à prendre, pour l’heure mais, elle en était certaine, ce n’était pas le mercenaire qui la lui avait mis dans la tête. Elle l’avait voulue toute seule, comme Faël. Mais, comment se lancer dans une telle aventure ? Elle ne pouvait assurément pas foncer tête baissée.
- … Parce qu’il y a un point que je n’ai pas encore évoqué. Le déménagement ne me semble pas nécessaire car je pense partir… Sur les routes. En tant qu’aventurière. J’aimerais… J’aimerais devenir aventurière.
C’était la première fois qu’elle confiait cette envie à un de ses proches.
- Avant ça, je voudrais aussi retourner voir mes parents. Pour leur donner des nouvelles. Je ne les ai pas vus depuis, pfiou, bien trop longtemps.
Elle n’avait pas lâché le regard de la flamboyante, observant la moindre de ses réactions. En réalité, tout ce qu’elle avait pu lui dire avait tant réchauffé son cœur meurtri qu’Ivara se sentait presqu’invincible lorsqu’elle était à ses côtés.
- Je sais que tu as participé à plein d’expéditions. Et… Tu sais que j’en ai aussi fait une, dans laquelle on s’est bien défendus. Je pense qu’avec un peu de pratique et d’entraînement, je serais capable de manier aussi bien la lame que lui. Mais, cette fois, pour aider les autres et non pas les tuer.
Il y avait aussi quelque chose d’un peu plus profond, qu’elle ne savait pas encore exprimer. Elle ressentait, au fond d’elle, que le mercenaire aurait suivi une autre voie s’il avait pu le faire. Est-ce qu’elle ne s’aiderait pas davantage, en obéissant à son instinct et en lui permettant -à travers elle et même dans la mort- de faire autre chose de sa mémoire ?
- D’ailleurs, c’est tout bête, mais j’ai presque déjà pensé à un nom d’aventurière. Ivaros. Tu en penses quoi ? C’est le mélange avec… L’autre. Et on pourrait toujours m’appeler Iva, ça ne serait pas trop dépaysant.
Luz lorgna sur l’intérieur de son verre, le liquide semi transparent projetant des éclats ambrés sur ses doigts. Elle fouillait sa mémoire, les yeux plissés sur un entrelac de nœuds intérieurs. Un rêve ? LE rêve, de surcroit ? Sans doute Ivara devait-elle être persuadée d’évoquer un souvenir commun qui aurait dû aisément lui revenir. Elle ne se remémorait toutefois que d’une poignée seulement de ses aventures oniriques et… AH. L’exclamation lui échappa presque à haute voix et ses prunelles s’arrondirent d’incrédulité. Maintenant qu’elle insistait pour percer les marques de son inconscient, il lui paraissait en effet se rappeler d’un certain incident à base de pastilles de rêve. Enfin, un incident… Plusieurs s’étaient produits en l’espace de trois ans, à croire que Lucy l’avait mauvaise de la voir dormir si bien la nuit. L’un de ces évènements en particulier avait abouti à une course poursuite horrifique, une rencontre avec Lunar et… Oui. Il y avait bien Ivara dans l’histoire, de même qu’une autre inconnue dont elle ne parvenait pas à se souvenir. Elle soupira. Avec tout ce qui s’était produit en bien trop peu de mois pour sa santé mentale, elle en oubliait pas mal de détails.
Une seconde trop tard, elle réalisa le double sens de ses propos et parut investie d’un élan de panique qui lui était peu coutumier.
L’atmosphère de la conversation était cependant du plus grand sérieux et Luz calma rapidement son agitation pour prêter une oreille attentive à son interlocutrice. Il était parfaitement vrai que sa présence soudaine pourrait être vue comme une intrusion dans l’intimité de ce que Violette partageait avec son défunt frère… Sans doute pas la meilleure manière de l’aborder pour parler de cette relation, source d’une infinie souffrance dans les premiers temps du deuil. Elle n’y avait pas immédiatement songé non plus, mais l’Aventurière pourrait tout aussi bien lui tenir rigueur de ce geste de protection envers Ivara, assombrissant par extension ses liens avec Aord, très proche de Violette… Bref, une situation quelque peu inextricable pour un témoin extérieur, beaucoup plus aisée si la sculptrice s’y confrontait pleinement, armée de la mémoire de Niko.
Son sourire se fana tandis qu’elle réfléchissait au point bloquant nommé Zahria. Son amie de toujours avait indubitablement un cœur immense, mais celui-ci allait par trop souvent de pair avec des élans autodestructeurs… Comment anticiper ses réactions ? Luz avait pu constater de ses propres yeux que le Maître espion avait accueilli Niko comme un digne membre de sa famille, preuve en était ce fameux soir du nouvel an. Que pensait-elle d’Ivara ? La voyait-elle comme une possible ennemie ?
La sculptrice dans l’étreinte de ses bras, replaçant d’un geste protecteur l’une de ses mèches de cheveux dorée derrière une oreille, la praticienne songea à la formidable alliée qu’Ivara pourrait gagner en la personne de Luciole. Probablement cette dernière ne voudrait-elle pas courir le risque de perdre les dernières bribes de mémoire de son frère incarnées en Ivara, étendant la couverture de ses sentiments familiaux sur elle. Ce scénario était ainsi idéal vis-à-vis des ennemis invisibles que l’ancienne mercenaire ne manquerait pas de devoir affronter à l’avenir.
Elle profita d’avoir recouvré la liberté de ses bras pour attraper son verre et s’accorder une première rasade d’eau de vie. Damnés soient les astres, si on lui avait dit un jour qu’elle en oublierait de boire tant les révélations seraient rudes et nombreuses, elle ne l’aurait jamais cru… Elle claqua sa langue contre son palais, savourant la morsure efficace du liquide, soudain beaucoup plus détendue par ce geste familier et Ô combien naturel dans son existence. Le lever de coude était décidément un sacré foutu remède.
Oui, elle commençait à ressemblait à de vieux PearlPods défectueux. Ou à une grabataire dure de l’oreille. Mais rien de très intelligent ne parvenait à sortir de sa bouche en cet instant, preuve en fut de sa deuxième réplique sur le sujet :
Elle gloussa, s’éventa brièvement de sa dextre, manquant de peu d’avaler de travers sa gorgée.
Elle reposa délicatement son verre avant d’entacher plus avant son image, soufflant longuement pour récupérer ses esprits. Le regard qu’elle arrima à Ivara était cette fois d’une parfaite droiture, même enthousiasmé sur les bords.
Et il y avait une déroutante impudeur dans l’évocation franche de cet amour inaliénable, porté comme une seconde peau beaucoup plus naturelle que sa propre chair.
Elle pencha doucement la tête de côté, paraissant réfléchir, asticotée par une curiosité non satisfaite.
Il fallait croire que même une après-midi entière de révélations n’était pas un obstacle au questionnement insatiable de la Rouge…
|
|