-"Il n'est pas facile de penser à un lieu pouvant te convenir tu sais. Après tout, il faut quelque chose d'assez raffiné pour passer une agréable soirée, mais d'assez nourrissant pour ne pas nous laisser sur notre faim. Car on est la pour manger un repas après tout, pas regarder trois bouts de tomates en forme de colonnade soutenir deux rondelles de patates et se demander où est le vrai plat alors qu'il a déjà couté trois bourses entières de cristaux."
Le borgne étire un peu plus son sourire en finissant sa phrase. Certes, la demoiselle n'est peut être pas ce que l'on pourrait qualifier de raffinée dans les standards habituels, si ce n'est dans son physique aux courbes divines. Mais il a quand même envie de lui faire découvrir un établissement valant le coup. Sileas a envie qu'elle se souvienne un moment de cette soirée, et si possible de manière agréable. Leurs chemins vont bientôt se séparer et surement pour un bout de temps, et il a clairement envie de laisser un souvenir positif dans l'esprit de la forgeronne. Bon, et aussi de manger un bon repas, on ne va pas se mentir. Son corps est loin d'avoir fini de régénérer tout ce qu'il a consommé durant ces derniers jours, tant en fatigue qu'en calories.
Après un moment à marcher, l'odeur de nourriture commence à se faire sentir et annonce bien à l'avance la rue des restaurants dans laquelle ils entrent. De tous les cotés les enseignes s'enchainent, chacune avec leurs spécialités. Et tandis qu'ils approchent de la fin de la rue, l'homme désigne un petit bâtiment, qui a première vue ne paye pas de mine mais qui semble au cœur d'une activité effervescente.
-"J'espère que tu as un appétit de loup, car je viens parfois ici et c'est toujours délicieux. Ils ont principalement une cuisine basée sur la viande grillée et des plats de légumes préparés de la même manière. C'est un peu comme manger ce qu'on chasse en mission et que l'on cuit au dessus du feu, mais en bien, bien meilleur. Et les quantités sont indécentes aussi, quand vraiment on le souhaite."
Juste à parler de cela, l'homme semble avoir l'eau à la bouche, la voix vibrante d'un plaisir culinaire qu'il sait proche. Sans attendre un instant de plus, il embarque la jeune femme à ses cotés pour passer la porte de l'établissement, et laisser cette odeur de viande saignante et bien juteuse finissant de cuire les prendre au nez. Quelques secondes passent avant qu'une serveuse débordée ne finisse par venir les saluer et les guider à une table disponible. Le lieu n'est pas très grand, à peine deux ou trois douzaines de couverts, et pourtant, il est bondé. L'un de ces fameux petit établissement dont le nom n'est guère connu mais où les habitués finissent toujours par revenir. Attendant que l'on vienne leur proposer les différents menus, l'aventurier ferme les yeux et penche la tête en arrière quelques secondes avant de se faire craquer la nuque, finissant par se redresser pour revenir à Sia sans perdre son sourire, même si la faim commence à faire grogner son estomac.
-"Et j'espère que cette fois, tu ne me diras pas que tu connaissais déjà l'adresse ! Autrement, je ne sais plus quoi faire pour te faire découvrir de nouveaux lieux, si ce n'est t'emporter à la Forteresse ou au Village Perché pour m'assurer de te faire découvrir des lieux connus uniquement des locaux."
La phrase est soufflée avec un léger rire amusé, clairement taquin. Sileas sait déjà qu'il va passer une bonne soirée, tant grâce au lieu que la compagnie qui s'y trouve. Et voir les plats qui sont apportés aux autres tables ne fait qu'aiguiser son appétit, au point qu'un léger grognement finit par échapper de son estomac qui crie famine. Après tout, il n'a pas eut ses six repas de la journée, il est clairement en malnutrition avancée.
La nuit est rapidement tombée et nous déambulons tranquillement à travers les rues de la Capitale. Si plus tôt je suis celle qui guidait le borgne, c’est maintenant lui qui dirige notre avancée. Bien que je connaisse ses nombreuses rues pour y avoir grandi, je préfère lui laisser le plaisir de me faire découvrir des lieux. Sa main est revenue se poser sur la mienne alors que je m’accroche à son bras, comme un homme élégant qui se laisserait accompagné d’une noble demoiselle. Mais nous sommes loin de cette image avec nos tenues d’aventuriers.
Des petits nuages se forment devant nos visages tandis que nous avançons sans discuter. Mon regard se perd légèrement par moment sur certaines vitrines avant de revenir sur la route pour éviter un passant. La voix du blond attire aussi mon attention avant que je ne commence à sentir les odeurs qui annonce la proximité des différents établissements de restauration. Sa remarque me fait d’abord froncer des sourcils avant de m’amuser réellement. Je ne savais pas qu’il tenait à m’emmener dans un lieu avec un certain prestige, mais je note cette attention charmante.
Nous finissons devant un petit établissement dont une délicieuse odeur s’échappe. Je hoche vivement la tête en direction de mon compagnon avec un regard brillant signifiant que j’ai très faim, le suivant avec l’eau à la bouche suite à la présentation qu’il a fait du lieu. À peine entrés que mon ventre se met à rugir en sentant le fumet des viandes. Si je ne me tenais pas un minimum, je me mettrais à baver en regardant certaines tablées déjà servies. Heureusement nous sommes rapidement installés.
L’arrivée des menus ne fait qu’augmenter mon appétit alors que je détaille les plats disponibles. Je relève un instant le regard en souriant même si je vais devoir légèrement briser les espoirs du borgne.
« Je suis née ici, Sileas... Donc oui, je connais. Mais tu as la chance que je n’ai jamais eu l’occasion de tester leur cuisine avant de quitter la Capitale. Tu as plus de chance de me faire découvrir des lieux inattendus à la Forteresse je pense. »
J’ai eu quelques fois l’occasion de rejoindre Java au Village Perché et je pense que cette dernière m’a fait essayer les meilleurs établissements qu’elle connaisse à ces occasions. Je détaille à nouveau la carte avec l’envie de baver tellement le tout me donne faim, mon estomac grondant à nouveau bruyamment.
« Il faudra que j’amène Sio et Java ici... »
Je me parle à moi-même tout bas, le détail du menu me rappelant nos différents concours et autres dégustations. Quand je me rends compte que j’ai parlé tout haut, je regarde Sileas avec un petit air désolé pour lui signifier de ne pas faire attention à mes mots.
« C’est ma petite sœur et une amie de la famille. On avait tendance à régulièrement se retrouver pour des entrainements physiques suivis de véritables buffets pouvant vider les stocks de nourriture de toute une taverne. Et le menu me les rappelle parce que j’ai envie de commander tout ce qu’il y a dessus. Je vais devoir te faire confiance pour la sélection, j’ai bien trop faim pour réussir à choisir de manière raisonnable. »
Je souffle un petit rire avant de me reporter sur les boissons. Au moins, je peux choisir cela. Je vais peut-être éviter l’abus d’alcool pour essayer d’être en forme demain et ne pas vouloir rester au lit jusque tard. À cette pensée, je me rends compte que je ne sais pas encore où je vais dormir ce soir. Sûrement contacter ma famille pour éviter de payer à nouveau une nuit dans une auberge ? Il faudra que je voie cela après avoir rempli mon ventre.
-"Je vois. Je ne peux donc rien proposer à mademoiselle qui ne puisse la surprendre en ces lieux. Je serais obligé de rentrer dans mes montagnes natales pour trouver quelque chose capable de la chambouler. Je suis sur d'avoir déjà une ou deux idées pour cela, quand je remonterais dans le Nord..."
Occupé à attraper sa carte pour jeter un œil au menu et examiner les plats qu'il ne connait pas depuis son dernier passage, l'homme s'arrête un instant en entendant Sia parler de Java. Pendant un instant il se demande si ils parlent bien de la même personne, avant qu'elle n'en apporte immédiatement la confirmation. Avec un léger sourire, l'aventurier laisse la demoiselle parler avant de redresser le regard, bien plus amusé.
-"Tu connais donc aussi la Lieutenant Anggun ? C'est une bonne amie avec qui j'apprécie aussi faire des buffets justement, c'est toujours agréable de manger avec quelqu'un qui a son appétit ! Et comme toi, je m'entraine parfois avec. C'est toujours pratique d'avoir quelqu'un capable de se cloner pour entrainer mes compétences de combat contre des cibles multiples. Elle est tenace et vicelarde, tout ce qu'il faut pour apprendre rapidement. Tu progresseras vite si tu continues à t'entrainer en sa compagnie."
Une seconde de pause alors que Sileas cligne des yeux, partant en un rire rauque et sincère. Cela dure quelques secondes, et une poignée de regard se tournent vers le duo tandis que les autres clients essayent de comprendre ce qu'il se passe. Finalement, l'homme se reprend encore à moitié hilare, soufflant rapidement pour essayer de reprendre sa concentration et son calme.
-"Car tu penses que je vais commander de manière "raisonnable" ? Après une telle mission, une telle journée et surtout des repas sautés, j'ai une faim d'ogre et je compte bien me rattraper."
Et justement, une serveuse finit par arriver pour prendre leur commande. Voyant que la forgeronne le laisse ainsi choisir pour eux deux, il lui laisse choisir la boisson qui lui fait envie, prenant lui même une bière avant d'énumérer une longue liste de plats. Volailles avec leurs petits légumes, lard bien juteux sur des tranches de pain fait maison, porc-becue aux herbes et à l'ail, diverses pièces de viandes toutes plus tendre les unes que les autres, le tout cuit saignant bien sur. Commander moins ou autrement serait un crime. La demoiselle prenant la commande finit par reconnaître l'aventurier simplement à la liste de plat qu'il passe, ne se surprenant rapidement plus du nombre de plats et de kilos de viande qui vont transiter par cette table d'ici peu. Elle ne résiste même pas à l'envie de demander "Et ce sera tout ?" une fois qu'enfin le flot de paroles se tarit, et que l'annonce de l'assassinat par épuisement professionnel du cuisinier en chef des lieux a été déclamée.
Attendant que les premières assiettes, celles facilement préparées et surtout faites pour les mettre en appétit arrivent, Sileas offre sa pleine et entière attention à la forgeronne face à lui. Maintenant qu'il a évoqué la longue liste d'indécences culinaires qui les attendent, l'eau lui monte bien plus rapidement à la bouche, l'esprit peuplé d'images de viande fondant sous ses dents et n'attendant qu'a se faire dévorer pour rassasier son appétit sans fin ni faim. Et c'est avec une certaine difficulté qu'il oriente de nouveau ses pensées vers l'aventurière avec qui il vient de passer ses dernières journées, lui offrant un nouveau sourire.
-"Bon, comme tu l'as vu j'ai fais preuve d'une retenue sans limite dans ma commande qui est digne d'un ascète se préparant à un jeûne."
Difficile de ne pas rire, alors que son sourire s'agrandit. Bien rapidement, il enchaine.
-"Maintenant que l'humour a été sérieusement achevé, j'ai une question pour toi charmante fleur des montagnes, vu que c'est le moment d'assouvir notre curiosité. Tu as une idée de ce que tu comptes faire ensuite ? Après t'être reposée et avoir récupéré, j'entends bien. Mais vu que tu oscilles entre la forge et les missions, déjà une idée de ce que tu aimerais accomplir les prochains mois, que je sache si j'ai l'occasion de te recroiser à la Forteresse ou pour une autre quête ?"
La question n'est pas totalement désintéressée bien sur. Il serait réellement ravi de recroiser la jeune femme si l'occasion s'en présente. Et qui sait, peut être de pouvoir travailler de nouveau avec elle.
À ma remarque sur la commande, le blond part dans un rire franc. Je ne crois pas l’avoir entendu rire ainsi ces derniers jours et me demande un instant ce que j’ai pu dire comme bêtise. Il me reprend alors sur le fait de manger de façon raisonnée. C’est vrai que je l’ai rencontré avec une table couverte de nourriture. Après ces trois jours mouvementés, j’avais presque oublié ce détail. J’affiche une expression satisfaite, contente que je ne vais pas avoir de me tenir spécialement et réellement révéler mon appétit.
D’ailleurs, une serveuse arrive et le borgne commence à énoncer l’ensemble de la carte. La soirée s’annonce particulièrement longue pour l’équipe de restauration, mais au moins nous allons avoir droit à un véritable repas. Pour la boisson, je me contente d’un jus de pomme avec de l’eau pétillante, me laissant le plaisir de l’alcool quand j’aurai un peu rempli mon ventre. Je demande aussi un assortiment de ces terrines que j’ai vues sur la carte pour nous faire patienter et donner un peu de temps à l’équipe en cuisine.
La serveuse revient rapidement avec nos boissons et de petits amuses bouches avant qu’elle ne reparte nous préparer nos entrées. Je mets un petit moment à comprendre la petite blague de Sileas avant de lâcher un rire franc. Il me laisse à peine le temps de m’en remettre avant de commencer à vouloir satisfaire sa curiosité. J’arque toutefois les sourcils à ce surnom qu’il vient de me donner, me figeant, n’arrivant pas à réagir ou savoir comment interpréter ses mots. Je préfère les ignorer pour me concentrer sur ma boisson, légèrement gênée et timide.
« Je ne suis pas encore vraiment sûre. »
Je prends un petit temps de réflexion, me mordant la lèvre inférieure, tapotant mon index droit dessus, le regard dans le vide.
« Je vais retourner dans le Nord, c’est certain. Je pense continuer de suivre les enseignements de mon maître forgeron là-bas. J’ai aussi commencé à développer un réseau de contacts et partenaires commerciaux à la Forteresse et ses environs. L’armurier que je t’ai conseillé en fait partie. Je pense que je vais continuer à guetter des offres de la Guilde de temps à autre, c’est parfait pour gagner des cristaux à économiser. Je commence tout juste à me faire un nom, alors c’est parfois difficile d’avoir un surplus quand il faut tout gérer. Je dirais que tu as de très fortes chances de me recroiser à la Forteresse, et dans des missions moins dangereuses. »
Je ris légèrement avant de me reculer dans mon assise. Je le regarde ensuite sérieusement, commençant à afficher un petit air légèrement taquin qui annonce que l’homme en face de moi a su m’intéresser suffisamment pour que j’accepte de jouer à ce jeu de questions et réponses.
« À moi maintenant. J’ai de nombreuses questions pour toi, et tu ne fais que m’en ajouter au fur et à mesure que j’en apprends sur toi. »
Je récupère mon verre pour le siroter avec une expression volontairement joueuse. Le fait de savoir qu’il connait Java n’a fait qu’ajouter la curiosité qu’il éveille en moi, les questions se bousculant dans ma tête.
« La première alors. Si ce n’est pas trop indiscret, pourquoi avoir quitté le Nord ? Tu en es originaire, tu sembles particulièrement bon pour chasser les créatures problématiques, mais tu as quitté la région où il y en a le plus et où il serait logique que tu connaisses mieux le terrain. »
Puis Sia commence à parler. L'homme s'installe plus confortablement sur sa chaise, alternant entre l'écouter parler avec attention, notant chaque détail, boire tranquillement sa bière et attaquer les apéritifs apportés. Les terrines finissent enfin par arriver quand elle continue de parler et Sileas se retient pour lui laisser la primeur d'attaquer sa propre commande pour ne pas se jeter immédiatement dessus. Exploitant tout son self-control qui est mis à rude épreuve sous toutes ces bonnes odeurs le narguant d'être consommées, il vient hocher quand elle termine de parler, avant de légèrement sourire.
-"Je ne sais pas ce que j'ai pu faire pour être si intéressant à tes yeux mais j'en suis flatté. Et je vois que tu veux privilégier la forge à tes aventures, je peux le comprendre. C'est effectivement logique si ton nom commence tout juste à percer, tu dois vouloir te donner pleinement pour arriver à te faire ta place. Qui sait, peut être que ma prochaine arme portera ta griffe ? Car je ne compte pas me limiter à une simple lance, pour tout dire."
Le petit air taquin et joueur qu'elle arbore ne fait qu'affuter le sourire que Sileas lui offre, en coin, amusé et légèrement provocateur. Ce dernier disparait néanmoins rapidement à sa première question. Son regard glisse un instant à sa bière avant qu'il n'en prenne une longue gorgée pour la déposer en un geste sourd sur la table, se saisissant ensuite d'une terrine pour en étaler une généreuse quantité sur un bout de pain aux noix et engloutir le tout en deux bouchées. Est-ce par gourmandise ou pour se donner un peu de courage ? Probablement des deux alors qu'il rive son œil sur la demoiselle.
-"L'histoire est surement moins joyeuse ou aventureuse que tu ne le penses. Je viens de la Forteresse et j'y ai grandi, en effet. Mais j'en suis parti pour fuir... Ma famille ? Non, ce qu'elle prévoyait pour moi plus précisément. Mon père était garde, et considérait du devoir de sa progéniture de perpétuer la tradition en le devenant aussi. Et si je ne peux que le remercier pour l'entrainement qu'il m'a fourni dès mon plus jeune âge pour me préparer à la rude tâche que cela peut être, je ne souhaitais absolument pas me retrouver enchainé à une seule ville."
Soupir, nouvelle gorgée de la bière qu'il dépose vide sur le comptoir, levant la main pour la serveuse quand elle passe, commandant la copie conforme de la chope qui trône déjà vide sur la table, avant de reprendre.
-"Résultat quand j'ai eut l'âge d'intégrer la Guilde, j'ai fugué pour devenir aventurier plutôt que garde. Je voulais voyager et vivre ma vie à ma façon, et pas uniquement obéir à des ordres tout en étant réglé comme une horloge qui marche d'un pas cadencé immaculé. Depuis, j'essaye de limiter mes passages dans le Nord. Mais peu à peu j'y passe plus souvent, car effectivement, ce serait dommage de couper totalement le pont avec mes racines simplement pour cela. Surtout que ma sœur semble bien s'être acclimatée à la vie de caserne, finalement."
Plutôt que de continuer sur sa lancée et plonger trop profondément dans sa nostalgie, le borgne revient attaquer les entrées avec entrain. Un nouvel assortiment de saucissons et charcuterie diverses sont enfin apportées, de quoi sortir l'aventurier de ce doux sentiment mélancolique. Le sourire lui revient rapidement, même si légèrement terni alors qu'il secoue la tête.
-"Mais je ne suis absolument pas à plaindre. Beaucoup aimeraient avoir le choix et la vie que je mène, donc j'évite de m'apitoyer sur mon sort. Et regarde, je suis toujours vivant, c'est que ça me réussit bien ! Mais a mon tour maintenant... Je sais que la question doit être souvent posée, mais tu n'as jamais songé à te créer un clone pour pouvoir vivre des aventures et en même temps continuer la forge ? Je suis sur qu'en demandant gentiment, Java te laisserait décortiquer son pouvoir pour que tu puisses l'imiter."
La voix est taquine, légèrement amusée. Bien sur qu'elle devait s'attendre à une question sur sa fleur, mais il préfère plutôt essayer de la surprendre avec cette petite pointe d'humour pour laver la mélancolie de sa réponse précédente. Et qui sait, la réponse pourrait s'avérer intéressante. C'est toujours palpitant de discuter de ce que quelqu'un pourrait songer faire de ses dons et talents, après tout.
Ma question parait avoir légèrement assombri mon compagnon de soirée, me mordant l’intérieur de la joue en me rendant compte que j’ai certainement commencé de manière trop directe. Moi et mon manque de tact. Je frappe régulièrement là où ça fait mal avant de m’en rendre compte. Le blond a tout de même la gentillesse de me répondre et ne semble pas me tenir rigueur de cette impolitesse.
À ces mots, j’ai l’impression de reconnaitre ma petite sœur. Est-ce qu’elle aurait pu fuguer si on lui avait refusé ses rêves ? De mon côté, elle m’a partagé son rêve, son souhait de ne pas suivre les traces de mon père et moi, et je l’ai encouragé à découvrir ce qu’elle veut faire de sa vie. Elle n’a jamais beaucoup aimé la forge et cette impression s’est intensifiée avec le temps. Quelque part, je suis heureuse d’avoir su l’écouter et préserver notre relation.
Je note d’essayer d’égayer la conversation, ce que Sileas commence à me posant une question pour la moins inattendue. Je le regarde un instant en clignant de l’œil, ma tartine de terrine encore en bouche alors que je me suis arrêtée dans mon mouvement, ne comprenant pas tout de suite sa pointe d’ironie. Quand je comprends enfin, je finis de prendre mon morceau de nourriture, mâcher tranquillement avant d’enfin laisser mon petit rire percer.
« Tu me prends pour une érudite ? Est-ce que j’ai la tête à m’enfermer dans un laboratoire pour tenter des expériences magiques et décortiquer le pouvoir des gens ? Je me casse bien assez la tête avec la forge sans utiliser la magie et mes armes, pas besoin d’ajouter des difficultés. »
La serveuse revient avec du pain en plus et une nouvelle entrée contenant des crudités, s’excusant du temps de préparation et nous demandant de bien vouloir patienter. J’en profite pour lui commander une nouvelle boisson, similaire à celle que j’ai déjà.
« Mais je note l’idée dans un coin. À moi maintenant. Parle-moi un peu de ta... »
J’allais dire « sœur », mais je me rappelle sa réaction plus tôt. Je m’arrête alors d’un coup, pensant que sa famille doit être un sujet difficile et je ne connais pas les relations qu’il a avec cette dernière depuis son départ. Autant éviter les sujets difficiles si possible. Je me redresse et me racle légèrement la gorge. De la légèreté, voilà ce qu’il nous faut. Je regarde les plats qui défilent près de nos nez sans nous être destinés, augmentant un peu plus notre impatience alors que nous nous contentons de crudités pour patienter.
« Parle-moi de ton expérience culinaire préférée. Le plat ou restaurant que tu as le plus aimé quand tu l’as goûté la première fois et pourquoi. »
J’étire un peu plus mon sourire, récupérant le nouveau verre que l’on me sert.
Hélas, dans sa mission pour gagner la bataille contre le cuisinier et son équipe, Sileas en rate presque la réponse que Sia lui fournit, qui le fait cesser quelques secondes dans sa frénésie, clignant des yeux avant de souffler un rire amusé en imaginant la forgeronne en érudite, avec une longue robe et des lunettes. Finalement, il termine d'avaler sa bouchée de crudités qui craque sous la dent avant de disparaître dans les tréfonds de son appétit pour lui répondre.
-"C'est vrai qu'a première vue je t'imagine mal en érudite à essayer de décortiquer le fonctionnement des pouvoirs pour mieux l'analyser. Mais qui sait, les apparences sont souvent trompeuses. Et quoi de mieux que la possibilité de se multiplier pour accomplir encore plus de travail, ou d'être à plusieurs endroits différents ? Six Sia pour forger six épées en même temps, il y'a de l'avenir je pense, et le début d'un commerce très profitable."
Effectivement l'homme est taquin ce soir, il faut dire que l'ambiance s'y prête. Puis Sia semble avoir de nouvelles questions, du moins une bien précise qu'elle étouffe rapidement. Probablement un sujet sensible et le blond lui est reconnaissant de le garder pour elle. Ce n'est pas qu'il rechigne à parler de cela, simplement qu'a les enchainer rapidement il pourrait être tenté de descendre un peu trop d'alcool pour oublier les plaies que cela risquerait de rouvrir. Et le repas ne fait que commencer, il n'a pas plus envie qu'elle de ne déjà plus arriver à marcher droit alors qu'une demi ferme a été commandée et est actuellement en train de rôtir.
L'interrogation de la demoiselle est intéressante. Reprenant sa croisade culinaire, le borgne termine son plat en quelques bouchées qui nécessitent une intense mastication pour ne pas les laisser déborder et surtout réussir à les engloutir sans paraître malpoli. Tout un art de manger comme un ogre avec les manières d'un être humain a peu près décent. Finalement, les carottes semblent donner un éclair de génie au blond qui finit par poser son regard sur la demoiselle d'un air amusé en venant lui répondre.
-"Alors le plat que j'ai le plus aimé n'est paradoxalement pas celui auquel j'ai trouvé le meilleur gout. C'est la première fois que j'ai mangé un porc-becue à point, tué comme il se devait pour l'empêcher de bruler la viande de mes propres mains. Je ne saurais expliquer, mais je me suis pris de passion pour traquer ces créatures et essayer d'en faire les plus belles pièces de lard et de viande. Donc la première fois que j'y suis venu correctement, sa viande avait un gout unique. Celui de la réussite, et surtout d'un côtelette rôtie juste à point pour être bien croustillante et juteuse."
Cette réponse le laisse rêveur quelques secondes tandis que tout en parlant il repense à ce couteau qui glissait tout seul dans cette viande rôtie à point pour en séparer de généreux morceaux, digne des meilleures cuissons au feu de bois. De ce lard juteux de graisse et pourtant si craquant sous la dent. De ce gout inimitable, tant de la victoire que d'une viande de qualité qu'il est difficile de trouver ailleurs. Non, vraiment, le Porc-Becue possède une place de choix dans son cœur et son estomac, et il sera difficile de l'en déloger. Sortant peu à peu de ses pensées et ramené à la réalité par les odeurs plus terre à terre d'un steak noyé de patates servies à un client proche d'eux, il secoue finalement la tête en reprenant.
-"A mon tour. Toi qui semble apprécier la Forteresse et les Montagnes alors que tu viens de la capitale, dis moi, quelle est la chose que tu préfères, que tu déteste le plus et celle qui t'as le plus marquée depuis que tu es arrivée ? Je suis curieux de l'avis d'un méridional a propos du royaumes des neiges éternelles."
Il me parle ensuite du plat qu’il a préféré. Il a le mérite de me mettre encore plus l’eau à la bouche avec sa description du porc-becue, et je viens me venger à mon tour sur cette pauvre assiette de crudités qui n’a absolument rien demandé. Heureusement, il y a encore un peu de terrine et de pain pour compenser, mais je commence à avoir hâte d’entamer le plat principal. Je dois au moins reconnaître qu’il sait me rappeler le délice et plaisir de savourer cette délicieuse chaire de porc sauvage. C’est un goût unique et une cuisson qu’il est impossible de reproduire.
Un nouveau plat passe sous notre nez sans nous être destiné, mon ventre répondant par un autre grognement sourd alors que j’essaye de me concentrer sur la question du blond. Je dois reconnaître qu’il me pose une légère colle, me forçant à réfléchir. J’apprécie beaucoup de choses dans le Nord, mais savoir ce que j’y préfère ? C’est bien plus compliqué.
« Ce qui m’a marqué le plus, je dirais le bruit. Entre la Forteresse et son bruit de mécanismes qui ne s’arrêtent presque jamais et le calme presque imperturbable des montagnes enneigées, il y a un contraste très impressionnant et qui m’a marqué les premiers jours. Pour le reste... »
Je réfléchis à nouveau, sirotant la fin de mon second verre.
« Pour ce que je préfère, je dirais la nourriture... Les portions sont généreuses, la nourriture consistante pour aider à affronter le froid. Même si ce n’est pas la cuisine que je préfère, j’y ai découvert de nombreux plats dont je raffole aujourd’hui. Et pour ce que je déteste... Ce n’est pas spécifique à la région, mais le fait d’être si loin de ma famille. Certes maintenant je peux accéder à la téléportation, mais je ne vais pas l’utiliser tous les deux jours dès que mes parents ou ma sœur me manquent. J’ai un travail et un rythme à tenir. »
Mon regard, c'est légèrement perdu dans le vide sur la fin de ma réponse, revenant d’un coup en direction du borgne pour afficher un sourire. Je n’ai pas le temps de poser une nouvelle question qu’une serveuse s’annonce à notre table avec un « Chaud devant ! » Nous dégageons de la place pour l’immense plat que deux autres serveuses apportent et déposent en bout de table, suivi de plusieurs autres petits.
« Et pour vous en premier plat, un coq de Léral rôti entier accompagné de sa farandole de légumes. Faites-nous signe quand vous arriverez à la moitié de ce plat pour que nous préparions la suite, celui-là tient déjà trop de place sur la table. Sur ce, bon appétit ! »
J’écarquille l’œil en observant l’immense volatil entier qui se présente à nous. Sur la carte, le plat n’était marqué que réservé à des tablées de minimum six personnes. Mon compagnon doit être particulièrement bien vu pour avoir pu nous commander un tel plat. Je redresse ma chevelure pendant que je laisse Sileas commencer à découper notre plat. Je me sers déjà en différents légumes qui semblent tous plus juteux, croustillants et fondant en même temps les uns que les autres. Légèrement cuits dans la graisse du coq, ils brillent à la lumière.
« Et bien, bon appétit. »
Je me prends l’une des cuisses de l’animal, laissant l’autre à mon comparse. De manière parfaitement féminine, j’empoigne le morceau de viande à mains nues, l’une tenant la patte et l’autre au niveau du haut de la cuisse, enfonçant directement mes dents dans la chair qui est parfaitement tendre et juteuse dès la première bouchée. Je lâche un petit soupir satisfait, un large sourire sur les traits en même temps que des traces de mon carnage sur les joues. Je continue ainsi, mangeant silencieusement avant de me souvenir que j’ai de la compagnie et que je dos essayer de converser. Revenant à moi alors que j’ai déjà dévoré tout le haut de la cuisse, je prends une légèrement pause dans mon festin.
« Alors maintenant... J’hésite. Il y a trop de choses dont je suis curieuse... Je sais ! Comment t’imagines-tu dans dix ans ? »
Je ne cache pas un certain enthousiasme à présent que je peux remplir mon estomac d’une nourriture consistante. Quand une serveuse passe à proximité, je l’arrête pour lui demander de me servir une bière blonde qui ne tarde pas à arriver. J’ai désormais tout ce qu’il me faut pour passer ma meilleure soirée : de la nourriture à outrance, de l’alcool et une personne avec qui converser de manière très agréable.
-"Je comprends. Il est vrai que c'est à la fois perturbant et rassurant, ce mélange entre le calme de la nature et la vie frénétique et mécanique de la Forteresse qui essaye d'arracher son confort à l'un des pires climats qu'il puisse exister."
Et enfin le premier plat est servi. L'animal est une magnifique bête, magnifiée dans la mort par cette cuisson parfaite et maîtrisée. Sa peau est grillée et croustillante, la chair en dessous chaude et fondante. Les légumes semblent délicieux et apportent une touche de verdure nécessaire à cette indécence culinaire. Cuits dans la graisse de l'animal, ils ont été préparés comme ils auraient pu l'être avec de la graisse de canard. Sia se sert dans les légumes, et le couteau de l'homme se plonge dans la viande sans aucune résistance. Elle est prête à être dévorée, et le jus qui coule le long de la lame pour venir rejoindre cet océan liquide présent sous la volaille en est la preuve vivante. Ne rencontrant aucune résistance, les blancs sont rapidement dépiautés, la lame raclant les os pour ne pas perdre la moindre once de ce plaisir des papilles. Une fois l'animal totalement préparé et sa viande déposée dans la graisse pour qu'elle finisse de mijoter dans cette mer de légumes, le borgne se saisit de la seconde cuisse en arrivant à se retenir un instant pour répondre.
-"Bon appétit à toi aussi, tu m'en diras des nouvelles."
Le repas est loin d'être propre. La forgeronne dévore son plat, le blond en fait de même. Chaque bouchée fait soit disparaître une armée de légumes soit un généreux morceau de viande. La cuisse est rapidement engloutie, suivie du premier blanc. L'armada de légumes se fait décimer à bon rythme. Puis enfin vient la nouvelle question de la jeune femme, une fois son appétit au moins temporairement ralenti. Il pourrait presque sourire étant donné que la conversation qu'il a eut avec Java il y'a peu est similaire à cette dernière, même si tournée autrement. Terminant sa portion actuelle, Sileas finit par pousser un soupir satisfait, prenant une bonne gorgée de sa bière en redressant le regard vers sa comparse aventurière.
-"A vrai dire je ne sais pas totalement. J'adore ma vie actuelle, donc je risque de continuer à voyager régulièrement, même dans dix ans. Mais peut être qu'avec l'âge et l'expérience j'aurais envie de plus souvent me poser, et surtout dans un vrai chez moi. Ou alors je serais devenu Saphir et je prendrais les missions les plus dangereuses du royaume à la recherche des richesses et de la gloire éternelle. Et surtout, dans dix ans, cette question sera bien plus critique étant donné que je ne pourrais surement continuer ainsi. Aussi immortel et éternel que l'on puisse se penser, il faut accepter que passé un certain âge son corps commence à ne plus suivre. Qui sait, peut être que finalement je viendrais Garde à mon tour. Ce serait un beau pied de nez au destin et à mes rêves en même temps."
La moitié du plat arrive bien rapidement, trop rapidement même. Et avant de pouvoir réellement poser sa propre question, il finit par interpeler la serveuse quand elle repasse à portée. Cette dernière regarde la vitesse à laquelle ce festin se fait dévorer, ouvrant grand les yeux, presque surprise d'un tel fanatisme.
-Déjà ? Je vais demander aux cuisines d'envoyer la suite alors. J'espère en tout cas que le repas vous plait, même si j'en doute peu vu votre appétit.
Une fois la femme repartie affronter l'horreur du cuisinier en chef qui se retrouve ainsi débordé sous le travail à un rythme qu'il espérait pouvoir éviter et surtout préparer les nouvelles bières demandées, Sileas revient à la demoiselle face à lui. Son appétit commence à lentement mais surement être rassasié, et il peut accorder plus d'attention à cette charmante compagnie avec qui il passe la soirée.
-"Alors... J'ai compris que tu aimes forger, que tu adores même. Mais j'aimerais bien que tu m'expliques le pourquoi. Qu'est-ce qui te passionne tant la dedans, qu'aimes-tu dans le métier ? Et surtout, si tu devais fabriquer l'objet de tes rêves, de ton choix, ce serait quoi ?"
Tout du long, je dévore ce qu’il reste de ma part de volaille, hochant juste de la tête pour montrer que j’écoute. Je constate rapidement que mon compagnon de tablée n’envisage pas de si tôt d’abandonner ses projets d’aventuriers. Je pense un instant à Aslander qui malgré son âge a su percer et rendre ses expéditions encore plus lucratives qu’elles ne l’étaient déjà. Peut-être que le blond pourrait finir dans cette lignée s’il se dirige ainsi.
La suite est commandée et je me lèche les doigts l’un après l’autre avant de m’essuyer le visage qui est couvert de graisse pour reprendre une certaine apparence faussement distinguée. Vient mon tour d’avoir des réponses à fournir. Et les questions sont plutôt difficiles.
« C’est deux questions ça, pas juste une. Je vais t’en tenir rigueur. »
Je récupère ma bière et la descend presque cul sec pour me désaltérer après un tel premier repas. Je m’essuie les lèvres du dos de la main en reposant mon verre vide, un autre rôt arrivant à mes lèvres, le retenant à peine pour éviter qu’il ne soit trop sonore. Je m’installe confortablement au fond de mon siège alors que je réfléchis plus sérieusement.
« La forge, c'est une passion. Je ne sais trop comment l’expliquer... J’aime ça, je le sais et je le sens au plus profond de moi. Quand je me mets au travail et que je joue avec la chaleur du fourneau, que le martel les métaux brulants, que j’épuise mon corps jusqu’à perdre conscience de ce qui m’entoure, je suis ailleurs. Je suis dans un état où je ne pense plus, mon corps réagit lui-même, je suis dans un état second où je me sens comme flotter. J’ai réussi à trouver cet état assez jeune, et depuis j’ai cette envie dévorante de continuer encore et encore. Et puis, il y a toujours ce côté satisfaisant d’accomplir un travail. Que ça soit une création à moi que j’arrive à vendre, réaliser le projet complètement impossible d’un client, ou juste réparer l’arme d’un guerrier qui l’accompagne depuis ses débuts pour lui donner une seconde jeunesse... J’aime ce que je ressens à ce moment-là aussi. Et je crois que je me suis emportée et j’ai presque oublié ta seconde question... »
L’alcool commence à me monter à la tête, me rendant bien plus bavarde et enjouée. Je lâche un petit rire alors que mon verre se fait à nouveau remplacer. Je m’en empare sans pour autant le boire, enchainant rapidement sans laisser le blond m’interrompre.
« Et l’objet de mes rêves ? Je n’en ai pas un, mais plusieurs. Devenir aventurière, ça m’a donné pas mal d’idées. J’aimerais évidemment me faire un véritable arsenal, que ce que je porte et utilise pour me battre soit uniquement mes fabrications. J’aimerais aussi pouvoir créer une arme de légende, le genre que tous convoiteront. Le rêve de tout forgeron pour faire simple. Mais rien de précis en réalité. J’ai des projets, des idées farfelues, des souhaits sur lesquels je travaille pour les réaliser, mais pas un rêve unique. Je sais pas trop si ça te répond... »
Je porte mon troisième verre à mes lèvres alors que je réfléchis à ce que je peux lui demander. C’est qu’il m’a piégé avec ses questions, maintenant je dois réfléchir doublement tandis que l’alcool ralentit clairement mes réflexions. Je repense à notre rencontre et aux événements des derniers jours, essayant de retrouver des détails sur lesquels je m’interrogeais. Je relève d’un coup le visage dans la direction du blond, écarquillant l’œil comme si j’avais eu une illumination divine.
« Je sais ! La première nuit, on a dormi super tard. Enfin, on était pas censé dormir aussi tard, tu devais me réveiller. Le travail, tout ça. Alors, pourquoi tu dormais avec moi dans la tente ? En me levant, j’ai bien vu que tu as préparé des choses, il s’est passé quoi pour que tu te décides à te taper une petite sieste ? Je dégageais une chaleur trop agréable pour vouloir affronter le froid extérieur ? »
Je lâche un nouveau rire clairement alcoolisé. Je me doute qu’il devait simplement être fatigué et qu’il souhaitait un peu de repos quand aucun danger n’était visible, profitant du retour du jour pour gagner quelques heures de sommeil supplémentaires.
Sia se fait doucement emporter par les bières qu'elle enchaine, et le blond a beau boire plus, il le fait de manière bien plus progressive, laissant l'alcool affirmer son emprise qu'a petite dose. La question qu'elle lui pose est bien plus directe, lui faisant arquer un sourcil et presque légèrement rougir alors qu'il repense à cette nuit qui était si innocente et pourtant propice à tant de pensées. Heureusement, pour lui faire oublier cela la serveuse revient pour embarquer le plat désormais vide pour apporter la suite. Et même l'aventurier lui même, pourtant fanatique de bonne nourriture, est obligé de reconnaître la beauté du plat qui se trouve sous ses yeux.
Une gigantesque potence, que la femme a du mal de soulever à deux mains est installée sur la table qui grincerait presque. Des dizaines de piques sont visibles sur un trio de boules, et sur chacune de ses extrémité un morceau de viande rôtie trône. Une légère odeur d'alcool plane encore, alors que la viande très clairement été flambée avec une vin ou une liqueur pour lui donner un gout encore plus intense et prononcé, tandis que trois généreux plats plus proche de petits saladiers que d'assiettes sont remplies de patates fumantes macérant dans un fromage fondu. Les instruments de torture ont été savamment placés, de manière que chaque goutte de ce jus de viande fondant et au fumet prompt à éveiller les papilles vienne glorifier le gout des patates de ses saveurs mêlant ainsi cognac et bœuf encore saignant.
-"Alors pour la première matinée, c'est très simple. Je commencés à préparer le petit déjeuner quand j'ai voulu te réveiller. Et quand tu as à peine commencé à émerger, tu t'es accrochée à moi pour m'embarquer dans la tente et les fourrures sans vouloir me relâcher, comme si tu voulais profiter de ma chaleur... Et je dois dire que vu que rien ne pressait et qu'aucune attaque n'avait été rapportée en journée, je n'ai effectivement su résister à l'envie de rattraper les quelques heures de sommeil qu'il me manquait. Surtout que, vu la charmante et douce compagnie que tu offrais effectivement, je n'avais vraiment pas le cœur à me décrocher de tes bras pour retrouver le froid matinal. A choisir, j'ai très vite décidé que je préférais dormir en ta présence. Et je n'en regrette pas un seul instant."
Il finit avec un léger sourire en repensant à ce moment, aux nuits qu'ils ont déjà partagés. Il est vrai que la présence de la demoiselle s'est toujours avérée agréable, même lors de sa crise de panique, et que dormir avec elle est un plaisir qu'il n'aura surement pas la joie de revivre, mais qu'il saura chérir. S'étant tenu pour elle le temps d'offrir ses explications, il n'arrive ensuite plus à résister à se jeter sur le plat, usant de l'une des deux petites paires de pinces fournies pour tirer sur la viande et commencer à gober les bouts entiers. Chaque boule est prévue normalement pour deux personnes, mais même avec trois de ces dernières, Sileas sait très bien qu'ils arriveront sans mal à la fin du plat. Les patates recouvertes de ce fromage fondu et mariné au jus de viande seront plus coriaces, mais clairement pas un challenge pour le blond qui se sert plus que généreusement, sous le regard presque livide de la serveuse qui ne sait clairement pas quand son service finira à cause du duo, et celui beaucoup plus appréciateur du tenancier qui voit son chiffre d'affaire doubler en une seule table. Profitant de cette orgie de viande capable de nourrir un peloton entier de la garde, l'aventurier réfléchit à quoi demander. Et a vrai dire, il commence à avoir fait le tour des questions qui lui viennent en tête. La conversation devient plus amicale, taquine alors que l'alcool infuse le sang, offrant de nouvelles possibilités dont il vient se saisir.
-"Et je n'ai pas l'impression que cela te dérangeait plus que cela ! Je n'ai entendu aucune remarque sur cette nuit passée ensembles... Ni les suivantes, à vrai dire. Même si elles ont surtout été ponctuées par un besoin de dormir et de récupérer particulièrement intense. Est-ce que je dégage une chaleur si agréable que cela, que tu ne veuilles déjà plus te passer de l'étreinte de mes bras pour trouver le sommeil ? Non pas que je m'en plaigne, attention. Je suis le premier à être ravi de ces moments passés en ta présence."
Finissant sa propre bière, il vient en commander à son tour une nouvelle. Peut être est-ce l'alcool ou simplement se montre-il plus entreprenant, mais clairement il hésite un peu moins à assumer le fait qu'elle lui plait, ou du moins qu'il a su aimer ces moments arrachés à leur mission.
C’est à peine si je réagis à la réponse de mon comparse. Je l’ai donc entrainé dans mon sommeil et il s’est laissé avoir. Je devais faire une bien agréable bouillotte pour qu’il ne puisse y résister. Si j’ai pu lui permettre de gagner quelques heures de sommeil bénéfiques, j’en suis contente et ne vais pas me formaliser pour cela. Il est un aventurier, il a été très respectueux et extrêmement agréable ces derniers jours, je ne vais pas me plaindre de sa compagnie.
Je continue de manger et dévorer le plat qui s’offre à moi, vidant rapidement l’une des boules à moi seule alors que l’aventurier semble continuer sur cette histoire. Je relève à peine le nez de mon assiette, haussant légèrement des épaules en mangeant.
« Oui. Tu tiens chaud et je suis contente si tu aimes ma présence. »
Sans plus de formalité, je continue mon carnage tout en descendant ma bière, aidant ainsi la quantité impressionnante de nourriture à passer. La première boule étant terminée et Sileas s’étant aussi occupé de la sienne, nous nous retrouvons à partager la dernière. Nous finissons même par choisir le même morceau de viande, échangeant chacun un petit regard de défi avec l’autre. Je finis par lui laisser le morceau pour prendre celui d’à côté.
« Je ne vois pas vraiment de problème à vrai dire. Je n’aime pas spécialement que l’on me touche, mais je pense que si tu voulais abuser de moi, tu l’aurais déjà fait. Tu m’as aussi aidé pendant ma crise de panique durant la nuit, j’en déduis que je peux te faire un minimum confiance. Je n’ai donc aucune gêne à dormir avec toi, surtout en pleine mission ou quand la situation l’exige. »
Tout en parlant, j’agite ma fourchette en l’air, une petite pomme de terre étant planté dessus avant de finir dans ma bouche. Je mâche doucement, laissant mes pensées légèrement divaguer. La potence est rapidement nettoyée, au grand désespoir de la serveuse qui passe à ce moment-là. Après un long soupir de sa part, elle embarque le tout et revient plusieurs minutes après avec la petite sœur qui est une copie conforme de la grande.
Je me régale d’avance en voyant ce plat que je sais maintenant délicieux. La dégustation reprend alors son cours tandis qu’une pensée me traverse l’esprit. Je prends le temps de vider ma bouche avant de prendre à nouveau la parole.
« D’ailleurs, tu as prévu de dormir où ce soir et de faire quoi dans les prochains jours ? Personnellement, je n’ai rien prévu. Je pense peut-être prendre rendez-vous pour une téléportation en direction de la Forteresse demain, mais sinon je n’ai absolument rien planifié. Si tu as envie et si ça ne te dérange pas, je pourrais te suivre jusqu’à ce que je puisse me téléporter. »
Une nouvelle pomme de terre se retrouve transpercée avant d’être engloutie, suivie de près par plusieurs morceaux de viandes.
-"Soyons sincère Sia, je ne veux absolument pas abuser de toi, bien au contraire. Quel est le plaisir la dedans ? Mis à part des traumatismes et des envies de meurtres, aucun de nous deux n'en retirerait rien. Non, je ne vais pas nier, tu es charmante physiquement et tu m'attires, c'est un fait. Mais jamais je ne te ferais quoi que ce soit si tu n'en as pas envie, tu ne crains vraiment rien de ce coté."
Il assène cela comme un simple fait. Ce que c'est après tout. Après tout ce qu'ils ont vécus, pourquoi nier qu'elle lui plait physiquement ? Après tout c'est assez logique et il l'a déjà avoué à demi mots plus d'une fois. La seconde potence est rapportée et dévorée à un rythme aussi effréné que la grande sœur, et rien ne semble pouvoir rassasier l'appétit féroce des deux aventuriers. Surtout que bien rapidement, ce plat aussi est terminé. Avalant une bouchée de patates, Sileas ferme un instant l’œil à la question de la demoiselle pour pouvoir lui répondre. Il n'avait après tout lui même pas réellement réfléchi.
-"Alors je pensais reprendre la même chambre à l'auberge. Je n'ai jamais à me plaindre de leurs services. Autrement, surement m'occuper de payer demain le tarif de ma lance, et si je suis en état m'entrainer un peu physiquement. Quand j'utilise mon Don trop longuement, je sais que les muscles tendent à me faire souffrir les jours suivants, et je préfère éviter de les laisser au repos trop longtemps. Même si la saison est froide, sortir un peu de la Capitale ne fera pas de mal. Donc si tu veux m'accompagner, c'est avec plaisir. J'apprécierais toujours un moment passé en ta compagnie."
La seconde potence est finie, et la serveuse est au bout de sa vie. Elle ne pensait pas en arriver la, mais elle doit servir le plat suivant. Repartant avec la boule de métal et son support une fois la viande et les patates terminées, elle revient rapidement avec des dizaines de tranches de lard grillé. Ou plus précisément, de lard de Porc-Becue. Ils en parlaient plus tôt, voici désormais ces charmantes créatures sous leur forme la plus délicieuse sous leurs yeux. Et cette fois, aucune verdure, simplement ces croustillantes bouchées salées et dégoulinantes. Parfait pour gagner quelques kilos, mais aussi avoir une bonne excuse de les perdre en entrainement physique intense ensuite. Attrapant la première pour la croquer entre ses dents et pousser un soupir entre l'aise et l'extase, le blond rouvre l’œil.
-"Autrement, on pourrait s'entrainer ensembles si tu le souhaites. C'est jamais perdu de se trouver un petit terrain d'entrainement pour s'épuiser et sait-on jamais, mieux comprendre comment l'autre fonctionne si jamais nous repartons ensembles en mission. Et je pense que la prochaine fois que je passe à la forteresse, je profite de ces auberges avec des sources chaudes privées. Elles sont pas données mais après tout ça, j'aurais définitivement besoin de me remettre correctement les muscles en place. Et il faudra que je t'embarque aussi, je suis sur que ça te ferait du bien vu tout ce que tu forges."
Sileas parle comme si de rien n'était, descendant lanière après lanière de lard, même si elles sont particulièrement épaisses. Il faut dire qu'il reste encore deux ou trois plats avant d'arriver à la fin du repas, et ce petit interlude "léger" est le bienvenu...
Mes pensées défilent assez rapidement, même si légèrement embrouillées par l’alcool. Je viens d’ailleurs ajouter une nouvelle couche pour arrêter de trop réfléchir à ses mots, les rejetant dans un coin de mon esprit pour simplement profiter de cette soirée bien méritée après tant de travail.
Il m’expose ensuite ses projets pour la suite. Reprendre la même chambre à l’auberge, s’occuper de sa commande pour Orthos et s’entrainer physiquement. Le programme est intéressant, il m’invite même à m’y joindre et j’essaye péniblement de ne pas relever le fait qu’il insiste à nouveau sur le fait qu’il apprécie ma compagnie. Au moins, le rouge de ma gêne se mélange désormais à celui de l’alcool.
Vient le nouveau plat et je suis rapidement le blond pour me servir sans aucune gêne pour ce petit entremet bienvenue. Je commence à être bien rassasiée, mais j’ai encore de la place pour un ou deux plats. Si j’y vais plus doucement sur la suite, je devrais pouvoir suivre le borgne tout en lui laissant de larges portions. J’avoue avoir envie de goûter un peu de toute la sélection qu’il a faite.
Il propose cette fois franchement que je l’accompagne pour s’entrainer. Je profite qu’une serveuse s'occupe de troquer mon verre par un autre pour réfléchir sérieusement à sa proposition. Je ne suis absolument pas contre repartir en mission avec Sileas, il a su se montrer très utile au combat et je peux compter sur lui. L’offre est tout à fait intéressante. En revanche, la proposition suivante devient légèrement plus gênante, l’alcool me faisant réagir bien plus qu’habituellement à ce genre d’offre.
« Ce serait un plaisir de m’entrainer avec toi ! Et ça serait également agréable d’avoir à nouveau l’occasion de travailler avec toi ou que tu me fasses découvrir des spécialités de ta région natale. Je vais sûrement repartir demain, mais je compte bien abuser de ta compagnie jusqu’au bout. »
Je lui offre un large sourire taquin tout en récupérant un nouveau morceau de lard, rapidement suivi d’une gorgée de bière. L’alcool commence vraiment à me monter à la tête et je suis dans cette phase où je ne sais plus m’arrêter tellement je me sens bien. Je sais que je vais le regretter le lendemain, mais actuellement ma raison a pris des congés.
« D’ailleurs, ça ne te dérange pas si on reprend la chambre ensemble ? Je peux toujours en prendre une séparée, mais ça sera sûrement plus simple et pratique de reprendre la même ensemble. Je dois avouer, que j’ai bien envie de profiter de ta compagnie et de ta chaleur encore un peu. »
Un nouveau sourire suivi d’une autre gorgée d’alcool. Le plat de porc-becue est vidé, la serveuse dépitée vient nous en débarrasser avant de disparaitre en cuisine. Elle revient peu après nous apporter une assiette avec une énorme pomme de terre où de nombreuses brochettes sont plantées. La graisse de la viande s’écoule lentement sur le tubercule qui semble parfaitement cuit pour être fondant tout en gardant un cœur croquant. Je m’empare de l’un des pics et commence directement à dévorer les morceaux de viande.
« D’ailleurs, je deviens curieuse de ce que tu as dit plus tôt sur le fait de me faire faire d’autres de tes projets. Tu comptes m’en révéler plus ou tu as envie de voir mon réel talent avant de m’en parler ? Fais attention, je gagne en renommée petit à petit, un jour, je risque de ne plus pouvoir te consacrer d’attention. »
Je lâche un rire sincère à cette tentative pour le provoquer et taquiner. Les aventuriers auront toujours une place de choix dans mon carnet de commandes, et ceux que je sais fiables encore plus. Sileas pourrait entrer dans cette catégorie.
L'échange se poursuit et Sileas manque de recracher sa bière quand elle parle de profiter de sa compagnie et de sa chaleur. Non, plus rien ne fait sens dans ce qu'ils se disent, et les signaux sont désormais si loin de la côte qu'un navire s'échouerait obligatoirement si il essayait de les suivre. Mais a vrai dire, il n'a pas besoin de beaucoup réfléchir pour avoir la réponse à cette question, surtout que sa propre préserve commence à doucement se dissiper à cause de l'abus de bière.
-"Ça ne me dérange pas du tout, tu as raison ça sera plus simple. Et si mademoiselle souhaite profiter de ma compagnie et de ma chaleur pour une dernière nuit, qui suis-je pour lui refuser une telle demande ? Je ne suis pas cruel au point de laisser cette jeune femme aux manières bien dissipées dormir seule dans le froid d'une chambre vide."
Le plat de brochettes est servi, accompagné encore d'une nouvelle fournée de chopes. L'aventurier a cessé de les compter, et cette fois il pense à demander une carafe d'eau en même temps. Continuer de consommer ainsi de l'alcool sans rien pour le faire passer risque de leur couter une migraine assez violente le lendemain. Heureuse de n'avoir "que" ça à leur ramener pour le moment, la serveuse vient se presser, laissant toutefois le temps a l'homme de déjà dévorer deux des pics plantés avant de répondre.
-"Je vois que tu tentes déjà d'essayer de me mettre en concurrence avec le reste de ta clientèle pour une place dans ton agenda. Je saurais me souvenir de cela, ne t'en fais pas. Et a vrai dire, plus que voir tes talents, c'est surtout que je dois y réfléchir. Ma lance est un premier pas vers ce que je recherche, mais il va aussi me falloir une armure intégrale, des accessoires enchantés. Et surtout, des épées, des javelots de lancer. Et peut être une monture pour remplacer cette orbite inutile que je possède."
Servant à lui et à la jeune femme un verre d'eau, il vient descendre le premier cul-sec, puis un second, reprenant ensuite les brochettes entre deux gorgées de sa chope qui descends un peu trop vite pour son bien.
-"Mais ce ne sont que des idées que je dois encore dégrossir. Et surtout, il me faut beaucoup de cristaux. Je risque donc d'enchainer les missions les prochaines semaines, et surement les plus rentables, donc les plus dangereuses. Mais vu que vous êtes une jeune femme très demandée et chargée Sia, nous verrons donc à ce moment si vous trouvez encore quelques instants à m'accorder."
Un léger rire échappe de ses lèvres durant quelques secondes, qu'il vient étouffer en mâchonnant un nouveau bout de viande. L'ambiance des lieux et la compagnie avec qui il passe la soirée semble arriver à le mettre d'humeur plus joyeuse, lui arrachant même quelques rires. Agitant devant Sia sa brochette avant de finir de la nettoyer entièrement, il reprend d'une voix tout aussi taquine qu'elle.
-"Je verrais en tout cas avec plaisir un aperçu de ce que tu sais fabriquer, pour avoir une idée de tes talents ! Mais j'ai l'impression qu'il est déjà bien plus difficile de te demander du trouver du temps pour le travail comparé à ta rapidité sans égale pour ainsi trouver une raison de profiter encore quelques heures d'une paire de bras chauds dans lesquels dormir d'un sommeil apaisant."
Et au plus grand désespoir de leur serveuse attitrée... Le plat approche de la fin. Quand elle passe elle ne demande même plus si elle doit servir la suite -et fin- de leur repas, partant en cuisine chercher le clou de la soirée. Le dernier plat censé tous les magnifier et les achever. Un classique des aventuriers, mais cette fois cuisiné avec le temps, de l'amour et des produits d'excellente qualité. Un bon rôti de Boucton, accompagné de ses gigots. De la viande à ne plus quoi savoir en faire, et exactement ce dont ils ont besoin pour finir de se remplir l'estomac.
Je profite de ma nouvelle chope alors que le blond se met à commander de l’eau. J’arque légèrement les sourcils à cette demande avant de commencer à compter le nombre de verres que j’ai déjà descendu. Je me rends ensuite compte que je ne vais pas devoir m’inquiéter de mon sommeil de cette nuit, mais plutôt mon état du lendemain. Je le suis alors, alternant verres d’eau et bouchées de brochettes.
Je ne peux retenir des sourires en entendant les projets de mon camarade. Une armure, des objets enchantés, des armes, beaucoup de choses qui peuvent être très intéressantes et faire des projets extrêmement rentables. Il va falloir que je me penche sur la manière d’enchanter mes créations un minimum, c’est un marché plus juteux qu’il ne me semblait au premier abord. Je note cela dans un coin de mon esprit, essayant de me rappeler d’aller voir mon enchanteur préféré pour l’embêter un peu lui et son grimoire démoniaque.
« Si cela te dérange, je peux toujours trouver une autre paire de bras pour m’accueillir. »
Ce ne sont que des paroles en l’air, mon large sourire le soulignant parfaitement. Bien que je puisse dormir avec n’importe qui sans problème, je ne suis pas non plus celle qui cherche absolument de la compagnie pour cela. Et puis, on ne peut pas forcément savoir sur qui l’on va tomber ainsi. Si Sileas parait respectueux, cela n’est pas forcément le cas de tout le monde.
« Dans le pire des cas, mes parents ne vivent pas loin, je peux toujours regagner la chambre que je partageais avec ma petite sœur. Je suis sûre qu’elle sera ravie de pouvoir à nouveau dormir avec moi. »
Si elle est là. Menant sa vie d’aventurière, il est devenu difficile de prévoir quand je vais pouvoir croiser Sio. Même la contacter pour avoir de ses nouvelles ne semble pas forcément simple. Et après, c'est moi que l’on accuse de l’abandonner... Mais cela est un autre sujet. Je me concentre sur le dernier plat qui nous est servi. Du boucton. Je ne me rappelle pas en avoir mangé, mais le fumet qui s’en dégage me donne envie d’y goûter. Je n’ai pour ainsi dire plus de place dans l’estomac, mais je m’efforce de manger autant que possible.
Quand je sens que je ne peux plus avaler un morceau, je rends les armes. Mes couverts sont déposés et je souffle longuement de satisfaction. Je viens arroser mon estomac plein d’un verre d’eau pour aider à faire passer le tout.
« Je n’ai pas autant et aussi agréablement mangé depuis un moment. Je dois sincèrement te remercier pour cette soirée. Je devrais même dire cette journée. Ça a été plutôt agréable, je dois bien l’avouer... »
La fatigue commence à doucement se faire sentir, mais je n’ai pourtant pas envie que ça se termine aussi vite. J’ai envie de prolonger le tout, mais comment ? J’apprécie Sileas et sa compagnie, j’ai envie d’en apprendre plus de lui. Nous avons déjà découvert beaucoup l’un de l’autre et le blond m’a aidé à oublier mes problèmes le temps de cette mission et cette journée de repos. Je n’ai pas envie que cela se termine aussi rapidement. Demain, je devrais retourner à la réalité de ma routine. Faire des missions risque de me manquer les prochaines semaines. J’ai déjà hâte de pouvoir postuler pour de nouvelles requêtes de la guilde et peut être espérer croiser le borgne au détour de l’une d’entre elles.
Et Sia ne peut s'empêcher de lui détailler ses autres opportunités de la nuit, alors qu'ils continuent le dernier plat. Et heureusement que c'est le final, car même le blond ne saurait ingérer grand chose de plus, surtout quand la demoiselle laisse tomber et les armes et qu'il doit finir leurs deux parts. Fini l'alcool même si le plat s'y prêterait bien, et une fois sa dernière chope vidée, l'homme essaye de rester correct, du moins autant que possible pour sauver les meubles après tout ce qu'ils viennent de descendre.
-"Eh bien, tant de choix qui vous ouvrent les bras, et vous me choisissez moi. Je suis honoré que sa sainteté m'estime digne de sa présence et de la chaleur de son corps pour ainsi lutter contre la fraicheur nocturne."
Sileas sourit à cette petite blague et la taquinerie qui s'ensuit, tout en observant la table entre eux. Les plats sont enfin vides, et la serveuse pousse un soupir épuisé en comprenant que sa tâche est enfin terminée, qu'elle va pouvoir reprendre un service normal après cette apocalypse livrée par surprise. Plus de bruit de couteau raclant les os à la recherche du moindre bout de viande, plus de sonorités de viande juteuse se faisant ainsi arracher à son support pour être engloutie. Plus de cette douce cacophonie des couverts attrapant des tas de légumes pour les engloutir frénétiquement. Même le blond s'installe un peu plus confortablement sur sa chaise, arrosant le tout d'eau pour commencer la longue digestion qui s'annonce. Cela n'empêche pas l'homme d'ouvrir de nouveau les lèvres pour continuer à parler.
-"Tu n'as pas à me remercier, j'ai passé une excellente journée aussi . Certes chargée et on risque de dormir comme des masses, mais particulièrement agréable. Et elle n'est pas encore totalement finie. Je ne sais pas pour toi, mais je ne me vois pas me coucher dans cet état."
Profitant encore un peu de la place au chaud, l'aventurier se plonge un peu plus profondément dans ses pensées. Il a vraiment passé une bonne journée, et est heureux d'avoir pu en apprendre un peu plus sur la demoiselle qui a failli partager une tombe à ses cotés au milieu d'une forêt dont tout le monde ignore le nom à cause de l'idiotie des habitants locaux. Et lui non plus n'a pas envie de voir cela se terminer de sitôt, alors qu'il fouille pour déposer une bourse bien chargée de cristaux sur la table pour payer le repas -et le pourboire de cette pauvre femme qui l'a bien mérité-, tandis que cette dernière finit de les débarrasser.
-"Je te propose une petite ballade pour digérer ? Ça ne nous fera pas de mal de marcher un peu. Et ça nous permettra de continuer à discuter au moins."
Finalement, le borgne arrive à se relever, après avoir payé. S'étirant avec un long grognement, il attend que sa partenaire en fasse de même, avant de saluer la serveuse et le tenancier qui compte ses cristaux avec une certaine joie. C'est pas aisé, mais peu à peu ils arrivent à reprendre la porte et sortir, l'air frais et revigorant de la nuit les frappant de nouveau. Un nouveau grognement échappe des lèvres de Sileas, qui commence à tranquillement marcher en surveillant que sa comparse lui emboite le pas. La destination n'est pas réellement importante, il se contente d'essayer de digérer un peu le repas et tasser tout cela, finissant par sourire de nouveau.
-"Et maintenant que je crois que nous n'avons tous deux presque plus aucune barrière... Je me permet de poser une question que l'on a souvent du t'adresser. Cela fait comment de vivre avec une telle... Chose, car je sais pas trop comment l’appeler, à la place de ton œil ? Désolé si c'est un sujet sensible, mais je suis curieux..."
Les pieds dans le plat, toujours. Surtout avec une demi-douzaine de chopes dans le nez.
Bien que la fatigue de la journée commence à se faire sentir, je ne peux qu’approuver ses dires avec un petit hochement de tête. Pourquoi souhaiter arrêter si rapidement un moment avec une compagnie si agréable ? Nous avons chacun pu échanger et commencer à connaître l’autre, mais cela ne semble pas vraiment nous suffire. Je sens déjà le début d’une belle amitié.
Après quelques minutes, Sileas se décide à payer sa part et je l’imite rapidement en laissant un pourboire à la serveuse. Elle l’a bien mérité après le rythme infernal que nous lui avons imposé ce soir. Je suis légèrement déçue de ne pouvoir profiter d’une note sucrée pour terminer, mais je ne pense pas pouvoir manger quelque chose de plus. Au moins, nous n’avons fait aucun gâchis. S’ensuit une proposition de promenade que j’accepte vivement. Rien de tel pour faire passer tout ce que nous avons englouti.
J’imite le borgne, me relevant en m’étirant avec un petit grognement satisfait. Le sol tangue légèrement, mais je me rattrape et arrive à faire bonne impression. Je prends mon temps, laissant mon corps s’habituer au fait que je suis en position debout. Quand j’arrive enfin à la porte, j’ai l’impression de marcher un peu plus droit, même si cela reste difficile. Je laisse l’aventurier devant avant de me forcer à accélérer le pas pour le rattraper et m’emparer de son bras. Ainsi, je ne risque plus la chute. Ou en tout cas, il pourra amortir la mienne.
Vient alors la question légèrement gênante que j’ai souvent entendue sous diverses formes. Ma fleur est un sujet de curiosité très courant. Je grogne légèrement, resserrant ma prise sur son bras tout en avançant. J’essaye de poser ma tête sur son épaule pour calmer cette impression que rien n’est stable, mais c’est pire. Je me redresse alors, poussant un long soupir avant de commencer à répondre.
« On commence donc les vraies questions... D’accord, mais j’aimerais que tu me racontes comment tu as perdu ton œil. »
Je souris en tournant un instant le regard dans sa direction, un petit air taquin sur les traits lui signifiant qu’il ne va pas pouvoir se défiler facilement.
« C’est une fleur. Une véritable fleur. Enfin, une fleur magique. Elle ne semble pas avoir de pollen et n’attire pas les insectes, mais elle en a toute la structure. Elle fait partie de mon pouvoir et c’est elle qui m’a permis de te sauver et guérir mon corps. C’est aussi pour cela qu’elle est tombée, j’ai épuisé toute son énergie. Elle a juste... fané. Elle repoussera dans quelques jours et sera belle comme au premier jour. »
Je fais une légère pause, me rendant compte que cela ne correspond pas à la question qu’il m’a posé. Je réfléchis avec une petite moue concentrée avant d’essayer de mettre des mots sur mes impressions.
« Pour ce que ça fait... Je ne sais pas dire. Je suis née avec et j’ai toujours été borgne. Je ne sais pas ce que ça fait d’avoir deux yeux. Elle ne me dérange pas, je n’ai pas de sensation particulière à son niveau. C’est un peu comme si tu me demandais ce que cela fait d’avoir un nez. Après, je peux te dire qu’elle attire les regards et les convoitises... »
Je me mords légèrement la langue. Pour le coup, j’ai un peu trop parlé et j’espère qu’il ne va pas relever ce détail. Je ne comprends pas moi-même l’intérêt que l’on porte à la source de mon pouvoir, mais j’en ai déjà fait les frais. Je porte ensuite ma main libre à mon bandeau sur l’œil, le touchant de manière pensive alors que mes pensées vagabondent sans retenue.
« Quand elle tombe, il n’y a rien au niveau de mon œil. Juste de la peau. C’est bizarre apparemment et ça en dégoute certain. Comme si avoir un orbite vide ou une cicatrice serait plus logique. Donc j’ai commencé à mettre un bandeau pour sortir. C’est vraiment si étrange de n’avoir qu’un œil ? »
Je relève à nouveau le visage vers celui du blond. Une question un peu étrange à poser à un autre borgne, mais il a pu voir mon visage sans mon bandeau et cela ne semble pas l’avoir particulièrement dégouté. J’en suis maintenant particulièrement curieuse.
-"Si tu veux. Je ne suis pas sur que ce soit passionnant, mais je te devrais bien une explication."
Tandis qu'ils continuent leur trajet sans réel but, déambulant simplement dans la capitale à travers la nuit, le blond écoute avec attention les explication de sa comparse. Le fonctionnement de sa fleur et le fait qu'elle est partie inhérente de son pouvoir. La confirmation qu'en effet, elle ne fait pas que soigner les autres et qu'elle permet aussi à Sia de récupérer plus vite, ce qui explique pourquoi en une bonne nuit de sommeil elle a presque totalement récupérée de ses blessures. Vraiment un pouvoir particulièrement utile, surtout pour une aventurière, métier aux blessures régulières. Le fait que cette fleur soit aussi un indicateur d'énergie est intéressant. Il est donc possible d'avoir physiquement une indication de son niveau d'épuisement magique, et cela peut s'avérer très utile pour de prochaines missions.
Emportant la demoiselle vers les quartiers plus calmes -et normalement verts, mais c'est actuellement la saison froide- de la ville, l'aventurier continue d'écouter patiemment. C'est intéressant, clairement. Il se demande ce que cela fait de vivre avec un seul oeil depuis la naissance et ne pas connaître la sensation d'en avoir deux. Mais ce qu'elle dit ensuite le fait légèrement grogner. Il serait moins alcoolisé qu'il aurait relevé avec plus de véhémence ce point qui fait étrangement sens avec certaines de ses questions. Heureusement pour Sia, son attention est émoussée. Et même si il prête toute son attention aux paroles de cette dernière, il est encore limité dans sa réflexion. Vient ensuite cette question qui le prends légèrement au dépourvu et le laisse lèvres entrouvertes quelques secondes avant qu'il n'arrive à répondre.
-"Je comprends pourquoi cela peut choquer les gens. Ce n'est pas quelque chose de commun, et tu sais combien beaucoup de monde aime quand tout est identique ou presque et ne sort pas de l'ordinaire. Et si c'est étrange d'avoir une fleur à la place de l’œil, personnellement ça ne me choque pas plus que cela."
Alors qu'ils se baladent encore, il sent que c'est à lui de fournir des explication. Un soupir échappe ses lèvres alors qu'il se redresse avec un grognement qui dure quelques secondes, roulant des épaules pour réchauffer ses muscles.
-"Pour mon propre œil, ce n'est guère surprenant et je m'en excuse d'avance. J'étais plus jeune, encore un peu nimbé de cette aura d'invincibilité que l'on a quand on débute. Quelques quêtes qui s'étaient un peu trop bien passées et je me suis cru le roi du monde, et j'ai fais l'erreur d'être arrogant et de laisser ma garde un peu trop basse."
Ce qui ne vous tue pas vous rends plus fort. Et ce qui vous mutile vous laisse une leçon à vie. Si il n'a pas de problème à raconter cela, c'est surtout que Sileas s'en veut à lui même d'avoir été si stupide et si hautain envers ses ennemis. Une créature acculée est toujours plus dangereuse, et il est facile de se faire avoir, comme le prouve la trace ainsi laissée à jamais sur son visage.
-"J'ai donc accepté une quête pour affronter un Marchebrume. J'ai cru que ça serait facile, après tout, si j'enchainais les quêtes, aucune raison que cela ne se passe pas comme les autres. Mais j'ai fais l'erreur de me laisser isoler. Et autant dire que si aujourd'hui je pourrais peut être tenir le terrain contre une de ses créatures et leur perfidie, a l'époque ce n'était absolument pas le cas. Au fond j'ai eut de la chance, je suis encore vivant après tout. Mais voila, tu sais tout."
Ils arrivent à ce qui ressemble à un petit parc, aux arbres hélas ternis par les températures glaciales. Continuant de marcher, l'homme vérifie les alentours pour se repérer et surtout retrouver l'auberge où ils sont censés se poser pour la nuit. Finalement, avant de clôturer ce sujet, il vient ajouter.
-"Mais je ne compte pas rester borgne toute ma vie. Je dois dire que je songe de plus en plus à essayer de faire fabriquer un œil enchanté pour remplacer celui perdu. Ça pourrait être un outil particulièrement utile en combat, surtout selon l'enchantement que j'arriverais à y incruster..."
Je suis tout de même impressionné. Sileas devait être particulièrement jeune. Certainement plus jeune que moi à cette époque, et il a affronté un marchebrume. Je ne pense pas que je serais capable de survivre face à une bête aussi dangereuse. Enfin, il y a quelques jours je pensais la même chose d’un chouettours, mais j’ai survécu. Miraculeusement, mais j’ai survécu.
Je relève légèrement la tête quand il parle de ne pas vouloir rester borgne à vie, utiliser un objet magique pour compenser sa perte. L’idée n’est pas bête, mais elle ne m’a jamais traversé l’esprit. J’y réfléchis un moment tout en marchant. Le bruit de la neige crisse sous nos pieds, suivant le petit chemin à peine repérable du parc. Tout devient particulièrement calme, seuls les bruits la ville nous parviennent avec une certaine distance. La neige les étouffe légèrement, nos pas étant tout ce qui résonne à nos oreilles.
Nous restons silencieux tout en marchant, avançant sans réel but pendant un moment. Finalement, je relève le regard vers mon comparse, constatant qu’il parait légèrement perdu. J’étire un sourire et viens à mon tour le guider, nous faisant regagner la civilisation bien rapidement. Nous reprenons les rues empruntées ce matin, regagnant celle où nous sommes arrivés la veille. Marcher semble nous avoir fait du bien à tous les deux, mais nous semblons maintenant bien trop fatigués pour continuer à discuter.
Notre auberge arrive en vue et nous la gagnons pour négocier la reprise de notre chambre. Sous le regard amusé de l’aubergiste, nous annonçons vouloir la même chambre que la veille. C’est avec un plaisir non feins qu’il nous redonne les clés, profitant pour nous annoncer que les draps sont propres et ont bien été changé. C’est toujours en silence que nous regagnons notre espace privé. Je finis par enfin lâcher le blond que je n’avais pas vraiment libéré tout du long, l’utilisant comme support pour ne pas risquer de chuter.
Mon sac est posé dans un coin de la pièce, ma veste retirée et accrochée non loin, mes chaussures retirées avant que je ne vienne m’allonger d’un coup de mon côté du lit. Un long soupir d’aise s’échappe de mes lèvres. J’ai le ventre plein, j’ai passé une très agréable journée et soirée, j’espère maintenant bien dormir. Je tourne légèrement la tête vers l’aventurier qui s’installe et se met à l’aise. Je repense à nos discussions et un détail me frappe alors.
« Sileas. Je me demandais... De ce que tu racontes, ces dix dernières années, tu n’as pas arrêté de voyager. »
Je me mords légèrement la lèvre inférieure, sentant que je risque de mettre les pieds dans le plat et aborder un sujet potentiellement sensible. Trop tard, j’ai besoin d’assouvir ma curiosité.
« Tu n’as pas ou plus personne qui attend que tu rentres ? Je veux dire... Tu as l’air de ne plus avoir beaucoup de contact avec ta famille, et à tes dires je n’ai pas l’impression que tu as un endroit où tu sais que quelqu’un attend ton retour de mission. »