- Tu as oublié Solveig. Murmura une petite voix à côté d’elle.
- Qu’est-ce que j’ai oublié ? Demanda l’intéressée en ouvrant un œil.
Penché sur elle se tenait un petit garçon. Ses grands yeux oranges la dévisageaient alors que ses lèvres carmines s’étiraient en un fin sourire. De petites boucles blanches entouraient ses joues toutes rondes. La valkyrie lui sourit en retour. Elle n’avait au grand jamais rencontré cet enfant, pourtant c’était comme si elle l'avait toujours connu. Doucement elle se redressa puis s’étira, toujours sous le regard orangé et scrutateur.
- Tout. ajouta-t-il.
- Tout ?
- Oui, tout. Tu oublies toujours.
Les oreilles de la chiraki s’agitèrent sur son crâne. Qu’avait-elle bien pu oublier ? Elle devait admettre que depuis quelques jours elle avait la désagréable sensation qu’un voile obstruait ses pensées. Calixte le lui avait dit à mi-mot, mais qu’en savait-il réellement ? Elle savait que rien ne manquait. Du bout de la griffe, elle se gratouilla le menton tout en regardant le ciel qui prenait une teinte violacée. Elle fouina les recoins de sa mémoire avant de soupirer longuement en se laissant retomber dans l’herbe fraîche qui lui chatouilla le creux des coudes.
- Non, je n’oublie définitivement rien.
- Si, regarde. En suivant le doigt pointé, elle observa sa main gauche. Indemne. Elle la regarda longuement, la tâta de sa dextre puis attrapa un brin d’herbe qu’elle arracha.
- T’es un bien étrange petit garçon.
L’enfant lui sourit, amusé.
- Je suis ce que j’aurais dû être. Viens, je vais te montrer ce que tu as oublié.
- Aaaaah… On est pas bien ici ?
- Tu es dans ta propre prison.
- Qu’est-ce qui faut pas entendre…
Les petits doigts se glissèrent autour de ceux de Solveig pour la tirer faiblement. La jeune femme, en se redressant, constata avec amusement qu’ils possédaient la même carnation, puis quitta à regrets son coussin de verdure pour se laisser entrainer par delà la pluie de feuilles tombantes. Elle ne vit plus rien, seul le néant l’attendait. Plantant ses poings sur ses hanches, elle remarqua que le petit garçon s’était volatilisé, à sa place elle découvrit ce qui semblait être une momie. Son regard vide la fixait, ses bandelettes décharnées, abîmées par des milliers d’années d'errance, flottaient autour de lui tendant leurs rubans vers elle. La garde resta bouche bée. Sa main lâcha la mienne et elle recula d’un pas. Soudainement elle avait chaud, une chaleur ardente qui inondait son corps tout entier. Un vrombissement furieux vint faire trembler ses tempes.
- Qu’est-ce que…
- Tu m’as oublié.
Brusquement Solveig se redressa dans son lit. Le souffle court, le visage couvert de sueur. Son palpitant battait furieusement contre ses côtes, lui donnant l’impression que sa cage thoracique allait se fendre pour le laisser s’échapper. A ses côtés Calixte dormait toujours à points fermés. Elle le fixa longuement, comme pour s’assurer qu’elle n’était pas à nouveau entrain de se laisser emporter par l’un de ces songes fantomatiques qui assaillaient ses nuits depuis son retour de l’île volante. Puis elle quitta leur couche afin de s’asperger le visage d’eau. Son reflet lui renvoya une image émaciée, épuisée mais en bonne santé. Elle lui adressa un sourire avant de retourner se cacher sous les couvertures.
La présence du coursier l'apaisait bien plus que n’importe quel somnifère, toutefois cette nuit, elle fut parfaitement incapable de retrouver le sommeil, aussi elle entreprit d’embrasser ses joues, son nez et ses lèvres, cherchant égoïstement à obtenir son attention.
- Je m’ennuie, réveille toi. Ronchonna-t-elle en lui donnant un petit coup de nez dans l’angle de la mâchoire. Puis elle s’installa à hauteur de sa tempe et le fixa avec intensité, comme si cela allait l’éveiller par magie.
Du mouvement à l’orée de son champ de vision, à l’affleurement de sa conscience, attira son attention, et son regard d’ambre s’arracha à la contemplation du désert rocailleux pour appréhender la délicate silhouette d’un enfant. Dans cette dimension onirique suspendue entre le chimérique et l’absolu, rien ne pouvait vraiment le surprendre, et peu de choses trouvait à terme empreinte bien ancrée dans la réalité de son réveil. Ici, il savait, de cette façon péremptoire dont il était convaincu que le soleil se lèverait chaque jour de sa vie, qu’il pouvait croiser tous ceux qui comptaient, d’une manière ou d’une autre, à son existence. Certitude et souvenir qui s’estomperaient inexorablement avec le reflux du rêve, pour mieux revenir la fois prochaine où ses paupières se baisseraient à nouveau. Néanmoins, même fort des évidences aux entournures niées, occultées, par un quotidien pressant d’obligations, Calixte ne reconnaissait guère les boucles nacrées encadrant de leur corolle le visage infantile, ni le regard orangé à l’éclat étrangement innocent et alourdi de savoir accrochant le sien, ni les traits d’une douceur infinie et incomplète dessinant le petit garçon.
Alors pourquoi sa présence trouvait-elle écho dans la mémoire viscérale de son être ? Se penchant en avant pour mieux examiner cet étranger qui ravivait des souvenirs agaçant ses songes sans se laisser saisir, Calixte fronça les sourcils. Une inquiétude sourde rejaillissant au creux de sa poitrine, éclatant la fragile sérénité qui s’était jusque-là installée dans sa chair. Alentour, la terre trembla.
Ses yeux s’ouvrirent brusquement, effaçant landes accidentées et incompréhensibles développements. Ne laissant persister qu’une désagréable sensation de confusion et d’appréhension irritant son esprit émergeant péniblement des brumes oniriques.
Une trémulation bien réelle, un à-coup bien déterminé, chassa impérieusement les chétifs reliquats du rêve, et les doigts de Calixte trouvèrent instinctivement l’arrondi souverain de son ventre. Lui rappelant l’étrange réalité de son présent, comme celle de sa vessie malmenée par ces voisins toujours plus imposants et tumultueux. La chaleur encore plus irrésistible d’une main contre ses courbes détourna ses pensées désorganisées pour les enchâsser, sans hésitation aucune, au creux de la présence de Solveig. Ses lèvres embrassèrent machinalement les phalanges baladeuses, et son regard accrocha celui vif de la Valkyrie, avant d’effectuer un aller-retour vers les ténèbres de la nuit toujours déployées au-delà des volets imparfaitement occultants. Des ridules inquiètes, témoins d’un passif nocturne complexe depuis quelques lunes, creusèrent son visage comme iel observait plus attentivement celui lui faisant face. Et iel entrouvrit la bouche pour mettre en mots son tracas lorsque certains impératifs se rappelèrent à iel.
- Je reviens, grimaça-t-iel en se redressant, déposant un baiser contre une tempe ombragée de mèches claires, avant de basculer maladroitement hors du lit.
Lorsqu’iel avait acquis le SAPIC, iel s’était douté-e qui lui faudrait un certain temps pour appréhender ses formes féminines. Iel n’avait pas imaginé à ce point. Evitant de justesse les silhouettes endormies de Ka’tea et Ashae qui avaient profité d’un moment de faiblesse de sa part pour se faufiler dans la chambre la veille au soir, louvoyant lourdement sur ses jambes gourdes, iel shoota néanmoins involontairement dans Apolline avant de parvenir à sa destination. L’âme artificielle lâcha un gloussement avant d’émettre à nouveau de sonores ronflements.
Le trajet retour fut plus assuré, mais lo soldat-e ne put s’empêcher de grommeler doucement contre son dos et son ventre qui semblaient décidés à n’être qu’inconfortables zones de tensions. Se glissant gauchement contre les draps de leur couche, rampant avec l’élégance discutable d’un pachyderme, iel se coula contre les formes de Solveig. Réveillée, énergique, bien trop alerte pour cette heure probablement indécente de la nuit. Dans son giron, deux paires de petits pieds répondirent vigoureusement à l’impétuosité de la mi-chiraki, leur écho rebondissant contre la silhouette de celle-ci dans l’entremêlement de leurs corps.
Membres enlacés contre ceux de son amante, nez enfoui dans la courbure de son cou, paupières papillonnant d’aise au parfum familier et réconfortant, Calixte fleurta avec l’idée de se rendormir ainsi. Mais certaines évidences avaient d’immuables préséances sur son âme.
- Un cristal pour tes pensées ? demanda-t-iel contre une peau encore humide.
Et puis, comme iel n’avait jamais autoritaire dans ses attentions, mais bien volontiers joueur-se, iel ajouta :
- Réno m’a dit que les nouveaux mannequins d’entrainement étaient arrivés.
N’était-il pas tradition que de leur offrir un ravalement de façade digne de ce nom avant de commencer leur noble rôle de cible sur le terrain d’entrainement ? Et, avantage non négligeable d’appartenir à la Logistique, Calixte savait parfaitement où trouver matériel pour offrir une beauté à ces innocents mannequins.
- Bonne idée. Répondit Solveig d’un ton étrangement calme. Peut-être que les nouveaux mannequins apaiseraient le tumulte de son esprit. Dans son fort intérieur elle n’y cru pas un seul instant mais ça valait le coup d’essayer. A choisir elle aurait préférée se lover encore un peu plus contre Calixte, qu’il soit homme ou femme elle le désirait avec une ardeur peut commune et même son large ventre et son air de cétacé n’avaient eut raison de cela. Cependant elle savait mieux que quiconque qu’il lui fallait du repos. Sans être une présence indésirable, elle troublait ses nuits par pur égoïsme. Car elle sentait que si elle restait seule trop longtemps, les ténèbres de son esprit allaient surgir. Comme une créature à l'affût, elle sentait qu'au-delà du voile de ses pensées, quelque chose attendait tapis dans l’ombre. - J’ai juste le sommeil agité. Grommela-t-elle en s’arrachant aux draps. C’était une chose assez commune chez elle et si elle pouvait dormir d’un sommeil de plomb, parfois ce n’était pas le cas. Cette fois était différente. Quelque chose avait changé depuis son retour, mais incapable de mettre le doigt dessus, elle n’avait pas tenu à en parler à son compagnon. Le pauvre s’était suffisamment inquiété pour les dix lunes à venir. Les enfants à naître étaient également une source d’angoisse. La valkyrie ne tenait pas à être responsable de plus. Elle quitta donc sa chambre après avoir déposé une myriade de baisers affectueux sur chaque parcelle de son visage, lui avoir remonté la couette jusqu’au nez et s’être assuré qu’un verre d’eau se trouvait suffisamment proche pour qu’il n’ait pas à se relever.
Cette nuit-là, la valkyrie ne s’était pas entraînée. Elle était descendue sur le terrain d'entraînement, balayé par un vent frais qui l’avait fait frissonner, puis s’était rendu dans la remise où ses nouveaux adversaires de fer et de paille l’attendaient. Elle en était ressortie les -la- mains vides. Depuis son retour, la jeune femme n’avait plus goût au combat. A vrai dire elle n’avait plus goût à grand-chose, comme si en revenant de l’île volante tout n’avait plus eu que le goût de la cendre, que la noirceur de son esprit avalait sa joie de vivre à chaque minute. Plus le temps passait, plus la fatigue l’arrimait à un monde qui n’était pas le sien. Solveig ne souffrait pas de blessure externes, mais les traces indélébiles sur son âme perduraient, profondes, inéluctables. Elles étaient comme une plaie ouverte dont on ne peut stopper l’hémorragie et elle n’avait jamais essayé d’y mettre un pansement, son instinct lui soufflait de laisser le temps faire. Ce soir là, la chiraki se percha sur la plus haute muraille pour apprécier la vue sur la ville. Calme et lumineuse, elle était rentrée chez elle, rien ne comptait plus que cela.
- Deux lunes. Constata la garde en levant le nez vers un ciel constellé. Un nuage de lyrides passa le long de la voûte céleste. C’était un spectacle enchanteur qui lui arracha un sourire. Levant la main, elle fit mine de vouloir saisir la queue d’une étoile filante qui disparut à l’instant où elle refermait les doigts.
- Je trouve cet endroit joli.
Haussant les sourcils, la jeune femme ne put que grimacer. Autour d’eux s'étendait un gigantesque désert nocturne. Du sable et des dunes à pertes de vue, la lueur des lunes reflétaient une lumière bleue qui donnait à l’endroit des airs de féérie. Peut-être que s'ils restaient là suffisamment longtemps, ils apercevraient un djinn ou une fée des sables, comme celles des contes de son enfance.
- Tu viens ?
Depuis de nombreuses nuits, ses rêves étaient habités par un enfant. Elle ne l’avait jamais vu et ne se souvenait pas l’avoir jamais rencontré autre part qu’ici. Pourtant il était là, toujours.
- On va se perdre. Répondit-elle en regardant l’horizon sablonneuse.
- On est dans ton rêve. Le petit garçon rit, agitant sur sa tête ses petites boucles blanches.
- C’est vrai. Solveig lui tendit la main dans un sourire et sans l’once d’une hésitation il y glissa ses doigts avant de la guider à travers l’erg.
Ils traversèrent des plaines de sable bleui par la nuit, gravirent des dunes aussi hautes que des maisons puis les descendirent à toutes jambes à grand renfort de cris. Il passèrent devant une oasis dotée d’un grand lac, où une herbe verte semblait pousser sans difficulté mais lorsqu’ils s’en approchèrent elle avait disparu. Solveig eut l’impression que leur voyage dura des heures mais quand ils arrivèrent enfin, le jeu en valait la chandelle. Devant eux se dressait une ville. Elle fut la première à s’y engager, poussée par une curiosité insatiable. Son instinct se hérissa, lui intimant de rebrousser chemin. “C’est mon rêve” Songea-t-elle en poursuivant sa route, resserrant sa main autour des doigts de l’enfant qui lui sourit en retour.
Ils débouchèrent sur un pont dont les fondations plongeaient dans un néant des plus total. Subitement le désert autour d’eux disparu pour ne laisser place qu’à une ville fantôme. Tout était silencieux. Aucun oiseau ne chantait, il n’y avait pas d’habitants pour les accueillir, la cité elle-même semblait avoir cessé de respirer. Les deux intrus ne parlaient pas non plus, ils se contentèrent d’avancer. Arrivant sur une place principale, ils décidèrent de gravir les marches qui les mèneraient sur les hauteurs. Au loin se dressait une tour ; Solveig sentit quelque chose gratter à l’orée de sa conscience et elle n’y fit pas attention. Ils passèrent devant un bastion, tout aussi vide que le reste, puis prirent une rue adjacente qui montait droit vers la tour. En quelques minutes ils se trouvèrent devant ses portes.
- On est où ?
- Là où tu nous a emmenés.
- Je te suis depuis tout à l’heure ! S’exclama la chiraki, incrédule.
- En es-tu certaine ?
- Evidemment je… Lorsqu’elle baissa les yeux sur le petit garçon, il n'était plus là. Quelques mètres derrière elle, il l’observait l’air inquiet. - Tu étais là, à l’instant ! Poursuivit-elle.
- Non, je t’ai suivi.
- Tu… Un soubresaut agita les brumes de son esprit. Elle passa une main sur son visage tout en lorgnant la dague qui se trouvait maintenant dans sa main. Identique à Louis, elle brillait d’un éclat gris et blanc. Mais l’arme ne parlait pas. Elle n’était mue par aucune âme. Inerte. - Je ne comprends pas… Souffla-t-elle.
- Souviens-toi ! La voix de Luz claqua dans la pièce. La ville s’était évanouie pour les faire entrer dans ce qui ressemblait à une salle de bal gigantesque, recouverte de draperies plus riches les unes que les autres. La dernière fois qu’elle avait vu un tel spectacle, c'était au bal du palais. Le sol en damier blanc et noir était recouvert de sable fin. Un éclair roux passa et la silhouette de la médecin passa sous ses yeux sans qu’elle ne la perçoive correctement.
- Me souvenir de quoi ?! Tout ce manège l’agaçait prodigieusement. Ne pouvait-elle donc pas rêver de champs de blé et de galipettes ou encore d’un gros fenrir à la frontière ? Non, il fallait constamment que tout devienne étrange depuis son retour. Si étrange qu’elle ne dormait plus.
Soudain il eut une explosion et ce furent les silhouettes d’Ivara et Hryfin qui se dressèrent. Pâle comme des morts, ils l’a regardaient avec la même expression que le petit garçon. La jeune garde fit un pas prudent dans leur direction. Les deux fantômes se lancèrent un regard entendu avant de disparaître.
- Je veux rentrer. Solveig fit volte-face pour retourner vers les portes.
- Jamais ! La voix qui résonna aussi bien dans la salle que dans son esprit lui hérissa le poil et un frisson de peur longea son échine pour aller mourir à la racine de ses cheveux. Même si elle était certaine de ne jamais l’avoir entendu, elle connaissait le timbre. Au plus profond d’elle-même quelque chose rompit, libérant un sentiment de colère et de culpabilité enfouie depuis des semaines. L’humaine s’effaça pour laisser place au spectre, tout recommença. Ivara était tombée après avoir reçu le coup de grâce de l’impératrice, Hryfin les avait suivis une seconde plus tard. Ils étaient perdu et dans ce dernier espoir, ils avaient offert bien plus que de raison. Mais pour quoi ? Sous ses yeux, un petit être a bandelette s’élança sans crainte. Ils lui frayaient un chemin. Ils ouvraient la voie. Le souvenir de Java se déchaîna, et la petite chose disparut dans un éclat scintillant. Il était la clé.
Lorsque la vision s’arrêta, Solveig était à bout de souffle. Agenouillé sous les deux lunes, les sables lui saignant les genoux, elle peinait à retrouver son souffle.
- Je me souviens… Articula-t-elle alors qu’une boule se formait dans son estomac pour remonter jusqu’à sa poitrine qu’elle compressa comme si une roue était en train de lui passer sur le corps.
- Maintenant tu peux te réveiller.
- Ce n’est pas juste… Murmura-t-elle à l’attention de l’enfant, versant un regard dans sa direction alors qu’une larme salée roulait le long de sa pommette.
- Je sais.
Lorsque la chiraki rouvrit les yeux, son corps était aussi lourd que du plomb. Tendu comme la corde d’un arc. Elle était incapable de bouger et son souffle lui manquait toujours. Elle agrippa les draps de son lit, tâtonna à la recherche de la main de Calixte, qu’elle finit par trouver. Comme si ses cauchemars refusaient de la voir s’enfuir, elle n’arrivait pas à articuler. Le visage du guide revenait la hanter, dansant devant ses iris aux larges pupilles. Il continuait de la toiser sans parler. Un râle s’échappa de sa gorge. Qu’on la réveille, par pitié. Elle aurait voulu battre des jambes, s’échapper en courant mais elle était cloué là avec pour seule compagnie le regard inquisiteur d’un être qu’elle avait sciemment envoyé à la mort.
“Calixte !” Voulu-t-elle crier. Mais elle n’émit qu’un faible couinement.
Par pitié.
Iel rajusta son assise dans le lit qu’iel partageait avec son amante, prenant garde à ne pas brusquer ni les draps ni les oreillers, à ne pas donner de coup malencontreux à la forme endormie à ses côtés. Solveig était usuellement d’un sommeil de plomb, mais rien, vraiment, n’était plus tout à fait pareil depuis leur retour de l’expédition sur l’île volante. Iels avaient ramené dans leur sillage les évidentes séquelles de rencontres périlleuses, les discrètes traces de tourments impossibles, les invisibles empreintes marquées contre leur être d’un fer intangible par les affres des ruines. Le tribut le plus lourd n’avait pas été celui aux marques les plus apparentes, non.
L’ambre quitta l’entrebâillement des volets lui offrant la fente lumineuse, presqu’aveuglante dans l’obscurité de la nuit, du ciel nocturne avalé par les rondeurs d’une lune pleine. Le doux halo de son opalescence se déversait immodérément dans la petite chambre, pour inonder de son éclat les reliefs de celle-ci. Pour offrir aux yeux de lo soldat-e un univers en clair-obscur équivoque. Mais rien ne pouvait être moins évident, même dans le voile roublard des ténèbres nocturnes, que les formes de Solveig. Celles qu’iel avait découvertes avec adoration, apprises avec tendresse, aimées de cette subjectivité aveugle qui trouvait encrage en ses viscères, en son cœur. Celles qui avaient été amochées par la rudesse des dernières épreuves.
Son regard glissa sur les griffures du visage ovale qui, parfois, semblait maintenant plus vivant dans l’embrasse de la nuit qu’à la clarté diurne. Solveig avait toujours porté ses émotions à fleur de peau, sa franchise à bout de lèvres, sa vivacité dans la lumière rayonnante de sa présence ; il y avait là, dans le secret des ténèbres, l’écho lointain, insouciant, oublieux, d’une vérité altérée qui n’était plus que spectrale dans le grand jour. L’ambre effleura consciencieusement le rideau de cils tressaillant doucement au rythme de rêves mystérieux, remontant contre les courbes pour le moment sereines d’un front partiellement dissimulé derrière un nuage de mèches crème, avant de s’arrêter à l’entournure crénelée d’une blessure récente. Certaines obnubilations ne s’expliquaient pas, mais ce souvenir éloquent, implacable, de la brutalité apposée à Solveig dans l’antre des ruines, ravivait immanquablement la culpabilité et la peine ayant établi leurs quartiers dans l’âme de Calixte.
Refoulant d’indésirables songes aux dentelles coupantes, ramenant la pensée des propres déboires de son escouade aux plaines dévastées des limites de sa conscience, iel poursuivit sa silencieuse embrasse visuelle. Descendant le long d’une gorge se soulevant et s’abaissant au rythme serein de l’innocence, longeant le galbe déjà discrètement appauvri de muscles ayant perdu le goût de l’action, heurtant le néant d’une extrémité. L’entaille qui ouvrait le duveteux de l’oreille droite de Solveig était une pique à la fierté de Calixte, qui regrettait chaque jour ne pas s’être mieux préparé-e à cette expédition. De ne pas avoir pris de quoi communiquer avec son amante. De ne pas avoir pu être là, au moins à portée de voix, à portée de cœur, pour lui offrir au moins le réconfort de sa présence, de son écoute, de son attention, à défaut d’une aide plus concrète. Et certainement était-ce terriblement prétentieux de sa part que de songer que cela aurait pu faire une quelconque différence, mais cette blessure, là, ne lui rappelait que trop bien la bêtise de son imprudence. Iel qui se targuait d’être d’une loyauté à toute épreuve pour la Valkyrie, s’était à peine donné les moyens de pouvoir s’en assurer.
Changeant encore de position pour chasser le tiraillement qui s’installait de son dos à son pelvis, iel lâcha du regard le moignon écourtant le bras gauche de Solveig pour revenir au visage endormi de celle-ci. La perte de cette main, réclamée comme dû par le désert, cristallisait peut-être, en dehors de difficultés narratives consécutives à certaines prolongations interminables, la léthargie actuelle de la Valkyrie. Le chaos étouffé de sa convalescence. Non, le tribut le plus lourd n’avait pas été celui des plaies physiques, mais bien celui plus silencieux, plus sournois, des souffrances psychiques. Et comme il semblait que cette main, cette absence de main, resterait pour l’heure niée dans le quotidien de la Valkyrie, le spectre des ruines, rempli de cauchemars impossibles et indicibles, resterait tapi dans l’ombre de la vie de celle-ci.
Cal pas dormir ?
L’ambre se déporta d’une pommette hâlée pour trouver le serpentin nébuleux des teisheba entrelacés. Vreneli, qui semblait tout à fait réveillé voire prêt à partir de ce pas en assignation, les observait du nid d’affaires mal rangées où il avait établi ses quartiers avec Azazel.
Entraînement ? Entrainement bon pour bébés ?
Pas sûr, grimaça lo soldat-e en cédant finalement à l’impulsion de se glisser hors du lit.
Iel était fatigué-e, mais davantage mentalement que physiquement. Depuis sa démission du pôle d’espionnage, ses journées s’étaient considérablement allégées et son capital repos n’avait jamais été aussi fringant. Dormir attendrait, surtout si le sommeil paraissait déterminé à l’éluder pour cette nuit. Après un passage de rigueur aux sanitaires, iel avisa le bureau aux formes adoucies par l’obscurité, et s’y aménagea une petite place, entre les piles de documents, pour préparer du courrier. S’iel n’entretenait qu’un rapport cordial avec la majorité de sa famille, Gwen-Aël et Liory avaient dans son cœur une place à part. Attrapant maladroitement sa paire de lunettes de jour des entrailles d’un Abdallah ronflant paisiblement, iel se mit à la tâche. Peut-être le directeur de Murmevent serait-il de bon conseil concernant la main perdue de Solveig. Si elle n’était pas disposée à s’y intéresser pour l’heure, peut-être le serait-elle un jour. Lorsque cette plaie, invisible, n’en finissant pas de saigner, cicatriserait enfin.
Ce fut la pression discrète mais certaine de l’horreur, le parfum doucement acre de la souffrance, le hoquet instinctif du rêve s’enlisant dans les ténèbres du cauchemar, qui haltèrent le tracé de sa plume. Dans le travail de l’Ombre, Calixte avait appris à se fier à ses sens ; aucun espion ne vivait longtemps s’il n’était infusé d’une dose minimale de paranoïa. Dans son amour pour Solveig, iel s’était rendu-e prédateur-ice attentif-ve de ses réactions. Derrière le verre enchanté de ses lunettes de jour, iel darda brusquement son regard sur la silhouette bandée de la Valkyrie. Evanouie, la sérénité insouciante de la nuit. Dissipée, la gestuelle innocente imprimée par le sommeil. Ne restaient que la tension et les entraves de fantômes obstinés.
L’encre s’étala en nappe sur le vélin, mais iel ne s’en soucia guère. Comme sa plume heurtait d’un son presqu’inaudible le bureau, iel traversa d’un pas déterminé les quelques mètres qui lo séparait du lit. Le matelas s’enfonça sous ses genoux dénudés, et son corps vint à la recherche de celui à la dérive de Solveig. Ses doigts se coulèrent au contact des muscles tendus, courant contre ceux-ci d’une caresse cherchant à en délier les cordages, à en rassurer la chair, ou peut-être simplement à la réinvestir. Comme il était douloureux de contempler la mi-chiraki, qui avait toujours été d’une absolue intensité du giron de son être au bout effilé de ses doigts, n’être plus que le pantin troublé d’un marionnettiste invisible. Passé. Inconscient. Nié. Mais l’heure n’était pas à l’apitoiement, et Calixte chassa contre les limites de son esprit les bribes chagrines menaçant d’envahir celui-ci, pour mieux se focaliser sur la Valkyrie. Pour lui impulser ce mouvement qui semblait se dérober à elle, pour la tirer de cette torpeur et la blottir tout contre iel, au creux de la sureté de son corps.
- Je suis là, Sol, souffla-t-iel d’un murmure bien tangible contre le duvet de l’oreille blessée. Ce n’était qu’un rêve.
Un cauchemar. Encore. Ses lèvres glissèrent contre la peau fiévreuse pour y laisser l’empreinte fraiche d’une réalité plus douce, et iel retira distraitement ses lunettes de jour au terme d’une grosse poignée de secondes, ne se souvenant qu’alors de leur présence.
- Un cristal pour tes pensées ? répéta-t-iel, comme régulièrement ces dernières lunes, lorsque l’horreur des ténèbres nocturnes sembla s’être quelque peu évaporée à la chaleur de leur embrasse.
Et puis, comme iel n’était pas de celleux à acculer les êtres qu’iel aimait sans leur laisser la possibilité d’une échappatoire :
- Marianne m’a filé quelques pots de peinture pour la frise du réfectoire.
De manière aléatoire la décoration artisanale de celui-ci était effacée d’une solide couche de blanc, permettant aux diverses générations militaires y défilant d’y laisser leur empreinte à un moment ou un autre. Présentement, les murs avaient retrouvé leur éclat virginal un couple de jours auparavant, et les mains, plus ou moins habiles, des soldats méridionaux y exerçaient depuis leur art. Traçant un patchwork d’œuvres plus ou moins réussies, plus ou moins cocasses, plus ou moins tendancieuses, le long des parois d’une partie du mess réservée à leurs seuls yeux.
- On peut aussi mettre quelques couleurs ici, ajouta-t-iel dans un sourire léger, en dépit de songes bien plus alertes.
Peut-être ne serait-ce pas cette nuit, que l’énergie caractéristique de la Valkyrie réinvestirait doucement l’enveloppe traumatisée au fond de laquelle elle s’était enfouie pour tournoyer vainement sous l’épais carcan de tourments indomptés. Peut-être ne serait-ce pas cette nuit que se fissurerait la carapace solide du déni, qu’iel percevait en pointillé du comportement en clair-obscur, atone ou erratique, de Solveig. Peut-être ne serait-ce pas cette nuit que le cauchemar déployé depuis l’écho des ruines du corbeau trouverait réalité sur les lèvres aimées, entre les murs de leur cocon, lui révélant ce visage craint. Douloureux. Omis. Peut-être. Alors serait-iel là, indéfectiblement, pour bercer à la sécurité de son être en reconstruction celui encore écharpé à vif de son amour.
- Ou, peut-être, sommes-nous parfaitement là où nous devons être, poursuivit-iel en remontant ses doigts pour les placer en coupe contre les lignes du visage de la mi-chiraki, attirant à iel les pommettes fatiguées ne demandant qu’à être embrassées.
- Un rêve… Murmura-t-elle pour s'en convaincre tout en enfouissant son visage contre la poitrine rebondie qui lui offrait une cachette parfaite. Elle resta ainsi un long moment, sans parler, écoutant simplement la voix du coursier. Parfois, comme ce soir, elle aurait payé cher pour faire fit de tous les sentiments qui affluaient. Solveig détestait son état, plus encore, elle refusait obstinément de l’admettre. Ce soir là n’était pas différent mais lorsqu’elle redressa la tête, tentant tant bien que mal de donner le change, la lueur qui brillait dans ses prunelles était éteinte. - Tout va bien. Puis elle se leva pour aller chercher les pots de peinture et un pinceau. Ensuite elle s’assit face au premier mur qui lui vint et l’observa comme si quelque chose allait en sortir.
La jeune femme n’avait jamais été douée d’aucun talent artistique, tout du moins pas celui là et lorsqu’elle apposa la première couche de peinture, elle ne pu s’empêcher de songer que non seulement la colocataire de la chambre la tuerait mais aussi qu’elle risquait bel et bien de ruiner la décoration quelques peu austère de la chambre. Qu’à cela ne tienne, c’était un besoin impérieux qui agitait son poignet, comme si elle n’avait été que sa marionnette. Les deux premières choses qu’elle dessina furent deux cercles, ensuite le premier visage fut doté d’une paire d’yeux rouge orangé tandis que l’autre ne possédait que deux ronds aussi noir qu’un néant. Elle ajouta ensuite un méandre de boucles blanches et maladroites puis tenta vainement d’imiter des bandelettes sur celui aux iris sans fin. Quand elle eut finit, elle déposa son matériel sur le sol et poursuivit son mutisme.
Solveig ne savait pas. Elle ne comprenait pas. Avait-elle rêvé ? Ses souvenirs étaient-ils les siens ? Elle avait vu de ses yeux des scènes aussi horribles que familières et pourtant elle refusait d’imaginer qu’elle avait pu oublier. C’était impossible. Et puis ce petit garçon, qui apparaissait dans ses rêves depuis plusieurs jours, qui était-il ? Un guide spirituel ? Une manifestation de Lucy ? Ses doigts se portèrent sur la peinture fraîche du visage du guide, elle les laissa couler le long, abimant son œuvre. - Je n’ai pas oublié. Elle le ratura du bout des doigts une nouvelle fois. - Je n’ai pas oublié ! Tonna-t-elle, s’invectivant elle-même. Elle répéta inlassablement ces quelques mots avant que son geste ne se suspende et que sa tête se tourne lentement en direction de son amant. - Comment j’ai pu oublier ? Et lui… Elle désigna le second visage. - Lui aussi je l’ai oublié ? Tu crois que… Non. Je… Non je ne l’ai pas vu. Pas là-bas. Elle prit sa tête entre ses mains. Tout était si confus.
L’ambre accrocha son vis-à-vis aux lumières éteintes, et Calixte fronça légèrement les sourcils. « Tout va bien. » Mensonges éhontés glacés de convictions contrefaites. Et, pourtant, dissimulé sous le voile terne de cette pâle copie de son amante, iel percevait encore l’inconstant éclat de ses couleurs d’origine. Ou, peut-être, décelait ce que son cœur, plus que sa raison, souhaitait observer. Mais qu’importait ; que le châssis de la Valkyrie se fût fendu, ou émietté jusqu’à ne plus être que sable, iel lui offrirait tout ce qu’iel trouverait de raccords, d’attaches, d’emplâtres, et de pansements pour reconstruire, jour après jour, nuit après nuit, le nid de son âme. Et certainement était-iel d’une bêtise comme d’une prétention sans commune mesure de s’arroger contremaitre aux côtés de l’architecte confuse de ce défi, stagnant au point mort depuis deux lunes ; Calixte n’en était pas moins déterminé-e. La logique et la raison n’avaient que rarement eu voix au chapitre dans sa relation à Solveig.
Déliant ses membres encore gourds de l’empreinte du cauchemar, la jeune femme quitta les draps froissés de fièvre pour aviser les pots de peinture et se saisir de l’un des pinceaux gisant dans le seau adjacent. Les mains ramenées pensivement sur ses lombes fourbues, lo coursier-e hésita un instant avant de se joindre à cette séance d’arts plastiques improvisée. Iel ne se lasserait jamais de couver du regard la mi-chiraki, pour l’admirer comme la choyer, mais sans doute était-il aussi bénéfique d’observer le respect de certaines intimités, certains silences, certaines solitudes, avant de mieux se retrouver. Et puis, prendre garde à ne pas étouffer l’autre sous le poids insistant de son attention ne signifiait pas ne pas pouvoir le faire plus discrètement à la dérobée. Certainement ses années d’espionnage n’avaient-elles par aiguisées les plus saines des habitudes comme des compétences, mais peut-être était-ce son amour fleurtant avec quelques virages obsessionnels post tourments qui s’exprimait réellement.
Chaussant à nouveau ses lunettes de jour pour mieux apprécier les divers coloris à sa disposition, Calixte attrapa une palette propre pour échantillonner quelques couleurs, et s’empara d’un fin pinceau avant d’aviser le pan de mur jouxtant le lit de la Valkyrie. Tournant presque, de fait, son dos à cette dernière. Ecartant doucement les affaires risquant de pâtir de son maladroit coup de poignet, iel s’organisa un espace de travail presque ridiculement précautionneux au regard des maigres talents qu’iel allait en réalité déployer. Mais peut-être nécessaire à son attention divisée, louvoyant sur le trouble reflet offert par le petit miroir posé sur la table de chevet, lui servant de rétroviseur. Un temps, observant l’hésitation de Solveig, iel resta main suspendue dans le vide. Et puis, comme la jeune femme s’animait d’un élan presque surnaturel, iel se remit aussi en mouvement. Ses doigts filant le long de courbes bien plus adroites dans son esprit que contre le grain de la paroi.
Une poignée de secondes passa ainsi, puis une floppée de minutes. Son regard s’attardant d’abord avec prudence, puis avec curiosité, sur la psyché miniature. Avant de s’accrocher plus sereinement à la création de ses propres mouvements. A la large constellation nimbant peu à peu le mur lui faisant face. Scintillant d’étoiles colorées éparpillées sur une nappe mal délimitée d’un bleu aux ténèbres inconstantes. Aux reliefs vallonnés de collines verdâtres sous-jacentes, offrant assise aux petits personnages en pictogramme s’éveillant sous son pinceau gauchement rêveur. Humbles spectateurs presqu’insignifiants sous l’immensité céleste éclatante, et pourtant si extraordinaires dans la singularité du maladroit tableau. Un passé, un futur, une possibilité, un mensonge de plus, songea lo coursier-e en traçant la mèche nacrée sur couronne sombre de la silhouette la plus menue entre la blonde et celle aux oreilles de chiraki.
- Je n’ai pas oublié.
Sa main trouva à nouveau la halte de la prudence, et son regard se riva sans hésitation sur le reflet de son amante. Son attention se tournant complètement vers celle-ci, comme un chasseur à l’affut du moindre signe interprétable. Occultant presque la fresque surgie de nébuleux méandres, qui fendait l’obscurité nocturne de son vermeille et de son ivoire accusateurs. Observant l’émoi se couler le long des muscles bandés de frustration confuse, observant la vie s’accumuler de trop dans le carcan de la chair pour finalement s’auto-saturer et s’emprisonner. Iel posa délicatement sa palette colorée sur les draps du lit, et traversa la chambre de son pas de plus en plus chaloupé pour s’accroupir maladroitement à côté de Solveig. Sa senestre s’insinua entre les membres de la Valkyrie pour redresser, d’une douceur emprunte de fermeté, son visage face au sien.
- Je ne sais pas, Sol. Mais veux-tu l’oublier ?
Son regard ambré, voilé du verre des lunettes de jour, décrocha un instant de son vis-à-vis vairon pour s’attarder, enfin, sur les peintures. Iel ne l’avait pas rencontré, ce petit guide emmailloté de bandelettes dont iel avait perçu l’existence en filigrane des propos de la mi-chiraki, et dans les retours plus francs de Luz. Mais il y avait là le nœud de tourments insondables qui ne lui rappelaient que trop bien les profondeurs troubles de son propre esprit qu’iel n’avait osé sonder avant l’irruption, fracassante et dévastatrice, de la scolopendre. Et s’iel n’avait été en la présence salvatrice de Xylia, Jin et Zahria, à la révélation terrifiante de son inimaginable traitrise, de cette glaçante trahison envers ses proches et iel-même, certainement ne resterait-il présentement plus grand-chose de son être.
Ses yeux glissèrent vers le visage presque jumeau de celui du guide, se démarquant par le brasier de ses prunelles. L’incertitude s’immisça un temps dans ses songes, comme le regard de feu orangé allumait quelques souvenirs, ou rêves, confus juste à la limite de la portée de sa conscience, et Calixte se demanda où iel aurait déjà pu rencontrer celui-ci. Iel avait l’impression qu’iel manquait là d’une donnée importante, nécessaire pour forger la clef aux tourments de Solveig.
- Qui sont-ils ? demanda-t-iel comme le doute s’installait dans son cœur, plus mesuré-e qu’éhontément curieux-se. Qui sont-ils pour toi ?
Iel s’arracha à la contemplation des peintures pour observer à nouveau la mi-chiraki, ses doigts toujours à l’angle de sa mâchoire pour ne lui permettre de fuir que dans ses pensées.
- Veux-tu les oublier ? proposa-t-iel à nouveau.
Que peu lui importait qu’elle choisît de ne plus être qu’un palimpseste, tant que cela lui permettait de quitter l’océan de souffrance dans lequel elle semblait infiniment se noyer depuis le retour de l’ile volante. Se délitant inexorablement entre les mains invisibles de quelques fantômes ramenés de là-haut.
Sa dextre se leva à hauteur du front de la Valkyrie, et iel traça précautionneusement de son pinceau toujours trempé de blanc un point d’interrogation sur celui-ci.
- Qui veux-tu être ? murmura-t-iel en déposant un chaste baiser contre la ponctuation au goût plâtreux sur ses lèvres.
Celle qui affronte ? Celle qui fuit ? Celle qui reste dans l’entre deux ? Celle qui efface le trouble ? Celle qui le délie ? Celle qui le contemple ? Quelle version d’elle-même pouvait-elle encore espérer atteindre ? Espérer arracher au spectre du désert ? Dans tous les cas, iel l’aimerait. Et n’y avait-il pas postulat plus sottement irraisonnable ?
- Où que tu plonges, je plonge, rappela-t-iel en ramenant sa senestre à iel, quittant l’accroupissement devenant inconfortable pour une assise plus décontractée mais moins décente.
Et comme iel avait quelques bouées à proposer bien que Solveig seule pût choisir de nager ou couler, iel poursuivit :
- L’enchanteur de la rue du Vif’Onde a un large de choix de potions et pastilles.
Et largement de quoi éclaircir certaines ombres, ou bien les omettre à jamais, voire les chercher à travers le rêve – le cauchemar – si la volonté seule ne suffisait à faire la part des choses.
Pour ce qui était de l’autre, le petit garçon aux boucles blanches. Elle était incapable de le nommer ou même de dire si elle l’avait croisé un jour, ailleurs que dans son esprit. Ce dont elle était certaine toutefois, c’est qu’il n’avait jamais existé jusqu’à présent. Après son retour de l’île volante, il s’était peu à peu instillé dans ses moments de répit, elle l’avait pris pour une simple rémanence de son subconscient, une sorte de compagnie bienvenue et réconfortante. Si elle ne savait pas qui il était ou qui l’avait créé, sa présence était amicale et apaisante, Solveig ne l’avait jamais craint. Pourtant, ce sentiment de reconnaissance, elle aurait dû s'en méfier. Comme si elle l’avait toujours connu et que si ce n’était sa tête, son être tout entier, lui, se rappelait de l’avoir rencontré un jour.
Est-ce que, pour autant, elle souhaitait oublier ? La réponse la plus simple et la plus évidente aurait été un oui. Le mot ourlait ses lèvres, c’était tentant. Terriblement tentant. Mais c'eût été trop simple et Solveig ne faisait pas partie de ces gens là. Au contraire, la curiosité la rongeait maintenant autant que la peur et les remords. Malgré son esprit hagard, le sentiment grandissant de louper quelque chose, elle ne tenait pas à oublier. Parce que si elle oubliait, elle ne comprendrait jamais. Si elle oubliait, elle ferait l’affront au guide d’avoir laissé son sacrifice n’être qu’un vague souvenir dans le recoin de l’esprit désinvolte d’une majorité de ses camarades. Tant qu’elle n’oubliait pas, il existait quelque part et rien que pour cela, Solveig s’y refusait.
- Non. Dit-elle du bout des lèvres alors que les doigts chauds de Calixte prenaient place sur son visage, une caresse bienvenue dans la fraîcheur de leur chambre.
Elle ne savait pas qui elle voulait être. Elle voulait tout être à la fois. Une mère, une combattante, une aventurière, une amie fidèle et une amante. Il lui était impossible de faire un choix. Toutefois, elle savait ce qu’elle ne voulait pas être.
Glissant doucement ses doigts autour de ceux du coursier, elle embrassa chastement la paume de sa main avant d’y loger son nez dans un soupir de satisfaction. Elle reste longuement immobile avant de relever doucement la tête.
- Repose-toi, je reviens vite.
Elle quitta le sol froid, attrapa un pantalon et une chemisette puis noua sa cape autour de ses épaules. Elle rabattit le capuchon sur ses oreilles tout en priant intérieurement pour que l’enchanteur soit ouvert si tôt dans la matinée. Ou si tard dans la nuit, tout dépendait du point de vue. De toute façon, si il ne l’était pas, il le serait bientôt.
Une dernière fois, elle embrassa le front de Calixte avec douceur puis se faufila dans les ombres du matin.
- Je ne serais pas longue.
Si elle ne se perdait pas, ce qui, venant d’elle, serait un exploit.
Oui. Calixte devait bien s’avouer qu’iel aurait aimé effacer d’une goutte de potion d’oubli les tourments qui agitaient les songes de Solveig. Qui rongeaient ses pensées et sa chair pour ne plus laisser que le spectre d’elle-même évoluer au grand jour, à l’ombre persistante du Désert volant. Ô qu’iel aurait donné cher, l’ensemble de ses cristaux sans hésitation aucune, pour délivrer d’un claquement de doigts la Valkyrie de son carcan de souffrances physiques et psychiques. Pour retrouver la quiétude bienheureuse du passé.
Et non. Assurément, non. S’iel pouvait vivre avec l’idée de ne plus côtoyer que le palimpseste de Solveig, iel savait que cela ne satisferait jamais cette dernière. Que, tout comme iel, elle percevrait toujours l’entaille impalpable de la culpabilité de l’oubli, du dégoût de l’hypocrisie. Le monde d’Aryon regorgeait de milles possibilités magiques, mais rien ne pouvait vraiment découper nettement une part de soi-même sans en laisser perceptible le fantôme de son absence. Et, cette blessure infinie, traitresse, qu’iel apprenait à connaitre, Calixte ne la souhaitait pas à son amour. Non. Iel n’avait aucun doute que le chemin serait difficile encore, douloureux certainement, mais iel doutait moins de la capacité de Solveig à trouver un nouvel équilibre entre tout ce qui la constituait présentement qu’à se survivre en se mutilant sciemment.
- D’accord, répondit-iel doucement comme son regard courait de ses mains à celle de la Valkyrie.
Il y avait assez peu de doutes quant à la destination de celle-ci suite à leur discussion en pointillés d’hésitations, et pourtant. Pourtant, il lui démangeait de sortir de l’écrin qu’iel avait réservé dans les entrailles d’Abdallah les bracelets magiques qu’iel avait fait modeler par une émérite artisane. De passer à leurs poignets ces bracelets jumeaux qu’iel avait fait sertir d’une pierre de lien, permettant non seulement de partager leurs émotions, mais aussi leur position géographique. De s’assurer de pouvoir l’avoir toujours, à jamais, à portée de bras, où qu’elle fut. A moins qu’elle ne perdît encore quelques membres. Mais Calixte était conscient-e d’avoir laissé au Désert, en compagnie du tribut de la Valkyrie, un large pan de ses convictions et notamment de sa confiance en l’autonomie de celle-ci. Sa bienveillance fleurtant avec l’obnubilation, ses attentions protectrices gagnant les couleurs du contrôle obsessionnel.
Iel pourrait se couler dans une bille pour suivre les déambulations de Solveig et s’assurer d’un parcours sans difficultés. Iel pourrait envoyer Vreneli la surveiller pour intervenir en cas de besoin. Perdue à ses tourments, elle n’en saurait jamais rien. Ô, comme ces idées étaient séduisantes !
Mais iel le saurait. Et iel était, pour l’heure, déterminé-e à ne pas emprunter cette voie sordidement absurde. Aussi les bracelets enchantés attendraient-ils que leurs futur-es possesseur-ses empruntassent plus certainement le chemin de leur guérison respective et lorsque, à nouveau, iels se feraient intimement confiance, Calixte les sortiraient de leur écrin.
Son regard couvert des lunettes de jour observa encore un temps Solveig qui se préparait pour affronter les ténèbres de la nuit, et iel écrasa la braise de son inquiétude pour mieux contempler les flammes plus chaleureuses de son espoir. De celui de voir la Valkyrie, le temps de quelques minutes entrecoupées, enfiler les bottes de celle qu’elle avait été. Ou, peut-être, de celle qu’elle pouvait être. Et puis, s’obligeant à détacher ses yeux protecteurs de sa silhouette, iel tendit le bras pour attraper le plaid compact qui gisait sur une pile d’affaires à proximité et s’emmitoufla dedans, avant de s’intéresser à nouveau aux dessins sur le mur.
Qui es-tu, songea-t-iel en caressant les courbes grossières du visage aux prunelles soleil couchant. Sa conscience lui soufflant, depuis quelques horizons obscurs, qu’iel le connaissait.
- D’accord, répéta-t-iel en tournant une nouvelle fois son attention vers Solveig. Je t’attends, lui souffla-t-iel, tandis que la porte se refermait derrière elle, l’emmenant loin de ses yeux. Toujours…
Pars. Marche. Cours. Envole-toi. Mais surtout, surtout, reviens-moi.