-Bien reçu Madame. Je vous souhaite une bonne soirée.
Brigs fait une petite révérence, avant de disparaître derrière les immenses portes du manoir Vennelis. Engager cet intendant fait probablement partie des meilleurs investissements qu'Élise aie jamais fait... Ponctuel, assidu et surtout taiseux au possible. Aucune question sur la quantité pourtant incroyable de mensonges que sa jeune maîtresse vient de lui adresser. Des amis ? Des merveilles ? Quelle bonne blague ! Comme si cette bande d'imbéciles trop riches pour leur propre bien pouvait l'intéresser ! Leur idiotie peine déjà à la distraire... Quant à ces babioles... Par Lucy. Peu importe à quel point Élise essaye de penser comme une demeurée, elle ne voit pas l'attrait de ces... De ces... Non, elle ne trouve même pas les mots pour décrire à quel point ils sont inutiles et dysfonctionnels. Elle a bien failli éclater de rire quand un de ses invités a sorti de sa poche une fiole d'eau, en s'exclamant :
-Regardez mes chers amis, j'ai fait l'a-ffai-re du siècle ! Cette petite flasque contient de l'eau infusée à la lumière lunaire ! Et je ne l'ai eue que pour la modique somme de dix cristaux clairs ! La vendeuse m'a dit que si je la buvais cul-sec un soir de pleine lune, mon esprit s'éclairerait, me révélant ainsi un des secrets de ce monde !
À défaut de vendre de réels produits, cette vendeuse a de l'humour, visiblement. Dans le style, un des amis dudit invité s'est alors empressé de sortir de son sac un petit cube en pierre. Ce petit cailloux était censé avoir la propriété de donner à n'importe quelle boisson le goût que l'on en espérait... Il mit alors le cailloux dans son verre d'eau, son expression trahissant son plaisir puéril d'essayer un nouveau jouet, en prit une grosse gorgée puis... L'avala, l'air surpris. Sa fierté mal placée l'empêcha de dire que son eau avait maintenant un goût de pierre, mais son visage le trahit instantanément.
Évidemment, Élise n'est pas intéressée par les babioles et autres potions miracles proposées par cette mystérieuse vendeuse. Non, elle a entendu d'autres rumeurs sur cette dame, bien plus... Intéressantes. Apparemment, pour peu qu'on y mette le prix, la caravanière proposerait des services et produits moins... Légaux, mais nettement plus intéressants. Et fonctionnels. Bien entendu, Élise ne va rien acheter de tout ça... Elle n'est qu'une honnête directrice, qui gagne honnêtement sa vie en vendant des spiritueux à tout le royaume. Non, ce n'est pas son genre. L'Hécate en revanche... Autant dire qu'elle s'intéresse de très, très près aux petits commerces sur son territoire. Toujours prête à leur donner le petit coup de pouce qu'il leur manque pour les faire décoller (ou s'écraser), elle compte bien rendre visite à cette petite dame.
Mais chaque chose en son temps. Il faut d'abord évaluer la situation. Si pour une raison ou une autre il ne faut ni l'éliminer, ni l'utiliser, nul besoin pour l'Hécate de faire son apparition. Après tout, peut-être les rumeurs sont-elles infondées ? Tout se dit de nos jours. De toute façon, Élise est curieuse de voir comment il est possible de vendre de telles idioties à qui que ce soit. Non sans une pointe d'excitation, Élise marche tranquillement le long des quais. Le soleil est en plein crépuscule, et son image se reflète sur l'eau... Ah, quelle vue apaisante. Non loin, elle voit une foule amassée devant une roulotte en bois. Voilà une vue qui l'est nettement moins, pensa-t-elle en se rapprochant doucement de l'étal.
Sobrement habillée d'une robe noire, avec pour seule extravagance sa broche en forme de papillon argentée bien ancrée dans ses cheveux platines, Élise passe totalement inaperçue au milieu de cette foule. De haut de ses un mètre septante, la jeune femme peine à apercevoir la vendeuse... Ah, non. Elle l'a juste confondue avec le bois de sa caravane. Étrange créature mi-femme mi-arbre toute en couleur, dotée d'un grand sourire chaleureux et d'yeux pétillants... Oui, on dirait bien le parfait opposé d'Élise. Une des raisons pour lesquelles elle n'a jamais tenu de boutique elle-même, c'est qu'elle sature au bout de deux, trois imbéciles maximum. Un quota malheureusement beaucoup trop bas lorsque l'on est fréquemment exposé à la clientèle d'une boutique d'alcools.
Inutile de se battre pour passer avant les autres. Vu l'heure, il ne devrait pas y avoir beaucoup de nouveaux clients. Il suffit donc d'attendre, en faisant mine de s'intéresser timidement aux bêtises de son étal, pour que la vendeuse finisse par interpeller Élise. Elle s'assied donc, l'air anxieuse, sur un banc non loin de la roulotte. Tout en faisant mine de compter ses cristaux, elle vérifie qu'elle a toujours son petit cadeau pour cette drôle de dame : une petite fiole remplie d'un liquide noir, à la texture étrange. Pour une fois, il n'est pas destiné à exploser. Toutefois, une substance aussi étrange que celle-ci ne laissera sûrement pas une escroqueuse indifférente...
Tout en prêtant attention à mes deux possibles acheteurs, je mets à jour mon livre de comptes et je survole l'inventaire. Il me reste une demi-douzaine de fioles d'eau calcaire – lunaire, pardon – je devrais pouvoir prétendre leur succès maintenant. Surtout que j'aurai largement le temps de me carapater avant la prochaine pleine lune ! D'ailleurs, je repère du coin de l’œil un jeune homme propre sur lui qui les fixe depuis un moment, et ose enfin s'approcher.
Pendant que je conclus la vente, un couple plus âgé vient chuchoter autour de mes bougies parfumées, et j'attends de voir le jeune curieux s'éloigner pour leur adresser la parole.
▬ Bien le bonjour, puis-je vous aider ?
▬ Eh bien, c'est que...
▬ Dis-lui ! Dis-lui !
▬ J'ose pas...
Je sens un petit malaise entre eux. Pourtant, il n'y a personne autour de nous. Enfin si, il y a une jolie jeune femme assise sur un banc, mais ça, j'en ferai mon affaire après les quinquagénaires gênés. Ils n'ont pas vraiment besoin d'en dire plus que ça pour que je comprenne ce qu'ils veulent, mais je préfère faire comme si de rien n'était. Alors je présente les bougies : parfumées avec des essences exotiques venant des quatre coins du royaume, elles aident ceux qui les sentent à s'immerger pleinement dans une ambiance spécifique. Disponible en lavande distinguée, en vétiver dynamique, et en cannelle sensuelle.
Bien sûr, je me retrouve ainsi avec deux bougies à la cannelle en moins. Je note la transaction, puis je décide de me préparer une infusion. D'abord, parce que j'ai la gorge sèche. Mais aussi parce que ce genre d'odeurs fait une bonne publicité. Et surtout, parce que ça me donnera une excuse pour interpeller directement la jeune femme aux cheveux blancs qui est assise à côté. Pendant que l'eau bout, je m'éloigne de ma roulotte pour me placer devant elle, et lui faire un petit signe de la main.
▬ Bonjour, madame ! Vous attendez quelqu'un ? Ou peut-être que vous préférez simplement profiter de cette belle journée par vous-même, auquel cas je m'excuse de vous déranger ! Je vous ai vue vous installer ici tout à l'heure, et comme je m'apprête à me faire une petite verveine, je voulais aussi vous en proposer. Gratuitement, bien sûr ! Qu'en dites-vous ?
Je souris, et j'en profite pour la regarder droit dans les yeux. Elle a quand même une dégaine bien particulière... Mais je l'ai vue compter ses cristaux. Je suis sûre que si je la noie sous les bonnes intentions, elle me paiera grassement ! Quand on aime, on ne compte pas, c'est ça ? Eh bien, je compte bien lui faire aimer une de ces conneries.
Bon, trêve de rêvasseries, il faut réfléchir à une approche. Il ne reste plus qu'un couple devant la roulotte, la dryade interpellera sûrement Élise dès qu'elle en aura fini avec eux. Comment peut-elle s'y prendre pour discrètement faire comprendre à l'escroqueuse qu'elle veut jeter un œil à ses produits spéciaux ? Mmmh... À nouveau, chaque chose en son temps. Faire semblant de s'intéresser à ses babioles sera déjà un bon départ. Après quelques minutes à jouer les naïves, elle lui fera comprendre qu'elle cherche des objets moins légaux. Pendant que le couple demande timidement à la vendeuse deux bougies aphrodisiaques, Élise jette un coup d'œil plus attentif à sa boutique. En plus des bougies et des fioles d'eau, il y a des cailloux taillés en cube, de petites herbes à infuser... Puis, des petites choses en bois à la forme indescriptible. Des talismans peut-être ? Allez savoir, de toute façon il est fort probable qu'elle présente ces drôles d'objets d'une façon différente à chaque nouveau client. S'intéresser à une babiole en particulier n'est sûrement pas la bonne approche... Autant s'inventer un problème, et voir quelle solution cette dame va lui inventer. Ça servira de première évaluation...
Ah, ça y est, le couple est enfin parti. À peine sont-ils partis qu'Élise aperçoit la vendeuse sortir de sa roulotte et l'interpeller. La dryade lui propose une petite infusion, gratuite bien entendu. Comme c'est gentil... Peut-être un peu trop même. Élise ne fait pas vraiment confiance à cette drôle de dame, étant donné les rumeurs qui l'ont poussée à venir la voir. Heureusement pour elle, les substances chimiques, c'est son rayon. Si il y a quelque chose de suspect dans cette tisane, elle devrait le repérer sans trop de soucis. Élise prend l'intonation la plus niaise possible, et répond timidement à la caravanière.
-Bonjour, non je n'attends personne... Pour être franche, je n'osais juste pas trop approcher votre étalage. J'ai un problème un peu... Comment dire... Vous comprendrez.
La dryade doit jubiler intérieurement. Non seulement le jeu d'acteur d'Élise la fait passer pour une victime facile, mais en plus, elle a laissé sa sacoche ouverte et met en évidence la quantité astronomique de cristaux présente dedans. Alors alors, jeune arnaqueuse, comment vas-tu t'y prendre pour me dépouiller ?
-Oh, merci c'est bien aimable. C'est avec plaisir que je partagerais une petite infusion avec vous ! Je m'appelle Klara, et vous ?
Élise s'attendait à ce que la vendeuse ne la reconnaisse pas, cette dernière n'étant pas du coin, raison pour laquelle elle s'est présentée sous un faux nom. Si jamais elle revient la voir en tant que l'Hécate plus tard dans la soirée, il y a un risque qu'elle la démasque à cause de ses cheveux et de sa voix. Avec une fausse identité, quand bien même elle ferait le lien, aucune chance qu'on la retrouve.
Élise se lève, fermant par la même occasion son sac. Avec l'air le plus innocent du monde, elle se dirige vers la roulotte. Elle meurt d'envie de sourire, mais ne laisse rien paraître. C'est la première fois qu'elle adopte cette approche pour ses affaires officieuses. D'habitude, elle préfère ne pas mélanger ses deux identités, par sécurité. Mais pour une fois, c'est sans risque ! Et elle doit bien l'admettre : ce petit double jeu l'amuse beaucoup...
-Des amis m'ont vanté vos miracles, alors je me dis que peut-être vous saurez m'aider. Mais avant, s'il-vous-plaît... Promettez moi que ça restera entre nous.