Si il aurait pu repasser dans ces ruelles avec nostalgie, ce ne fut pas le cas. Son regard, voilé par des œillères, n'était dirigé que vers un seul endroit. Le bastion du sud. Il avait abandonné son coursier dans une écurie de passage puis avait filé après avoir déposé le gros de ses affaires -et la déesse savait qu’il n’avait presque rien emporté. Rapidement et non sans se tromper quelques fois de rue, il tomba enfin sur le grand bâtiment. Il ne prit pas un instant pour l’observer avec ses hauts murs et ses larges tourelles qui donnaient une vue imprenable sur la ville. Il s’en fichait complètement. Maintenant qu’il avait trouvé le bastion, il lui fallait entrer. Mais rien n’était jamais simple, Primaël le savait mieux que personne. Et lorsqu’il se présenta aux portes, que le garde lui barra la route, il daigna ne pas lui cracher au visage et tenta -vainement- de décrire la personne qu’il cherchait. L’étincelle dans les yeux du garde apaisa sa colère.
- Ah l’ptit Alkh’eir ? Vous l’trouverez pas ici ce soir. Mais je l’ai entendu dire qu’il r’viendrait dans la soirée. P’tet pas ici c’la dit. Primaël plissa les yeux, sentant déjà la flamme dévorante reprendre de l’intensité. - Parfois il va crécher chez Prêth. Parfois ici. J’sais jamais trop où y s’fourre. Vous voulez p’tet que je lui laisse un mot.
L’ancien garde hésita. Puis cracha :
- Dites-lui que son frère le cherche. Cela devrait suffire. Au Mentabule bleu. Et s’il ne vient pas, j’irais moi-même le chercher. Et dans ce cas de figure, Primaël ne ferait preuve d’aucune douceur.
Son idée première avait d’ailleurs été d’enlever Calixte et de le traîner dans les bois qui jouxtaient la ville. Mais il était presque certain que cet imbécile aurait pu mourir de peur, se casser une cheville ou se rompre le cou. Il avait ensuite songé à l'intercepter en pleine ville ou dans sa chambre. Se fondre dans les ombres et n’en sortir que lorsqu’il serait à portée de main. Mais une fois de plus, Calixte aurait pu se cacher dans un objet et pour cela, Primaël n’aurait rien pu faire pour l’en empêcher. La meilleure stratégie était donc de le faire venir à lui, toutefois si il se dérobait, l'aîné ne ferait plus preuve d'aucune clémence.
Le pas lourd, Primaël regagna l’auberge où il avait posé ses maigres bagages. Il s’installa dans un calme fallacieux et attendit. Il attendrait toute la nuit durant si il le fallait. L’estomac dans les talons, il ne s’arma de rien d'autre que d’une bouteille de spiritueux et d'un verre. Il ne manquait plus qu’un membre pour que cette pièce puisse se jouer, Calixte. Primaël vissa ses yeux sur la porte, il patientait.
- Oh, répondit bêtement Calixte tandis que son collègue, de poste à l’entrée principale du Bastion quelques couples d’heures plus tôt, finissait de lui indiquer que son frère le cherchait.
Et lui donnait rendez-vous au Menthe à Bulles, le jour-même. Ou, peut-être, au Mentabule Bleu. Godefroy n’était plus certain des propos du fils aîné Alkh’eir. Il faillait dire que le début de soirée avait été quelque peu mouvementé avec la réception de soldats blessés dans le soutien de l’effort d’exploration et colonisation du désert volant, et que la logistique encadrant leur accueil avant retour dans leur Caserne d’affectation usuelle avait un peu perturbé le fonctionnement usuel de l’organisation martiale méridionale. Présentement, Calixte profitait d’un dîner tardif avec une bonne partie de ses collègues dont l’emploi du temps avait été, de même, perturbé, et, cuillère de soupe suspendue dans le vide à mi-chemin entre un bol encore plein et sa bouche ouverte sur un « O » surpris, analysait doucement le sens des propos de Godefroy.
- Oh, répéta-t-il en fronçant légèrement les sourcils, se rendant compte que Primaël, s’il l’attendait vraiment, devait poireauter depuis déjà beaucoup trop de temps pour lui éviter une quelconque remarque désagréable à leurs retrouvailles.
Une réelle affection liait les deux frères mais, entre l’intelligence arrogante de Primaël et la sotte maladresse de Calixte, leurs échanges pouvaient parfois se montrer, au mieux courtois, au pire mordants. Et, généralement, ce n’était pas le cadet des deux qui repartait tête haute. Calculant rapidement le nombre de minutes – d’heures – que Primaël devait déjà avoir attendu à l’auberge, le coursier tenta d’estimer l’intensité de l’impatience de celui-ci et, donc, de la possible aigreur de son accueil. Rajoutant avec une grimace le temps qu’il risquait de perdre en faisant un détour par la mauvaise adresse donnée par Godefroy, il soupira autour de sa cuillère de soupe. Avant de s’étouffer avec.
- Oh, toussota-t-il comme une nouvelle réalisation venait de lui faire avaler de travers.
Avait Primaël sciemment évité la demeure familiale en l’enjoignant à le retrouver en dehors des murs de celle-ci aussi sporadiquement ? Même dans l’adversité, ou en proie à l’émotion, le fils aîné avait toujours été d’un esprit plus affuté que celui de son cadet, et certainement y avait-il là dessein à ne pas éluder. Se résignant à l’idée de ne pas finir son repas au réfectoire de la Caserne pour se rendre immédiatement à la rencontre de Primaël, Calixte délaissa sa soupe pour débarrasser son plateau à peine entamé. Il avait tout intérêt à s’informer au plus vite des raisons qui poussaient l’aventurier à le convoquer de manière si cavalière et, surtout, s’assurer qu’il ne courait aucun péril. Les dernières lunes – les dernières années – lui avaient appris à ne rien prendre pour acquis et, aussi lâche fût-il encore, la récente méfiance tressée d’obsession exacerbée par les débâcles du désert volant l’incitait toujours plus à s’inquiéter pour – et surveiller – ses proches. L’affectation fortuite au Grand Port avait soudainement revêtit le manteau de la bénédiction en le rapprochant des racines de Solveig, ainsi que des siennes – avec lesquelles il entretenait cependant un rapport assez neutre – tout en l’éloignant du reste de sa famille de cœur dont il ne pouvait pas, de fait, s’épuiser à espionner le moindre mouvement. Heureusement, il avait toujours le chandelier magique à dix-sept branches. Et la boule de vision.
- Oh, pâlit-il en lâchant son plateau un peu trop vite, manquant le rebord du comptoir.
Le bruit sec de la vaisselle se brisant contre le sol suivit de la désagréable sensation de chaleur accompagnant la vague de soupe assaillant ses chaussures rappela son attention à l’instant présent et, dans une série de mouvements à la maladresse majorée par sa panique grandissante, il entreprit de nettoyer son petit désastre en calculant rapidement ses possibilités pour la soirée. Et pour ses enfants. Au-delà de l’aspect très pratico-pratique qui lui dictait qu’il allait falloir récupérer les jumelles des mains d’une Kaname humaine, très enthousiaste mais aussi très mal conseillée par une série d’autres familiers et surtout âmes artificielles, surgissait celui, bien plus solennel, de la présentation de celles-ci à sa famille. Affaire que Calixte, fidèle à sa version de lui-même d’avant le désert volant, s’était pour l’heure bien gardé d’envisager. On n’était pas à quelques lunes de grossesse près. Ni à un accouchement près. Ni à quelques jours de post-partum près. D’ailleurs, peut-être pouvait-il bien attendre leur majorité, qu’elles aillent se présenter d’elles-mêmes à leurs grands-parents, oncle et tantes ; le moment n’en serait certainement que plus touchant. Et moins traumatisant pour lui, surtout s’il prévoyait d’être, fortuitement, à des lieux de là.
- Ca va, Cal ? lui demanda l’un des commis en passant la tête par-dessus le comptoir comme il finissait d’éponger la soupe avec le pan de sa cape anti-climat. T’as pas l’air frais.
- Oh. Heu. Non. Oui ? Je vais retourne au dortoir, ne t’en fait pas, réussit-il à articuler sous le regard interrogateur de l’homme.
- T’as raison. Et puis traine ptet pas trop ; Kana est passée avec Apo chercher un fouet et des noix tout à l’heure, j’ai pas trop suivi c’était quoi leur plan.
- Un fouet et des… ?
Finissant sa phrase dans un gémissement d’incrédulité, le coursier se releva d’un bond et tourna les talons.
- Mais j’crois que c’était pas pour les filles, hein !
La réalité, apparemment, était que le fouet comme les noix étaient bien pour les deux nourrissonnes. Ou, tout du moins, pour leur divertissement. Entrant en trombes dans sa chambre – fort heureusement il semblait que dernièrement Khalie était peu présente au dortoir, et les nuits où elle venait y dormir Calixte s’arrangeait pour être ailleurs – il tomba sur la prestation incongrue de la loutre humaine dansant au rythme de ses maracas improvisées pour bercer Rozenn.
- Peut-être que je peux complètement éluder le sujet, marmonna le coursier, quelques minutes plus tard, assis sur son lit, emmailloté de sa cape imbibée de soupe, à une Apolline qui fredonnait gaiment à ses côtés.
- Frère, prends-toi pas la tête, déclara sereinement Abdallah depuis la chaise sur laquelle il était posé. Quelle probabilité qu’il évoque ce sujet, ou un sujet lié, ou un sujet similaire, ou un sujet…
- Ou le sujet de la famille ? intervint Azumi depuis le berceau où Maeve s’enroulait paisiblement autour du hochet du Nérouj, sans prêter attention à la voix acerbe de l’âme artificielle. Ramasse tes gonades et vas voir ton frère, pleutre. Je sais qu’tu les as pas perdues dans l’accouchement alors bouge tes fesses avant que j’vienne te les botter. C’est pas en une nouille comme ça que j’élèverai tes filles, tss.
- Ceci dit, à cette heure-ci de la nuit, c’est presqu’indécent…
- Ah j’te mens pas frère que, si c’était moi, t’aurais pas d’réponse à part mes ronflements.
- C’est sûr qu’à tortiller du séant pendant des heures…
- Cal prendre Rozenn ? interjeta Kaname en tendant la nourrissonne à son père qui levait déjà les bras, un pied cherchant à l’aveugle la sacoche multifonction parentale qu’Ayren lui approcha diligemment.
L’attention promptement sollicitée par l’enfant qui s’agitait toujours plus dans l’attente de son biberon, Calixte oublia complètement, le temps de quelques minutes, la question, pourtant toujours plus pressante, de Primaël. Il y avait là des habitudes à prendre qu’il n’avait pas encore, et dans l’évolution quotidienne des jumelles grandissait l’émerveillement. Comme la fatigue. Heureusement la plupart de ses obligations professionnelles pouvaient être réalisées de manière totalement machinales, et le reliquat de matière grise que le coursier arrivait à solliciter était largement suffisant. Une douce quiétude s’installa dans la chambre qui, malgré la rigueur militaire à laquelle elle était soumise, présentait la trace chaotique du nombre beaucoup trop large de ses squatteurs. Dans un bâillement, rendant Rozenn à Kaname pour récupérer Maeve – elles semblaient avoir ce don particulièrement fascinant et terriblement angoissant de se réveiller l’une l’autre pour des besoins similaires ou opposés – le soldat laissa ses songes errer du côté de Solveig qui était en assignation. Loin d’eux. Loin de sa famille.
- Prim ! sursauta-t-il sur le souvenir éclair de questionnements inachevés. Il faut vraiment que… où est Apo ?
Apolline, en l’occurrence, avait profité de ces dix – quinze, vingt, trente – minutes d’allaitement premier pour partir en vadrouille. Les rues du Grand Port, même faiblement éclairées par les rayons lunaires, même mal famées à leurs entournures, n’avaient que peu de secrets et encore moins de dangers pour ses petites rondeurs de cuir. Plus que les humains, c’étaient éventuellement les nuisibles de la ville qui pouvaient chercher à lui porter préjudice, et encore. Son mouvement quasi perpétuellement erratique invitait peu à la chasse. Et puis, depuis qu’elle avait été dotée du pouvoir de s’enflammer, elle ne se gênait guère pour cramer le bout d’appendices trop aventureux – mais elle aimait généralement ceux-ci, donc cela arrivait finalement assez rarement. Profitant du bâillement bienvenu d’un battant de porte, l’âme artificielle pénétra enfin dans la salle principale du Mentabule Bleu. Où, en dépit de l’heure tardive, quelques tables étaient encore confortablement occupées. Après une courte pause songeuse, Apolline décida de rouler jusqu’au comptoir pour héler, depuis sa modeste hauteur, la tenancière.
- Bonsoir gente dame, je cherche Mal-épris Alkh’eir, claironna-t-elle. Il est d’urgence qu’il sache que Cal-bute a aqua-tsi ly, et que je serai son rencart de cette nuit. Entre vous et moi, il y gagne au change ! D’autant plus que c’est toujours moins immoral ainsi. En parlant d’immoralité, vous connaissez l’histoire du fauve, de la mi-chiraki et du dumctopus ? Allez, j’vous conte un extrait gratuit de la Chevauchée de la Valkyrie !
A quelques centaines de mètres de là, Calixte quittait précipitamment le cocon de son dortoir, emportant dans la panique tous les éléments de sa dernière installation, poupon et biberon inclus.
Des personnes entraient et sortaient, allant et venant, obligeant Primaël a se contracter à chaque fois qu’il entendait ces maudits gonds grincer. La patience de son estomac arrivant à son terme par la même occasion, il finit par céder et manger. Par chance l’auberge dans laquelle il se trouvait avait un cuisinier acceptable. Il mangea sans grand appétit une nourriture qui lui parut fade plus par la quantité de pensées qui se bousculaient dans sa tête que par le manque d’assaisonnement. Avec un peu de chance, cela ferait venir Calixte.
Sans surprise, ce ne fut toujours pas le cas et Primaël mangea en compagnie du brouhaha environnant. Ce qui n'était pas pour lui déplaire. Lui qui était pourtant d’une nature assez joviale en temps normal, ne tenait aucunement à faire la conversation à qui que ce soit. Principalement parce qu’il n’aurait su retenir l’acidité de ses mots ni le ton grinçant de sa voix. La solitude lui seyait mieux que n’importe quelle compagne. A son grand dam, vinrent les notes de musique. D’abord un crincrin imbitable. Levant ses yeux glacés, il avisa une luthiste occupée à accorder son instrument. L’idée de le fracasser contre un mur dans l’instant lui traversa l’esprit mais il resta le séant vissé sur sa chaise à la fusiller du regard. Au bout d’un moment, qui lui sembla atrocement long tant la mélodie était inécoutable, la musicienne daigna jouer quelques notes convenables, puis d’autres et enfin le concert fut convenable. Il était toujours désagréable à Primaël de devoir écouter sa musique, mais au moins cela ressemblait à quelque chose.
Une fois de plus la porte s’ouvrit. Primaël n’espérait plus apercevoir son frère. Il avait terminé son repas depuis longtemps maintenant et sa nouvelle bouteille approchait dangereusement du milieu. Et pourtant toujours aucune trace de Calixte. Il était sur le point de quitter la pièce principale pour remonter dans sa chambre lorsqu’une voix lui parvint ou plus précisément son nom de famille. Faisant machine arrière, il revint sur ses pas pour découvrir… Une trousse. Une lamentable trousse de cuir qui semblait connaître le plus jeune des Alkh’eir. Ce dernier avait toujours eu le don de s’entourer de personnes et de créatures parfaitement étranges, celle-là semblait confirmer la règle. Ni une ni deux il se pencha et l’attrapa à pleine main, ignorant avec une volonté tout étudiée le commentaire graveleux de l’âme artificielle. Il l’a ramena avec lui à la table qu’il avait occupée quelques secondes auparavant et la posa devant lui. A l’instar du regard qu’il avait lancé à la luthiste, il planta ses yeux sur le bout de cuir.
- Tu connais Calixte ? Où est-il ? Ses mots étaient parfaitement incisifs, en tout point désagréables. Il ne tenait pas à s’attirer sa sympathie de toute façon.
- Avec sa petite famille. Primaël fronça les sourcils. Il lui faudrait bien plus que ça pour lâcher la grappe de la pauvre trousse qui ajouta : - Une dizaine de galopins à gérer, ça en fait du travail ! Cette fois-ci, il manqua de s’étrangler avec sa propre salive et il lui sembla que son interlocutrice s’étrangla, pour sa part, de rire.
- Dis moi où je peux le trouver avant que je ne te découse fil par fil. Grogna-t-il en attrapant directement la bouteille qu’il avait abandonné sur la table.
- Des promesses, des promesses, gloussa-t-elle comme le bel homme menaçait de la découdre. Mais je n’en attendais pas moins du Priapisme !
Elle ne l’avait jamais officiellement rencontré, le frère de Calixte – étonnement, l’ancien espion avait tenu sa famille loin de l’âme artificielle, et inversement. Mais le contexte de leur entretien actuel laissait peu de doute quant à son identité. Et puis, il fallait admettre qu’en dépit de leur prestance bien diamétralement opposée, il y avait là quelques traits familiers. La clarté de leur chevelure, qu’elle savait principalement héritée de leur père, l’angle plus élégant de leur mâchoire, issu de leur mère et de sa noble lignée, leur silhouette svelte malgré une activité sportive certaine, presqu’identique nonobstant la grâce qui habitait l’une et se refusait à l’autre. Et puis peut-être, surtout, cette lueur de curiosité presqu’infinie, presque malsaine, miroitant entre les éclats azurs ou ambrés.
- Le plus simple pour des retrouvailles croustillantes c’est de…
La porte du Mentabule Bleu s’ouvrit à la volée, laissant apparaitre un Calixte passablement échevelé, fouillant fébrilement du regard la salle qui s’était découverte à lui.
- Prim ! débuta-t-il dans un soupir rassuré, avant de grimacer à la posture assurément irritée de l’homme.
La tension émanant de ce dernier était presque palpable, comme de longs tentacules brûlants ne demandant qu’à déchaîner leur courroux sur la première âme qui se présenterait à leur portée, et le coursier se demanda s’il ne valait, finalement, peut-être pas mieux rebrousser chemin. D’ailleurs, il semblait qu’il n’était pas le seul à avoir senti l’orage arriver, car les quelques clients qui trainassaient dans la pièce s’excusèrent brusquement pour rejoindre leurs pénates, la luthiste termina sa partition sur un enchainement de fausses notes avant de disparaitre derrière une porte, et seuls restèrent la tenancière accompagnée d’un trio de vieilles femmes. Qui, pour le coup, paraissaient aussi intéressées qu’Apolline par la suite de l’affaire. D’ailleurs, percevant là compagnie aussi bonne que la sienne, l’âme artificielle quitta la table de Primaël pour gagner le comptoir où étaient rassemblées les mégères.
- Tu as l’air, heu, bien installé, balbutia rapidement Calixte en étudiant du regard ses possibles échappatoires. Mais il fait tard, tu dois être fatigué, on se revoit demain ? Allez, on se revoit demain, à…
- T’as ramené Maeve à son tonton ! s’exclama la trousse de cuir, l’attention reportée sur le nourrisson suçotant toujours son biberon dans les bras le tenant machinalement. Attends qu’il te présente Rozenn, Mal-épris, c’est presque douteux son amour pour ses oreilles !
Pied contre le battant de la porte d’entrée alors qu’il s’apprêtait à prendre la fuite, le coursier s’immobilisa. Dans sa panique écervelée, il n’avait pas vraiment prêté attention à sa présentation actuelle et était parvenu au Mentabule Bleu comme il avait quitté sa chambre au Bastion. La cape et les bottes trempées de soupe, Maeve contre lui. Profitant de l’interstice que sa stupeur avait laissé ouvert, Ashae la shupon se faufila à son tour dans la taverne et atterrit dans la couronne de mèches blondes du coursier.
- Oh, sursauta Calixte en levant promptement les yeux vers son familier. Oh, réitéra-t-il avec effroi réalisant que peut-être tous ses compagnons de crocs et de poils avaient emboité son pas à travers la ville. Oh, gémit-il en imaginant Kaname trimballant Rozenn dans la nuit.
- Et là, vous pouvez presque voir les rouages de ses pensées paniquées tenter d’emprunter le pire chemin, commenta sagement Apolline à son nouveau groupe de commères qui y allaient aussi joyeusement de leurs remarques avisées.
- Heuuuuuum, finit par conclure le soldat avec l’éloquence qui le caractérisait, en jetant un regard désespéré à son grand frère.
Il était sur le point de faire claquer ses doigts pour arracher sa voix à l’âme artificielle, songeant que sa dague ferait l’affaire pour trancher net les fils de couture lorsque la porte s’ouvrit en fracas. Il leva les yeux immédiatement et sous la surprise laissa échapper la boule de cuir qui en profita pour rouler un peu plus loin. Le spectacle faisait peine à voir. Les yeux cernés de Calixte semblaient complètement affolés, ses cheveux en bataille aurait pu faire croire qu’il sortait à peine du lit où qu’il n’y était pas allé depuis trop longtemps et lorsqu’il baissa les yeux en détaillant son frère des pieds à la tête, il ne put retenir une moue de dégoût à la vue des tâches sur ses bottes et le bas de sa cape. Par la sainte! il avait un mal fou à le reconnaître. Rapidement la surprise laissa place à une colère infinie qui durcit les traits de l’aventurier, creusant une ride profonde entre ses deux sourcils. Cependant, il ne pipa mot, encore sidéré par l’entrée impromptue du coursier.
Ce fut Apoline qui le tira de sa torpeur, obligeant ses yeux à se baisser sur le ver de terre qu’il tenait entre ses bras. Toute colère déserta ses traits pour ne laisser place qu’à une profonde affliction. Fauve avait dit vrai. Calixte était devenu père, peut-être pis encore ; mère.
Primaël ignora royalement le groupement de vieilles pintade sur le côté, ainsi que les commentaires douteux de l’âme artificielle. Il ne fit pas l’aumône d’un regard à la shupon, trop occupé qu’il était à fusiller son petit frère du regard. Il franchit la distance les séparant en quelques enjambées, tendit la main et, avant que Calixte n’ait le temps de prendre ses jambes à son cou, l’attrapa par le col dans un grognement qui n’avait rien d’amical. Il traîna le jeune homme dans son sillage jusqu’à la table où trônait encore ses affaires. Il ignora avec superbe ses exclamations, tira une chaise et l’invita -l’obligea- à y prendre place. Une fois que ce fut fait et comme pour s’assurer que son mesquin cadet de tenterait pas de s’enfuir -du moins autrement qu’en fusionnant- il se saisit d’une autre chaise qu’il installa à côté de lui. Toutefois la nervosité était trop forte, elle galvanisait son corps tout entier, si bien qu’il fut incapable de prendre place. Il se mit alors à faire les cents pas juste à côté de lui.
- Quand comptais-tu nous informer ? Demanda-t-il d’un ton grinçant, sans cesser de marcher. - Ce sont tes… Il s’arrêta, lança un regard courroucé en direction du nouveau né et se remit à arpenter la pièce. - … Enfants ? Son pas s’accéléra avant de ralentir. Sans crier gare ses poings s’abattirent sur la table. - Comment crois-tu que nos parents vont réagir ? Tu penses sincèrement qu’ils seront heureux d’avoir de savoir que tu as engendré des bâtards ? Ses yeux se plissèrent. - Je sais que ta compagne n’est pas la mère biologique. Même la fidélité ne te réussit pas visiblement. Par Lucy ! S’exclama-t-il. - Nous t’avons laissé libre de tout, de tes choix et tu arrives tout de même à transgresser toutes les règles ! Jusqu’où vas-tu aller ? Sans parler du fait que tu… T’es donné à Fauve alors que tu étais drogué ! Sa voix était bien plus haut perchée qu’il ne l’aurait voulu. Primaël n’était aucunement un modèle de pureté et encore moins de vertus mais même lui n’avait osé franchir ce genre de limite. Il arracha ses mains à la table et se pencha sur son frère, l’assassinant du regard. - Crois-tu sincèrement que nos sœurs ou moi-même pourrons éternellement faire barrage ? Enora ne le ferait certainement pas, Primaël en était presque certain. Gwen, elle, tenterait sans doute d'apaiser la colère de Deveen et Joaness comme elle le pourrait.
L’aventurier avait autant envie de lui enfoncer la tête dans le bois de la table que de s’en aller ; il ne fit ni l’un ni l’autre et se laissa tomber sur la chaise à côté de Calixte. Sa bouche s’ouvrit à plusieurs reprises avant qu’il ne se racle la gorge.
- Est-ce que tu es conscient de ce que Fauve à fait ? Voilà, c’était dit.
Primaël pouvait pardonner à Calixte ses incartades, il était même prêt à passer outre les deux créatures baveuses qu’il avait engendré. Mais ça, il n’était aucunement prêt à le tolérer.
Dans un couinement de souris prise au piège, Calixte se laissa, bon gré mal gré, tirer vers le centre de la pièce. Ses bottes pédalant maladroitement dans le vide pour déraper sur la poussière du sol de terre battue, trébuchant contre pieds de table et souillures diverses. Dans l’élan impulsé par Primaël, son séant trouva rudement la surface concave d’une chaise dont le polissage trahissait un long passif et, se rattrapant spontanément au bord de l’assise, le coursier fusionna avec celui-ci. Puis, une fraction de seconde plus tard, un instinct primaire le fit resurgir dans une exclamation confuse et paniquée, afin de saisir Maeve qui chutait du point où, de fait, il l’avait lâchée. Le poupon rebondit contre ses cuisses rematérialisées avant d’être à nouveau stabilisé entre ses bras, et le jeune homme grimaça aux geignements de surprise de l’enfant.
- Oups, sursauta-t-il au claquement de la chaise de Primaël brusquement installée à côté de la sienne, le biberon qu’il avait récupéré en même temps que Maeve culbutant hors de ses doigts pour aller trouver fin funeste contre le sol. Hum, répondit-il intelligemment en se baissant pour rattraper son bien éclaté.
La vérité était, bien évidemment, qu’il n’avait aucune envie de confronter sa famille au sujet de sa situation toute particulière, et que s’il pouvait vivre indéfiniment dans l’omission il le ferait joyeusement. L’ancien espion était bien conscient qu’il n’y avait rien, actuellement, qui trouverait grâce aux yeux de ses parents, ni d’Enora, et l’idée qu’il y avait même là tout pour entrainer l’infini courroux de ces derniers était une terrifiante pensée qu’il préférait garder scellée au plus loin de sa conscience. Calixte n’avait jamais brillé, ni même atteint le minimum standard que l’on pouvait attendre d’un être humain normalement constitué. Et cette médiocrité l’avait jusque là marginalisé des Alkhaia de Eliëir, sans toutefois l’en exclure complètement. Mais l’annonce de l’enfantement de deux enfants illégitimes par le biais de procédés magiques douteux ? Il n’y avait pas besoin d’être une lumière pour se douter que c’était une discussion vouée à partir à vau-l’eau.
- Heu oui, heu, acquiesça-t-il distraitement en tentant de ramasser les bris de verre qui, sur ses mouvements erratiques, écorchèrent le bout de ses doigts.
Abandonnant l’espoir de faire un peu de ménage, il se contenta de pousser du bout de sa botte imbibée de soupe le biberon éclaté pour le rassembler en un petit tas, plus ou moins hors du passage. Ses mains revenant pleinement à Maeve qui se calmait doucement contre son torse, nichée dans l’enroulement de celui-ci, il se redressa pour tenter de faire à nouveau face à un Primaël fulminant. Sa tête heurtant au passage le bord de la table, tandis que ce dernier frappait dessus pour décharger sa colère.
- Ow, grimaça le coursier en se frottant l’occiput. Heum peut-être que… ils ne sont pas obligés de le savoir ? glissa-t-il en se recroquevillant sous le regard acéré de son aîné. Le faire-part de naissance peut attendre leur épitaphe, non ? murmura-t-il pour lui-même, tout ancré dans ce déni salvateur.
Entre ses bras, rassurée par sa présence comme apeurée par l’échange tendu et l’ambiance orageuse, Maeve alternait entre quelques secondes de silence et une poignée de minutes de sanglots, la faible lueur émise par son derme semblant tressaillir à chaque recrudescence de son épouvante. Fort de quelques expériences précédentes – sur lesquelles nous ne reviendrons pas, mais vous garderez en tête que la moralité de l’ancien espion est toute relative – Calixte glissa le poupon dans l’une des petites billes qu’il emmenait toujours avec lui, et le logea à l’abri de la poche intérieure de sa chemise, contre le battement régulier – quoi qu’un peu affolé – de son cœur.
- Comment tu… commença-t-il en fronçant les sourcils alors que Primaël évoquait indirectement Solveig avant de, surpris par la nouvelle exclamation courroucée de ce dernier, fusionner lui-même, instinctivement, dans la chaise.
Et puis non, vraiment, rien ne valait un refuge de précaution face à la fureur de l’homme. Le coursier était tout disposé à croire que la réussite militaire passée de son frère était autant due à ses talents martiaux que son charisme, ou la terreur qu’il pouvait aisément inspirer.
- Eh oh ! s’insurgea-t-il néanmoins brillamment comme Primaël évoquait ses diverses transgressions. C’est un peu l’Astre de l’Aube qui se fout de la chari… quoi ?
Quand est-ce qu’il avait donné quoi à Fauve en étant drogué ? Il avait vu Fauve drogué ? Confus, se demandant s’il avait bien compris les propos de son frère – ce qui restait à déterminer car le ton de celui-ci venait de trouver quelques notes étonnement perchées – Calixte passa en revue les derniers souvenirs qu’il avait de Fauve. Ils s’étaient croisés à la naissance des jumelles – ou pas ; l’actuelle avancée scénaristique ne permet pas à la narration d’être particulièrement sûre d’elle sur ce point – quelques semaines plus tôt, ainsi qu’aux festivités du Solstice. Et avant ça, avant ça… Au creux du meuble de bois usé, un frisson le parcourut. Avant ça, il y avait eu les Ruines du Corbeaux. De l’eau avait coulé sous les ponts depuis, ils étaient même retournés au désert volant avec Solveig et, de fait, les jumelles, mais il y avait dans le souvenir amer de cette expédition particulière l’élancement persistant d’une monstrueuse cicatrice. La voix de Primaël lui parvenant lointainement, le coursier s’obligea à remonter le temps encore, et revenir à ses rencontres passées avec l’aventurier.
- Comment ça, ce qu’il a fait ? reprit-il d’un ton instinctivement sec sous la confusion, son attention revenant soudainement à son grand frère.
Depuis le refuge de sa chaise, observant le profil de Primaël, Calixte sentit à nouveau la panique croitre en lui.
- Par Lucy, il s’est encore fourré dans un mauvais coup ? Le refuge ! Il s’est passé quelque chose au refuge ?
Il n’y avait là-bas pas que des animaux, mais aussi les âmes abîmées que l’aventurier avait recueillies. Qu’adviendrait-il d’elles s’il était arrivé malheur à l’homme ? Les songes s’engrangeant comme autant de petites fourmis partant dans la mauvaise direction, le coursier se rendit compte que, comme il s’en était douté – mais il écoutait rarement sa raison face à son cœur – le château fantasmé pour la vie des jumelles était uniquement façonné de cartes.
- Il s’est blessé ? Il s’est sciemment blessé ? Tué ? Oh par la Déesse, il est mort ? blêmit-il depuis les entrailles du mobilier.
Pour avoir précédemment partagé ses sensations et ses émotions, Calixte savait que l’état psychique de l’aventurier était loin d’être le plus stable, comme le plus sain. Sa tendance à l’autodestruction l’avait-elle enfin poussé sur le chemin de non-retour ?
- Oh par la sainte ! S’exclama-t-il en passant sa main gantée sur son visage, l’air profondément affligé. - Ecoute avant de crier au loup ! Fauve va bien. Aussi bien que l’on pouvait aller après s’être fait tabasser. Primaël se garda bien de le lui dire. - Je ne parle pas de ce qui lui est arrivé. Je parle de ce qu’il t’a fait à TOI. Il bougonna tout en étendant ses jambes sous la table, essayant tant bien que mal de calmer ses impatiences. Ses yeux se tournèrent vers la chaise supposément vide mais où il savait que son frère guettait le son de sa voix. Ce dernier ne semblant pas vouloir lui donner une réponse, il reprit à contrecœur. - Il m’a parlé de cette fois… Déesse qu’il répugnait au simple fait d’évoquer cet instant, son esprit s’obligeant à recréer les scènes que lui avait décrit son vieux camarade. - Une mission, Solveig, toi, ce conna…. Fauve. Dans une crique ou que sais-je… Voyant que Calixte restait toujours silencieux, la colère pointa aussi vite qu’elle s’était apaisée. - Putain tu vas pas m’obliger à te décrire votre fichu plan à trois alors que t’étais complètement à la masse ? Gronda-t-il. Probablement un peu trop fort puisque les bavardages des commères dans leur dos s’arrêtèrent un instant avant de reprendre comme un bourdonnement irritant.
Tendu comme un ressort, l’aîné s’arracha à sa chaise pour saisir à deux mains celle qui hébergeait Calixte et son rejeton. Bonne déesse qu’il avait l’air d’un crétin de premier ordre. Raide comme un piquet, il fixait l’objet comme si il allait soudainement afficher une paire d’yeux et un visage.
- Et fait moi le plaisir de sortir de cette foutue chaise ! Tu n’as plus trois ans ! Et il devait admettre qu’à l’époque ce genre de petit tour avait le don de le faire hurler de rire, encore plus lorsque cela faisait enrager ses interlocuteurs. - Est-ce que tu as pensé un seul instant au fait que ton enfant pouvait être impacté négativement par ce genre de chose ? C’est ton pouvoir, pas le sien. Bon sang, tu es toujours aussi immature. Sors le de là. Ses mains lâchèrent la chaise qui retomba en fracas sur le sol et vacilla dangereusement avant de se stabiliser. - Je pensais qu’on pouvait s’faire confiance. Siffla-t-il en lançant au siège un regard aussi furibond qu’offensé.
Fauve allait bien. L’esprit en ébullition de Calixte se calma légèrement, son cœur retrouvant un rythme moins effréné que précédemment. Avant de, ramené aux propos toujours furieux de Primaël, se laisser à nouveau entrainer par les flots étourdissants et débilitants d’une confusion panique. L’aventurier lui avait fait quelque chose ? Le temps d’une brève seconde, aussi brusquement violente qu’une claque, les révélations acides des Ruines du Corbeau réhabitèrent son présent, et un doute immense, ombré d’une peur viscérale, saisit sa chair dématérialisée. S’était-il à nouveau trahi ? Avait-il encore, sottement, inconsciemment, offert à autrui parcelles de son âme pour mieux la détruire tout à fait ? Reprenant une nouvelle fois le déroulé de son passif avec Fauve, le coursier chercha fébrilement ce que l’homme aurait pu lui dérober en sa faveur. Son lien avec Solveig ? Non, en dépit de l’évolution plutôt favorable de leur relation, l’aventurier n’avait pas cherché à détruire celle des deux soldats. Un avantage quelconque pour son auguste famille ? Le profit des connaissances et relations diverses de l’ancien espion ? Mais avait-il seulement idée du passé officieux de ce dernier ?
- Le plan à trois ? répéta-t-il d’une voix atone, ses souvenirs embourbés s’arrachant laborieusement aux ténèbres du désert pour gagner celles, plus douces, d’une mission emplie de magie le long du littoral.
Une parenthèse incongrue mais bienvenue dans le chaos de sa vie, et voilée du parfum rassurant, nostalgique, des certitudes d’avant. Avant les Ruines. Mais n’y avait-il pas, avant les Ruines, l’écho dissonant de la perfidie commise ? N’y avait-il pas, déjà, prenant toujours plus consistance, l’ombre de sa déchéance ?
Son refuge temporaire trembla sous les paumes agacées de Primaël mais, encore tout au tournis de ses pensées en roue libre, Calixte n’y accorda pas d’avantage d’attention et n’écouta que d’une oreille distraite le reste des propos de son frère qui, alors, ne lui parvenait plus qu’en sourdine. Noyé dans l’océan de ses songes accidentés, il défusionna néanmoins brusquement sur l’appel d’un mot en particulier.
- Confiance ? éructa-t-il en profitant de l’élan de sa réapparition pour poser ses mains sur les sveltes épaules de Primaël, s’accrochant à celles-ci comme à une bouée. Tu crois que je lui ai fait trop confiance ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Qu’est-ce que tu sais ? Est-ce qu’il est lui aussi lié à la Cab…
Un éclair de lucidité halta soudainement ses propos comme son regard désespéré se noyait dans l’azur, et il dégrafa ses doigts du vêtement marqué de l’empreinte de ses ongles pour s’assoir prestement sur la chaise qui était sienne. Dans une attitude si faussement décontractée que certainement Zahria aurait nié l’avoir formé si elle l’avait vue.
- Donc heum… vous vous connaissez avec Fauve ? Vous avez une relation, heu…
Ses neurones en perdition accusèrent un nouveau virage en tête d’épingle, et la réalisation que les deux hommes, peut-être, avaient aussi été amants, lui donna le vertige.
- Vous avez… gardé les bouctons ensemble ? hasarda-t-il en essayant de se remémorer ce qu’il connaissait de l’aventurier.
- Lustré la pyraldotite ensemble ? interjeta Apolline depuis le comptoir dont elle ne délogeait guère, toujours attentive au dramatique déroulement de l’improbable entrevue.
- Est-ce que tu sais s’il fait partie de… d’un groupe, enfin hors de la Guilde je veux dire, d’un groupe… savant ?
Comment décrire la Cabale sans la mentionner ? Se mordant la lippe, se concentrant temporairement sur les vibrations vocales lui parvenant de la bille calée contre son cœur, Calixte se força à prendre de la distance avec l’angoisse viscérale que la pensée de l’organisation meurtrière lui instillait. Il n’avait pas vu sur la peau de l’aventurier le symbole de celle-ci – et Lucy savait qu’il avait eu l’occasion d’en parcourir l’étendue – et, s’il se faisait un peu confiance, devait bien admettre qu’il ne croyait aucunement l’homme capable de le trahir de la sorte. Mais se faisait-il encore suffisamment confiance ? Et l’intéressé n’avait-il pas, déjà, par le passé, abandonné leur propre amour pour une cause qui lui paraissait alors plus noble ?
Faisant défusionner Maeve pour la caler à nouveau contre lui, berçant le nourrisson pour calmer celui-ci ainsi que ses propres songes entremêlés, le coursier s’abandonna à la contemplation des courbes doucement lumineuses de son enfant. Dans la pénombre nocturne de l’auberge parsemée de cristaux de magie, il y avait quelque chose de réconfortant à l’éclat délicat de la peau du poupon.
- J’étais pleinement consentant, pour le plan à trois avec Solveig et Fauve, murmura-t-il finalement en relevant l’ambre de ses yeux vers l’océan tempêtueux de son vis-à-vis, plus certain de lui-même qu’il ne l’avait été jusque-là, quelques pensées déracinées se réalignant enfin. Si c’est de cela dont il est question.
Le temps d’une trêve dans l’ouragan de ses songes, il esquissa un léger sourire taquin.
- Souhaites-tu vérifier mes souvenirs sur le sujet ? On a commencé par mes mains sur celles de Fauve, posées sur les hanches de Sol…
- Il n’a rien d… Mais… Je ne sais r… Le visage de Primaël passa de la surprise à la colère, tant il se faisait couper la parole, avant de se transformer en une moue aussi bien affligée que blasée. Attendant que son cadet daigne le laisser en placer une, il se mit à gratter le bois de la table sans vraiment écouter ce qu’il avait à dire. Il fallait admettre que lorsqu’il se lançait dans des monologues à grand renfort d’angoisse, il ne servait à rien d’en tirer quoi que ce soit. Pas tant que le débit ne serait pas redescendu. Toutefois, il s’interrompit bien plus vite qu’il ne l’aurait imaginé. Ce qui l’obligea à relever la tête d’un air interrogateur.
- Bien sûr que je connais Fauve. Grommela l’aventurier. Il aurait aimé ajouter que Calixte aurait dû s’en souvenir étant donné que les Milan et les Alkh’eir avaient évolué dans des sphères similaires, côtoyés les mêmes rendez-vous mondains -quand ils y étaient envoyés- mais il lui coupa à nouveau l’herbe sous le pied.
Une fois de plus Primaël manqua de s’étrangler avec sa propre salive et si il avait, plus tôt, rougit de colère cette fois c’était pour bien d’autres raisons. Force était de constater que Calixte n’avait rien d’un saint et il n’était pas sans savoir que son aîné ne l’était pas non plus. Mais répondre à ce genre de question était au-delà des liens qu’ils partageaient. Il ne manquait qu’Appoline pour ajouter son grain de sel et… Ses doigts claquèrent dans l’air au moment même où il entendit la voix de trousse de cuir. Pas assez vite pour l’empêcher de finir sa phrase, mais suffisamment pour être certain qu’elle ne la poursuive pas ou pire, n’en commence pas une de plus. Ce serait toujours ça de moins à gérer durant leur échange.
- Un groupe savant ? Il eut un mal fou à dissimuler son sourire derrière un air étonné. Fauve avait beau être d’une lignée noble telle que celle des Milan, il n’était aucunement un érudit. Évidemment il connaissait les bases de l'aristocratie et avait été éduqué correctement mais cela n’avait rien à voir. D’aussi loin que ses souvenirs remontent, l’ex-garde n’avait jamais eu d’intérêt bien particulier pour autre chose que ses bêtes, la bagarre et son amour un peu trop inconditionnel de la chair. Et les tournées des tavernes de la capitale aussi. Mais rien qui ne puisse faire penser à de la science ou quelque chose s’en approchant. Mais surtout, Primaël n’était pas là pour parler de Fauve. Enfin si, mais pas vraiment.
- STOP ! Vociféra-t-il, faisant taire l’intégralité de l’assemblée. Par réflexe, il avait une fois de plus claqué des doigts ; ôtant une fois de plus sa voix à Calixte. - Je ne veux pas de ce genre de détail ! Qui voudrait ce genre de détail ! Par Lucy ! Est-ce que je te raconte comment il m’a retourné sur le lit la dernière fois ? Non ! Et bien fait la même chose. Aies un peu de bon sens par pitié ! Mais n’était-ce pas déjà trop demander ? Après tout, le coursier, avait tout de même réussi a mettre dans le même lit deux ex, parents d’un même enfant, d’engendrer lui même deux bâtards tout en couchant avec l’amant de son frère aîné. Le bon sens pouvait largement aller se rhabiller.
- Vraiment ? Hasarda-t-il toutefois après lui avoir rendu sa voix. - Si il s’agit de honte, je ne te jugerais pas sur quelque chose dont tu n'es pas fautif et si il t’a menacé, je peux m’en occuper. Son ton était amical, presque maternel et il s’était naturellement penché dans sa direction comme pour rendre l’échange plus intime. - Je pourrais aussi t’aider avec les… Euh… Il pointa du doigt la créature baveuse qui gisait encore dans les bras du blond. - Mais tu ne pourras pas éternellement le cacher à tout le monde. Et crois moi, il vaudrait mieux qu’ils l’apprennent par toi que par les badauds du coin. Si ils ne le savent pas déjà… Enfin, il se redressa et croisa les jambes dans une attitude qui se voulait détendue mais qui en était bien loin. - Il faut que tu te décides. Désolé.