Rhis n’avait pas prévu d’aller au Conservatoire à l’occasion des festivals d’été, mais on pouvait toujours avoir des imprévus. En l’occurrence, deux vieux aristocrates avaient tenu à ce que leurs deux enfants aillent aux portes éducatives du Conservatoire national, et ils avaient demandé au conseiller qu’il accompagne leurs pupilles. Manque de bol, les deux jeunots avaient été cloués au lit par une fièvre de cheval, et ils étaient forcés de prendre du repos à leur domicile. L’espion se retrouvait donc seul et, s’il avait envisagé de rester à la capitale, il n’aimait pas revenir sur sa parole. Le beau brun avait donc voyagé jusque-là et, il attendait maintenant qu’on dise exactement aux bénévoles ce qu’ils devaient faire.

Il y avait quelques bénévoles, de tout âge et de tout milieu. Des jeunes qui discutaient de manière dynamique entre eux, un grand sourire sur les visages. Des adultes de la populace qui étaient plus réservés et plus calmes, mais qui étaient néanmoins sereins. Et puis, il y avait également des personnes un peu plus âgées, un couple de retraités, notamment, qui voulaient apporter leur aide à ces patients qui n’étaient pas gâtés par la vie. C’était avec eux que Rhis avait discuté pendant qu’ils attendaient près de l’accueil, jusqu’à l’arrivée d’une étrange demoiselle.

C’était une poupée. Littéralement. Une poupée pas très jolie, qui plus est, qui semblait liée à des chaines. C’était un spectacle assez… étrange, à vrai dire. Elle était très fine, car le conseiller aurait certainement pu la saisir avec ses deux mains, et elle avait de grands yeux, qui occupait une grande partie de son visage. Ses pupilles rouges n’étaient aussi pas très agréables à regarder. En fait, la « demoiselle » semblait tout droit sorti d’un cauchemar, tant elle pouvait mettre les gens alentours mal à l’aise. D’ailleurs, la vieille à côté de lui ne tarda pas à dire une petite prière à Lucy, partagée entre la pitié et l’horreur, et comme les autres, elle eut un mouvement de recul quand l’intéressée s’approcha d’eux pour rejoindre les autres bénévoles.

Rhis, lui, ne savait qu’en penser. C’était trop réaliste pour être un costume, son apparence devait donc être forcément liée à la magie… Non ? Il n’en savait trop rien, et s’il considérait qu’une poupée était beaucoup moins dangereuse qu’un criminel en liberté, cette apparence était quand même curieuse et assez désagréable, il fallait l’avouer.

L’inconnue semblait l’avoir compris puisqu’elle s’était mise à part et l’attention de Rhis arrêta de s’y intéresser quand une dame de l’accueil s’arrêta devant les bénévoles.

- Excusez-moi. Pouvez-vous vous rapprocher s’il vous plait ?

La femme attendit que tout le monde s’exécute, puis elle déclara :

- Nous vous remercions pour votre présence et pour l’aide que vous allez apporter à nos patients. Les festivals d’été sont un événement qui leur tient fort à cœur. Ils vont bientôt arriver, mais j’aimerais avant tout que vous fassiez des équipes de deux. Cela vous sera plus facile pour vous occuper de votre patient. Comme vous le savez, le but est de l’emmener à la plage et de vous amuser ensemble. Nous allons vous donner un plan pour aller jusque-là. Evidemment, le trajet de court, mais tout le monde ne connait pas les environs. Chaque patient aura avec lui des objets utiles pour jouer, une petite pelle, un seau, une bouée si vous voulez aller nager dans la mer… Toutefois, nous vous demandons d’être très prudent si vous vous aventurez dans l’eau.

Tout en écoutant le discours de l’hôtesse, Rhis jeta un œil aux alentours. Les groupes se formaient déjà selon les affinités. Les jeunes s’étaient déjà divisé en deux groupe, les autres adultes qui semblaient avoir sympathisé ensemble, semblaient déjà se concerter du regard, et quant aux retraités, ils essayèrent de le convaincre de se joindre à eux, sous prétexte qu’on pourrait « peut-être faire une exception ».

Le conseiller se contenta de les remercier, en disant que ce ne serait pas nécessaire. Puis, il prit congé, et se dirigea vers la poupée qui s’était mise à l’écart.

- Il me semble qu’il n’y a plus que nous deux, mademoiselle. Accepteriez-vous de faire équipe avec moi ?

Le beau brun ponctua sa demande d’un sourire affable. Elle avait beau avoir une apparence repoussante, l’homme avait prit l’habitude d’être courtois et poli à la cour, et seule Lucy savait comment certains d’entre eux pouvaient être exécrables. L’espion devrait bien survivre s’il accompagnait une poupée et un autre patient… Surtout que bon, il n’avait pas spécialement de l’inimité contre eux deux.

- Je m’appelle Rhis. Vous êtes prête pour notre petite excursion à la plage ?

Il faudrait peut-être qu’il lui demande pourquoi la demoiselle avait cette apparence si… particulière. Rhis avait beau avoir un sourire affable sur le visage, son interlocutrice restait quand même des plus originales, et elle sembla même surprise que quelqu’un lui adresse la parole. Si on pouvait seulement lire une expression sur le visage d’une poupée… L’espion déduisit néanmoins à son temps de réaction qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui parle, et elle finit par se rendre compte elle-même de sa léthargie et de son absence de bonne manière. Elle se rattrapa néanmoins rapidement, puisqu’elle lui fit une révérence tout en se présentant. Ainsi, elle s’appelait Fedora. Le conseiller chercha un moment s’il avait déjà entendu ce nom quelque part, mais cela ne lui disait rien. Cela devait donc être leur première rencontre. En tout cas, elle devait avoir reçu une bonne éducation. Si elle était bien d’une famille noble, c’était étonnant que ses parents n’aient pas cherché à la délivrer de sa… magie ? de sa malédiction ? pour lui rendre une apparence un temps soit peu normale. Mais il était trop tôt pour juger, et il la connaissait bien trop peu pour faire un diagnostic en toute connaissance de cause.

La demoiselle était en tout cas prête, mais, comme elle le fit bien remarquer, l’excursion semblait concentrée sur les enfants, vu les accessoires dont avait parlé la dame du personnel soignant. Fedora semblait regretter que des adultes ne participent pas à la sortie vers la plage.

- Vos questionnement ne me dérangent pas du tout, évidemment. Ils sont même légitimes et bienvenus… Et comme vous dites, tout le monde a le droit de s’amuser, même les adultes.

Rhis promena son regard aux alentours, et il aperçut une dame du personnel soignant qu’il interpela brièvement. Quand il lui demanda s’il n’y avait que des enfants qui participait à leur sortie, une expression compréhensive apparut sur le visage de leur hôtesse.

- Aaah. Si effectivement, il y a bien d’autres pensionnaires intéressés, mais on pensait d’abord en faire profiter les enfants… Vous savez qu’ils sont intenables tellement ils sont excités d’aller à la plage ? C’est pour ça qu’on préfère les faire sortir en premier tellement ce sont des diablotins, même si on les adore. Cela dit... Si vous voulez accompagner une personne adulte, voire même une personne âgée, ce sera avec plaisir. On a beaucoup de patients qui veulent prendre l’air. Si vous attendez un instant, je peux même vous ramener quelqu’un. Alors, que désirez-vous ?

Rhis regarda sa partenaire du jour, à qui il sourit.

- Aux dames de choisir. L’un ou l’autre me vont parfaitement tant qu’on s’amuse tous ensemble.

Il laissa donc Fedora choisir à sa place, puis, quand la dame s’effaça pour aller chercher leur protégé du jour, le conseiller royal s’intéressa à la demoiselle.

- Avez-vous déjà été à la plage de l’Archipel ? Vous vivez dans la région ou plutôt dans une autre région du Royaume ?

Il aurait pu lui demander pourquoi elle avait une telle apparence, mais l’occasion se présenterait sans doute plus tard.

En tout cas, c’est très honorable à vous d’aller aider des patients du Conservatoire. J’y vais très rarement parce que je séjourne davantage à la capitale. Donc on peut dire que c’est une première pour moi, sourit Rhis.

Il jeta un œil à l’endroit à l’endroit où la dame du personnel soignant avait disparu. Sans doute qu’elle allait revenir d’un instant à l’autre.
 
- Qu’est-ce que vous aimeriez faire avec notre patient à la plage ?

Il y avait d’innombrables activités qu’on pouvait faire, en y réfléchissant un peu. Créer des trous, construire un château qu’il fallait protéger de l’invasion de la mer, bronzer, lire, jouer au ballon, à la pétanque, pêcher des crevettes, se balader au coin de l’eau… Ils avaient l’embarras du choix. Peut-être que Rhis devrait s’informer pour prendre l’un ou l’autre matériel avant qu’ils n’y aillent.

Rhis attendit patiemment que sa partenaire du jour fasse son choix concernant le patient qu’ils accompagneraient. Qu’il s’agisse d’une personne âgée ou d’un jeune enfant, peu lui importait, tant qu’ils respectaient leur parole. L’espion fut néanmoins un peu pris au dépourvu quand Fedora secoua vivement la tête et que celle-ci sembla se détacher du reste de la poupée. Il avait bien entraperçu une chaine qui semblait la retenir au reste de ses membres, mais… c’était perturbant. Heureusement, son interlocutrice semblait connaître son corps, et elle stabilisa sa tête avec ses deux mains. Tant mieux. L’homme n’aurait pas su quoi faire si sa tête était tombée à terre ou qu’elle s’était mise à pendre le long de son corps.  

Sortant de ses réflexions, Rhis se força à sourire quand elle lui proposa de s’occuper des enfants, puis des adultes plus tard.

- Aucun problème pour moi,, fit-il, en espérant qu’elle ne s’était pas rendu compte de son air indécis quand sa tête avait vacillé quelques instants plus tôt.  

Heureusement, ils partirent sur un autre sujet, à savoir le thème de l’archipel. Comme le conseiller, c’était la première fois que la demoiselle venait ici. Elle habitait visiblement au Grand Port pour se rapprocher de son père et s’occupait de leur société familiale ainsi que du laboratoire de l’enchanteresse Gher. L’ombre d’un sourire naquit sur les lèvres de Rhis à l’évocation de Lin.  Lors de la saison douce, ils avaient été au Désert Volant pour purifier une pierre corrompue et il avait pu donc passer du temps avec la jeune femme. Le monde était petit pour que le protecteur royal tombe, quelques temps plus tard, sur son apprentie. Le protecteur royal attendit néanmoins qu’elle finisse sa tirade avant de réagir.

- Je comprends que vous vouliez davantage venir ici. Au moins, vous ne devez pas être jugée dans cet endroit, ce qui doit peut-être vous donner une bouffée d’oxygène. Vous n’avez jamais demandé l’aide du Conservatoire pour contrebalancer votre pouvoir ? D’après ce que lui avait dit Fedora, c’était bien à cause de son don qu’elle avait une telle apparence. Et l’enchanteresse Gher, qui vous a pris comme apprentie, en pense-t-elle quelque chose ?

Ce fut ensuite au tour de Fedora de lui poser une question et Rhis ne tarda pas  à répondre.

- Je devais accompagner deux jeunes gens au Conservatoire : ils s’étaient portés volontaires pour être bénévoles eux aussi. Mais ils sont tombés malades au cours de cette semaine, et ils n’ont pas pu se déplacer jusqu’à l’Archipel. J’aurais peut-être pu rester à la capitale, mais je n’aime pas revenir sur ma parole. Je suis donc venu seul, pour voir ce que ce festival d’été auprès des patients pourraient donner. Mais je n’ai pas beaucoup d’expérience là-dessus, fit l’homme avec honnêteté, ce sera une première pour moi.

La poupée leva ensuite la main pour secouer légèrement son index de droite à gauche devant les yeux de Rhis. Un peu surpris au départ, il ne cacha pas son amusement devant sa remarque qui était assez juste.

- Vous avez raison, notre patient sera l’invité d’honneur.

L’espion se désintéressa ensuite un temps de son interlocutrice lorsque l’infirmière arriva avec une enfant assez effarouchée, d’à peine dix ans. Elle semblait relativement timide, malgré ses yeux émeraudes qui étaient attentifs à tout ce qu’il se passait autour d’elle. C’est Fedora qui fit les présentations, d’un ton très naturel et encourageant. Si elle n’avait pas sa forme de poupée si particulière, elle aurait peut-être s’entourer de tout un tas d’amis nobles à la capitale ou au Grand Port…

La petite Elya semblait en tout cas faire confiance à la demoiselle, ce qui arrangeait bien Rhis, puisqu’elles se dirigèrent toute deux vers le hall d’un pas des plus dynamiques. Lui, de son côté, s’empara du matériel que leur proposait le Conservatoire, les mit dans un sac qu’ils devaient rendre à leur retour, et leur emboîta le pas.

Il faisait superbe dehors, et le vent du large leur ébouriffa bientôt le visage.

- Alors, Elya, qu’est-ce que tu as envie de faire ?

La gamine le considéra un instant, jeta un coup d’œil à l’établissement derrière eux, comme pour s’assurer qu’ils étaient bien dehors, puis lui accorda un sourire timide.

- Marcher dans l’eau… Jouer dans les vagues… Chasser des crabes aussi ! On peut chasser des crabes ? Mais avant tout, je veux voir la mer !

La petite semblait prendre de l’assurance au fur et à mesure qu’ils avançaient ensemble et Rhis jeta un œil devant lui. Il était grand, plus grand que les deux filles qu’il accompagnait, et il sourit quand une idée lui germa par leur tête.

- Je vois déjà la mer d’où je suis. On y sera dans quelques instants. Mais si tu veux…

L’home s’arrêta, déposa au sol son sac et saisit délicatement la gamine pour ne pas l’effrayer. Puis, ceci fait, il la plaça sur les épaules et l’enfant écarquilla les yeux face au monde qu’elle voyait d’un peu plus haut.

- Whoaaaah ! Ca scintille, il y a de l’or sur la mer ! On y va, on y va, on y va !

Comment gagner la confiance d’un enfant en deux minutes. La gamine semblait en tout cas avoir moins peur, et Rhis fit un clin d’œil complice à sa partenaire.

- Fedora, il faut que tu voies ça aussi !

Oui, alors, une gamine sur ses épaules, ça allait ; deux, ça allait être compliqué, à moins que la poupée ne soit très légère.

- Une à la fois, la calma-t-il d’emblée. Arrivons déjà jusqu’à la plage, poursuivit-il, ce qui serait d’ailleurs vite fait. Cela étant dit, Rhis ne savait pas si Fedora avait une démarche lente avec son apparence et il se tourna vers elle.N’hésitez pas à me ralentir si je marche trop rapidement.

Il attendit qu’elle réponde avant de saisir de nouveau leur sac et de reprendre leur marche. Bientôt, leur petit groupe arriva à l’endroit prévu. Lorsque le conseiller mit pied sur le sable, il s’abaissa pour laisser descendre la jeune Elya, qui bondit au sol comme une fusée en courant devant eux avec une joie enfantine.

- Je crois qu’on va avoir une boule d’énergie à surveiller, fit Rhis avec un sourire en coin.

Rhis était à mille lieux de se douter que Fedora avait déjà été au palais et que la dernière soirée qu’elle y avait été passée avait été quelque peu amère pour la jeune fille. Il aurait peut-être pu le découvrir en utilisant son pouvoir à cet instant précis, mais le conseiller royal n’utilisait pas son don impunément pour le plaisir. D’une part, ça le préservait des maux de tête, et d’autre part, il n’avait aucune raison d’exercer ses facultés psychiques sur la poupée devant lui. L’homme vit donc cette dernière secouer la tête et il ne vit là qu’un signe de refus face à sa proposition de venir au palais, ce qu’il pouvait comprendre, en soi. Que la demoiselle fasse partie de la haute société ou non, elle pouvait très bien ne pas vouloir venir à la cour, soit qu’elle n’y trouvât aucun intérêt, soit qu’elle eût une autre raison qui lui soit propre.

Quoi qu’il en soit, la chasse au crabe fut officiellement ouverte et Rhis alla donc chercher le crustacé avec le manche qu’il avait en sa possession. Rhis ne put retenir une expression amusée en voyant le sourire jusqu’aux oreilles d’Elya, fascinée par leur cible du jour – il fallait dire qu’il était gros et que ce n’était pas un minuscule crabe de rien du tout. L’espion se demanda un instant si la petite savait qu’il pouvait la pincer et lui faire mal, mais la gamine n’eut heureusement pas la mauvaise idée de mettre ses mains dans le seau. Tout au plus sautillait-t-elle sur place en dévisageant l’animal. Leur protégée chemina ensuite en direction de la mer, ce qui permit à Rhis d’échanger quelques mots avec Fedora. Apparemment, elle pouvait donc se mouiller et sécher au soleil. Bien. Il faisait chaud et le soleil était haut dans le ciel donc elle sècherait vite… Ce qui lui donna une idée, d’ailleurs, qu’il prit garde de ne pas montrer devant sa partenaire.

- Voilà une bonne nouvelle, sourit Rhis. Je dois reconnaître que vos chaines sont un peu déstabilisantes aux premiers abords, mais si elle restent indemnes malgré le contact de l’eau, c’est parfait. Fedora lui parla ensuite d’Elya, en suggérant que, si son pouvoir était dangereux, on le leur aurait communiqué, et il hocha la tête. Il ne doit pas y avoir de risques si on la plonge dans l’eau, je présume. Et c’est pour la divertir, donc c’est pour la bonne cause. De toute façon, on restera en petite profondeur pour qu’elle ait pied.

Rhis n’allait pas prendre le risque de s’aventurer profondément dans la mer sans savoir si la gamine – ou même Fedora – savait nager.

Il laissa en tout cas sa complice prendre les devants, alors qu’elle enlevait ses chaussures de façon totalement décomplexée, et il la laissa gérer la libération du crabe qui s’évanouit bien vite dans l’eau salée. Voyant que la poupée lui faisait signe, il se faufila d’un mouvement rapide dans le dos d’Elya, la prit gentiment par la taille, avant de soulever son petit gabarit et de la lancer à l’eau, à une profondeur où elle ne se ferait pas mal, mais où elle serait quand même bien mouillée également.

Elya laissa un cri de surprise et de stupéfaction, mais elle n’eut pas le temps de réagit davantage qu’elle faisait un beau plongeon dans la mer, sous le regard espiègle de Rhis.

Mais ce n’était pas que sa seule cible. Profitant que l’attention de Fedora soit centrée sur leur protégée, l’espion saisit également la poupée, et avec une expression encore plus malicieuse, il lui glissa sur un ton plaisantin :

- A chacun son tour !

… Et Fedora rejoignit bientôt Elya dans la mer alors que la petite battait des mains avec excitation.

Difficile de dire si la jeune noble serait surprise, en colère, ou amusée ; ils étaient loin de la cour et des attendes de leur classe sociale, donc ils pouvaient se permettre des écarts en termes de bienséance et de courtoisie. Puis, Fedora avait-elle seulement été déjà projetée dans l’eau comme une femme normale à qui on faisait gentiment une farce ? Rien n’était moins sûr. L’intérêt était de toute façon que tout le monde s’amuse, et pour la gamine qui était à leur côté, c’était le cas, puisqu’elle se tourna vers la poupée avec une mine enthousiaste et résolue. Elya pointa en effet son doigt vers Rhis alors qu’elle regardait son accompagnatrice :

- Fedora ! Vengeeeeance !

Bon, apparemment, il allait avoir le retour des flammes si les deux miss voulaient qu’ils soit aussi mouillé à son tour.

- Je me demande si vous allez seulement savoir m’attraper, les taquina-t-il.

... Nul doute qu’après leur excursion, l’enfant serait morte de fatigue et complètement épuisée.

Il était tout mouillé maintenant, mais le vent du large était suffisamment chaud pour qu’il n’ait pas froid. Inconscient de l’effet de ses paroles sur Fedora, Rhis se concentre sur leur protégée, qui semble hésiter à se confier. Mais le conseiller et la poupée semblent la mettre en confiance, aussi la gamine leur révèle qu’elle veut utiliser son pouvoir, et que son don consiste précisément en la manipulation des vagues.

Il va sans dire que cela suscite une série de questions dans la tête de Rhis. Comme sa complice, il s’interroge : une grande vague équivaut-elle à une vague en temps de tempête ou à un tsunami ? Peut-être en faire des grosses ou des petites ? Sont-elles suffisamment fortes pour leur faire perdre l’équilibre ? La gamine peut-elle éventuellement perdre le contrôle ? Et surtout, l’utilisation de son pouvoir aura-t-il une répercussion sur le corps de l’enfant ? L’espion ne sait rien d’Elya, il ne peut donc trancher la question. Mais heureusement, Fedora sait s’y prendre avec la jeune fille. Son visage et son énorme sourire ont beau être effrayants, elle s’approche manifestement de la petite avec une grande douceur, remettant une mèche de ses cheveux derrière son oreille. D’un coup, le conseiller royal est content d’avoir une complice féminine, qui peut compenser son caractère franc et honnête. Rhis aurait pu répondre à la petite, mais sans doute aurait-il été trop droit et direct, alors que Fedora l’interroge de façon très bien, en obtenant des réponses claires et précises.

La poupée en tissu pose tout haut les questions que l'espion se pose tout bas et Elya n’a pas de difficultés à se confier. Le fait qu’elle ne puisse pas créer des vagues gigantesques le rassure déjà ; comme c’est une patiente du Conservatoire, l’inverse aurait très bien pu se produire. En tout cas, elle leur demande une nouvelle fois d’utiliser son pouvoir, et Rhis se doute que la noble hésite. Il doit bien admettre qu’ils n’ont reçu aucune directive sur le sujet, et qu’ils ne transgressent aucune règle en le lui permettant, mais… Ils doivent être prudents s’il lui donne leur feu vert.

Ce que Fedora finit par faire, en exigeant toutefois que ce soit une petite vague, qui ne fatigue pas trop Elya. Derrière sa concitoyenne, Rhis se contente d’hocher la tête pour marquer son assentiment. La poupée ne le voit pas, mais Elya oui, et celle-ci semble rassurée d’avoir l’accord de ses deux protecteurs. Quand la noble en tissu se tourne à son tour vers lui en se grattant la tête d’un air embêté, Rhis se contente de sourire : un sourire encourageant, même si prudent, assez clair pour lui montrer qu’il ne lui en veut pas pour ce petit écart.

- J’ai hâte de voir cette fameuse vague. Eblouis-nous, Elya.

Il laisse Fedora prendre la main de la fillette et se diriger dans l’eau. Bientôt, l’enfant tend la main vers l’océan. Au début, il n’y a rien d’imperceptible, mais une forme commence ensuite à se détacher de l’eau pour former une vague un peu plus grande que la normale, qui vient arroser la poupée et la gamine. Cela ne les dérange ni l’une ni l’autre, et Rhis applaudit légèrement des mains en se rapprochant des deux filles.

- Bien joué. C’était une belle démonstration, Elya.

L’intéressée rit de bon cœur, et elle remercie Fedora. Au moins, elle est bien éduquée. La noble ne perd pas le nord en proposant que cette parenthèse soit leur secret. Effectivement, il vaut mieux qu’elle n’en parle pas au personnel du Conservatoire, mais bon… Il n’y a pas eu non plus mort d’hommes.

- Si tu veux, il y a plein de coquillages sur la plage. Tu veux en ramasser un peu et les reprendre avec toi ? Ca pourrait te faire un souvenir, suggère Rhis.

La petite opine du chef, s’empare du seau, et court au-devant eux, à un mètre ou deux à peine, pour commencer sa cueillette. Cela laisse un temps de répit à Fedora et à l’espion, aussi l’homme se permet un petit aparté.

- Félicitations pour avoir géré son pouvoir. Je n’aurais pas pu faire mieux, lui sourit-il chaleureusement. Sans doute que j’aurais même été trop ferme en lui disant non et que ç’aurait pu la chagriner. Suivant tranquillement la fillette, il ne tarda pas à continuer. Vous savez vous y prendre avec les enfants. Vous avez une certaine expérience avec eux ? Des frères ou sœurs ? Ou d’autres membres de la famille ? Je crois que vous aviez parlé de deux enfants…

Lui de son côté, aurait été… peut-être plus brusque, voilà. Certes, il s’en était bien sorti depuis tout à l’heure, mais l’espion ne vivait qu’avec des adultes, et il n’avait pas eu une fratrie qui lui ait appris à tourner trois fois la langue dans sa bouche. En tout cas quand il s’agissait d’enfant. Il pouvait donc un chouilla manquer de diplomatie quand un gamin lui suggérait l’une ou l’autre bêtise. Pour lui, un non aurait certainement été un non. Que Fedora, elle, avait géré les choses avec tact.

Elya avait l’air tout absorbée dans ses coquillages, aussi Rhis se permit de reprendre la parole à l’attention de la poupée.

-  Peut-être qu’il faudra regarder si elle n’est pas trop fatiguée. Dns son enthousiasme, elle pourrait vouloir aller au-dessus de ses forces et s’écrouler ce soir. Je ne risque pas de revenir de si tôt au Conservatoire, à mon avis, mais c’est une bonne enfant. Si c’était à refaire, je n’hésiterai pas.

Puis, Rhis accélère le pas en direction de la gamine et il se penche vers elle sans cacher sa curiosité.

- Alors qu’est-ce que tu as trouvé ?
- J’ai trouvé une tourelle ! Et un couteau ! Et un coquillage double qui se ferme, comme ça !
- Mais tu trouves des perles, dis-moi. On va chercher avec toi.

La petite approuve vivement, alors qu’elle continue ses recherches. Puis, vient un temps où elle se plante devant Rhis, fouille dans son seau et en ressort un coquillage.

- Ca c’est pour toi !

Et la petite tend à Rhis un pétoncle, d’un air très sérieux, avant de trottiner vers Fedora.

- Et ça, c’est pour toi aussi !

Cette fois, l’enfant lui donne une tourelle alors que Rhis se redresse et revient vers elle. L’enfant a l’air d’aller bien, mais il est dur d’estimer son état de fatigue. Tant qu’elle tient, elle tient… Sinon, ils commenceront doucement à faire demi-tour pour la reconduire au Conservatoire.

 
Rhis laissa Elya s’en aller à la chasse aux coquillages, alors qu’il se rapprochait de Fedora pour la féliciter. Elle avait bien géré la petite et son pouvoir, même s’il pouvait comprendre qu’elle ait hésité à donner son accord. Quand elle lui expliqua que les patients au Conservatoire pouvaient être frustrés de ne pas utiliser leur don, il hocha la tête d’un air compréhensif. S’il avait été enfant ou adolescent, et si on lui avait à l’époque interdit d’utiliser ses capacités psychiques, Rhis l’aurait aussi mal pris. Peut-être même qu’il aurait été contre les ordres de ses parents ou de ses professeurs, en utilisant son don à mauvais escient. Déjà comme ça, il n’avait pas été un ange… Alors il pouvait facilement concevoir la frustration des gens comme Elya.

- C’était effectivement un bon moyen de la satisfaire, tout en gardant la situation sous contrôle, observa Rhis. Son pouvoir n’a pas l’air de l’effrayer et c’est une gamine remplie de bonne volonté. C’est ce qui doit lui permettre de bien maîtriser son don, même s’il faudra qu’elle soit prudente à l’avenir.

Fedora lui parla ensuite de sa famille et l’espion l’écouta avec intérêt. C’était un peu surprenant que son demi-frère et sa demi-sœur n’ait jamais été au courant de sa naissance. Son père n’était-il pas au courant qu’il avait eu une fille ? Et si oui, pourquoi ne pas la présenter au reste de sa fratrie ? Mais c’était délicat de poser de telles questions. Ce n’était pas comme s’ils étaient des amis proches, et il y avait une certaine intimité à respecter quand même.

- Je suppose qu’il vaut mieux tard que jamais. Au moins, vous avez pu les rencontrer et découvrir votre famille…

Compte-tenu de son apparence, ça avait dû être particulier comme rencontre, mais la magie étant très imprégnée dans Aryon, peut-être que son père, son demi-frère et sa demi-sœur avaient fait preuve d’ouverture d’esprit.

Quand la poupée lui révéla ensuite que son fils pouvait se transformer et qu’il utilisait un peu trop son pouvoir, un sourire indulgent apparut sur le visage de Rhis.

- Je ne peux pas lui jeter la pierre, j’étais aussi comme ça, quand j’étais plus jeune. J’adorais utiliser mon pouvoir quand j’en avais l’occasion et que je pouvais l’utiliser à mon avantage.   Quitte à me taper des migraines et des vomissements le lendemain. Je me faisais gronder, aussi, mais la tentation était souvent bien trop forte. Amusé face à ces souvenirs, il poursuivit. Maintenant, ça lui passera peut-être en grandissant, mais ce n’est pas simple de les encourager à être raisonnable. J’espère que votre autre enfant est plus sage, au moins, sinon, vous devez avoir sacrément du boulot.

Les deux complices parlèrent ensuite un peu d’Elya et l’espion reprit la parole.

- Je suis sûre que ça lui fera plaisir de vous revoir de temps en temps. L’émotivité et l’affection sont parfois une bonne chose. Quant à Elya, vous pourrez toujours être un petit repère durant son séjour au Conservatoire. De mon côté, j’ignore si je reviendrai souvent, c’est assez rare que je passe par l’Archipel et je réside beaucoup à la capitale… Mais si je passe par ici, je prendrai certainement de ses nouvelles. Peut-être pourrions-nous passer la voir ensemble à l’occasion, quitte à faire le voyage ensemble, si cela est plus facile.

Ils habitaient dans la même région après tout.

Le conseiller royal s’intéressa ensuite à leur protégée qui leur donna à chacun un coquillage en souvenir. Fedora ne tarda pas à la remercier chaleureusement avant de lui demander comment elle se sentait. Sans surprise, la petite était fatiguée, mais elle ne voulait pas rentrer si facilement, comme bon nombre de gamins qui avaient envie de prolonger leurs jeux. La perspective de revoir la poupée sembla au moins la consoler, et Rhis ne tarda pas à embrayer.

- Tu pourras ainsi montrer tes progrès, qu’en penses-tu ?

Son acolyte ne tarda pas ensuite à aborder un nouveau sujet, les minerais magiques. Une étincelle amusée apparut sur le visage de Rhis, alors qu’il se rappelait sa mission avec Lin. La poupée n’était pas sa disciple pour rien, et il se surprit à faire une proposition à la jeune noble.

- Pourquoi ne pas prendre un minerai, avec l’accord de Lin, éventuellement, à votre prochaine visite ? Elya pourrait ainsi en voir pour de vrai… Tu aimerais voir des minerais magiques ou des petits enchantements, Elya ? Je suis sûre qu’elles doivent toutes deux en avoir à foison dans leur atelier.

Qui sait, peut-être même que Fedora pourrait lui donner envie d’être enchanteresse ?

- Par exemple, quels minerais ou artefacts pourriez-vous lui présenter ? demanda Rhis en se tournant vers Fedora.

Lin le savait déjà, mais Rhis n’était pas doué en magie, il préférait donc lui laisser la parole pour brosser un portrait motivant de son métier.

Parallèlement, l’homme avait rejoint les deux filles et avait tendu la main pour aider Elya à marcher à leurs côtés. Il laissa le temps à la poupée et à la petite de réagir, puis il avisa à leur gauche une petite mare qui s’était formée suite à la marée basse. Il la montra du doigt avant de s’adresser à la gamine.

- Tu veux aller y jeter un coup d’œil Elya ? Parfois, on trouve des crevettes dans des petites étendues d’eau comme ça.

Ils feraient légèrement demi-tour, mais il n’y avait pas loin à aller de toute façon.

Visiblement, Fedora avait du souci à se faire avec ses enfants, et ma foi, c’était quand même légitime. Quand on avait un enfant qui désirait absolument utiliser son pouvoir, c’était difficile de le convaincre de faire autrement. Rhis en savait quelque chose.

- Encouragez-le par un système de récompense ? proposa le conseiller royal. Ou plutôt, vous pourriez aller dans son sens. Pourquoi ne pas l’encourager à maîtriser son pouvoir étape par étape ? Par exemple, vous pourriez l’encourager uniquement la métamorphose de son bras, s’il s’agit d’un pouvoir d’hybridation. Si vous lui donnez des petits défis quotidiens, ça pourrait le motiver à perfectionner son don, mais aussi à le rendre un peu plus sage, s’il se contente de n’utiliser en conséquence qu’une partie de ses facultés.

Puis la poupée lui fit part qu’elle avait beaucoup de temps libre et Rhis l’écouta avec attention.

- Vous avez une société ? demanda-t-il. Après quoi, il lui accorda un sourire quand elle accepta volontiers qu’il fasse parfois le voyage en sa compagnie. S’il m’arrive d’avoir du temps libre et si je vais à l’Archipel, j’essaierai de vous contacter pour voir si on peut organiser cela.

Fedora s’intéressa ensuite davantage à l’enfant, en lui parlant des différents minerais et enchantements qu’on pouvait faire avec. Pour le coup, il se fia entièrement à elle ; Lin confirmerait peut-être un jour à la demoiselle qu’il n’était pas doué à ce sujet, et qu’en matière d’enchantement, il était un cas désespéré. Mais la jeune noble approuva son idée d’apporter des matériaux auprès d’Elya, et si Rhis aurait bien été incapable de distinguer un ferrite d’un granulium, la poupée, au moins, savait de quoi elle parlait.

Quant à lui montrer des enchantements… Il faudrait peut-être négocier avec le personnel du Conservatoire, mais c’était toujours faisable.

Quoi qu’il en soit, Rhis proposa à la gamine d’aller voir une mare dans laquelle il pourrait y avoir, potentiellement, des crevettes, et il n’en fallut pas plus pour qu’Elya y fonce en courant.

- Ne va pas trop vite, ça peut les faire fuir, lui lança Rhis sans toutefois parvenir à supprimer le sourire amusé qui ornait son visage.

L’espion suivit ensuite plus paisiblement l’enfant avec Fedora. Elya, elle, contemplait déjà la mare et sembla se faire l’écho de Fedora.

- Je ne les vois pas, fit-elle, avec une mine un peu déçue, presque boudeuse.
- Si tu attends tranquillement, elles vont finir par apparaître. En tout cas s’il y en a. Ce n’est pas toujours garanti.

Sur ces paroles, la gamine se repencha sur la mare et Rhis en profita pour répondre de manière plus exhaustive à sa complice.

- Je suis allé à de rares occasions à la plage, suite à quelques voyages en compagnie de mes parents. Je devais avoir l’âge d’Elya quand mon père m’y a emmené la première fois, donc forcément, ça m’a marqué et fait des souvenirs. D’autant plus qu’on y allait à de très rares occasions, expliqua Rhis. Il m’a donc expliqué pas quelques petites choses puisque j’étais très curieux et qu’il fallait bien m’occuper, sourit-il. Mais n’allez pas croire que je suis un spécialiste maritime pour autant, je ne connais que quelques trucs basiques, et c’est tout, ajouta l’homme d’un ton sincère. Je réside essentiellement à la capitale, au palais, donc vous voyez que ce n’est pas mon milieu de prédilection, conclut l’espion avec une expression honnête sur le visage.

Le mot « palais » eut aussitôt un effet magique sur Elya, qui se désintéressa momentanément de la mare pour se tourner vers Rhis. Difficile de pas voir les étoiles qui brillait dans ses yeux.

- Tu vis dans un palais avec une princesse ?

… Non, pas exactement.
Et quand bien même, ladite princesse s’était faite la malle pendant un an, il n’y a pas si longtemps que ça, alors bon.

- J’y travaille, Elya, c’est différent, expliqua-t-il avec bonhomie.
- Han.

Nul doute, à son ton déçu, qu’elle aurait préféré que Rhis soit l’amoureux d’Athéas, mais cela ne l’empêcha pas de reprendre la parole avec une curiosité évidente.

- Dans ce cas, tu y fais quoi ?
- J’assiste le roi et la reine, et d’autres personnes importantes, lui fit-il gentiment, après avoir hésité un instant. Le conseiller comprit bientôt à l’expression pétillante de la petite fille que cela l’intéressait de nouveau, et il reprit la parole.
- Donc tu vois la princesse ? Elle est jolie ?
- Tout aussi jolie que toi, lui répliqua-t-il.

Puis, il se tourna vers Fedora et lui accorda un sourire.

- Je crois qu’on peut oublier la chasse aux crevettes, blagua-t-il.

Accessoirement, il espérait que ce qu’il avait dit à Elya n’ait pas intimidé Fedora, mais elle faisait partie de la noblesse, donc il y avait des chances qu’elle soit moins impressionnée que de simples citoyens…