Sur le visage de Yuduar pouvait se lire un curieux mélange de colère, de frustration et de réflexion intense tandis que derrière lui résonnait encore le bruit d'une porte claquée résultante de cet étrange cocktail. Il était bien rare que sa bonhomie naturelle et que sa patience cède à l'emportement mais il ne fallait jamais perdre de vue que le Capitaine Fantasque du Grand-Port était connu à travers le Royaume pour son caractère aussi imprévisible que haut en couleur. Quand bien même son sourire était plus connu que l'air noir qui l'habitait à l'instant présent, sa colère n'en restais pas moins sensible à plus d'un facteur.
En l'occurrence, le Conseiller de la Guilde des Aventuriers affilié au Grand-Port avait bel et bien réussi son coup à user pleinement de la patience du Capitaine de la Garde avec lequel il se devait pourtant de collaborer. Ce qui lui avait fait plus que mériter une porte claquée à son hautain tarin, porte de son propre bureau qui plus est. "Que ça lui fasse les pieds à cet abruti fini" pesta-il intérieurement, le coeur encore palpitant de véhémence.
Cela faisait maintenant des mois que la Garde et la Guilde se devaient d'oeuvrer main dans la main pour la bonne gestion de l'Île Volante qui était apparue dans les cieux d'Aryon. Pour la bonne partie de cette collaboration, aucunes anicroches ne furent à déplorer et l'entente entre les deux pôles fut aussi naturelle que couronnée de réussite. Yuduar étant lui-même un ancien Aventurier, il faisait parti des Gardes parmi les plus enclins à collaborer avec la Guilde voir même à leur laisser les honneurs du moment que les travaux effectués se déroulaient en bonne et due forme. Forts de ces résultats, tant sur le terrain que d'un point de vue purement logistique, l'installation des bases d'opérations communes sur les hauteurs du Désert avançaient sans l'ombre d'un nuage à l'horizon.
Hélas les choses changèrent lorsque le précédent Conseiller de la Guilde installé au Port fut appelé à rejoindre le Nord pour prêter main forte à son alter-ego de la Forteresse suite aux révélations concernant la nation d'Empyrée. Une décision des plus logique pour la Guilde, le Conseiller ayant plus que démontré toute sa capabilité à gérer une situation de crise tout en préservant le bien-être et l'écosystème du Sud de la Région. Une franche poignée de main et de nombreuses pintes échangées avaient scellées son départ et Yuduar regrettait déjà amèrement la présence du vieil homme. Car la jeune pousse qui le remplaça fut tout à l'inverse de l'efficacité avec laquelle il s'était habitué à travailler. Certes il semblait en connaitre un rayon sur tout ce qui pouvait avoir attrait à "protéger les intérêts de la Guilde", mais à quel prix. De la mauvaise foi mêlée à une pointe d'égoïsme, le tout saupoudré d'une franche volonté de continuer à gravir les échelons, le nouveau Conseiller était jeune mais il savait clairement ce qu'il voulait dans la vie et quelles ficelles tirer pour y parvenir. A n'en point douter qu'il était capable lui aussi de bien des choses et que, sous sa tutelle, la branche Sud de la Guilde saurait largement évoluer tout en assurant la "sécurité de ses employés". Mais pour ce qu'il en était de collaborer avec la Garde, il s'agissait là d'une toute autre paire de manches. Car après tout si il existe plus d'un Garde réfractaire à l'idée de collaborer avec les Aventuriers, la réciproque en est tout autant valable.
De cette nouvelle union naquit donc la porte précédemment claquée et l'air ronchon gravé sur les traits du Capitaine. Tout ça parce que cet empaffé refusait obstinément de prêter main-forte aux effectifs de la Garde dans le cadre d'actions visant à récupérer des matériaux volés issus de la culture perdue du Désert Volant. Yuduar eut beau amener l'aspect culturel des biens dérobés, le fait que les pilleurs de ruines risquaient de retarder les analyses historiques du Désert voir même voler une pièce clé, la brindille face à lui ne lui céda pas une once de terrain. Il s'agissait là d'appréhender des malfrats voir de possiblement démanteler un trafic récemment organisé, des actions appartenant aux devoirs de la Garde et non de la Guilde selon lui. Ce qui n'était pas entièrement faux sur le papier. Mais de fait il se refusait à alléger ses effectifs ailleurs pour "couvrir l'inaptitude de la Garde locale à faire régner l'ordre établi". Yuduar s'en était presque crut à une réunion avec la Commission tant son langage de col-blanc en était proche. Il lui aurait bien dit le fond de sa pensée avec un choix de mots bien à lui mais se résolut uniquement à pester dans sa barbe et à partir en dégageant une partie de son mécontentement sur la fameuse porte.
Comme si lui pouvait alléger ses effectifs ailleurs pour courir après une bande de coupe-jarrets désireux de s'enrichir en revendant des pièces de culture à la petite noblesse du Royaume. Ces pratiques existaient depuis la nuit des temps et plus elles s'installent et plus il devient dur de réussir à pleinement les démêler pour arrêter net les différents axes du dit trafic. Pour le coup il en connaissait un rayon sur le sujet: lui-même s'était adonné au fait d'embarquer de couteuses pièces lors de certaines de ses jeunes explorations avec le seul but d'arrondir ses fins de mois à l'époque. Qui sais, ça se trouve le nouveau Conseiller de la Guilde lui-même percevait une part des transactions en couvrant quelques Aventuriers mêlés à cette sombre affaire. Tant de possibilités et de théories. Mais céder à une possible paranoïa ne le ferait pas avancer aujourd'hui.
"Qu'est-ce que je vous sert?"
La voix d'un serveur lui fit lever le nez de ses pensées qui commençaient à lourdement s'emmêler les unes aux autres. Assis seul à une table en terrasse au bar qui faisait face à la loge de la Guilde, il lui fallait le temps de souffler, décompresser, revoir la situation sous un nouvel angle pour ensuite se poser les bonnes questions afin d'obtenir les meilleurs réponses.
"Une blanche légère si vous avez. En pinte. Avec une planche de frichti s'il vous plait." Yuduar commanda sans défaire son regard du bâtiment face à lui, notamment de ses hauteurs où se trouvait le bureau du Conseiller. Il termina néanmoins par adresser au serveur un petit sourire presque désolé face à sa propre attitude. Quelques minutes suffirent pour que le jeune homme fit de retour avec de quoi satisfaire la faim et la soif du Capitaine. Midi n'allait pas tarder à sonner au clocher du Grand-Port. Il allait avoir besoin d'une solution à toute cette affaire avant qu'il ne rentre au Bastion dans l'après-midi.
L’arrivée du Capitaine Al Rakija du bastion local au sein du bistrot n’était pas prévue. Circé releva les yeux plus longuement qu’auparavant, fixant l’officier alors qu’il prenait place sur un table solitaire, en terrasse, alors qu’un groupe de grues à peine majeures lui lançaient des œillades peu subtiles. Le patron du bar, un homme aussi massif qu’un chêne et musclé comme un taureau, chuchotait bruyamment des consignes à son cuisinier depuis son comptoir. Scrutant le tenancier, la diseuse de fortune ne pouvait pas rater un imposant bracelet passé autour de son avant-bras, des pierres précieuses incrustées rutilant par-dessus la couche d’or. Une chaînette en or brillait également autour de son cou imposant. Depuis la cuisine, on redoublait d’activité et plusieurs casseroles se mirent à tinter en entendant les ordres du tavernier. La présence d’un capitaine avait eu de quoi échauffer leurs esprits et espérer lui servir un déjeuner digne de la table royale. Le serveur, un jeune homme au teint cireux et aux cheveux noisette, repartit de la table du garde avant d’adresser un signe de tête au barman avant de disparaître en cuisine derrière un rideau, sans doute pour aller chercher la nourriture commandée par Al Rakija.
Toujours silencieuse, Circé savait qu’elle allait devoir bientôt agir et passer enfin à l’action. Aventurière, mais également traqueuse de têtes, elle n’était pas là pour s’accorder un moment de relaxation mais bien pour travailler. Avec l’apparition du Désert Volant et une colonisation doucement entamée par Aryon sur l’île dans les nuages, la pègre de la côte s’en donnait à cœur joie en trafiquant artefacts ancestraux et objets d’arts descendus du ciel. Sans doute une plaie de la Garde du sud, mais du pain béni pour les nobles et antiquaires peu scrupuleux. Une bourgeoise du Grand Port avait requis les services de Circé pour obtenir justice, et surtout vengeance, contre ceux qui avaient causé la mort de son fils. Au mauvais endroit, au mauvais moment, le pauvre en avait payé le prix fort, à surprendre une transaction interdite entre un noble et un mafieux. Par soucis pécuniaire, et pour son propre palmarès, la jeune femme avait incité sa commanditaire de déposer une requête au sein de la Guilde afin de pouvoir travailler à l’œil et que son exploit soit inscrit sur registres. Sa traque l’avait conduit jusque dans ce bar, devant le pôle de la Guilde ; les rats se dissimulaient souvent juste sous nos yeux. La présence du capitaine Al Rakija n’avait pas pour autant chamboulé son opération mais pouvait la faire tout de même péricliter. La présence de la plus haute autorité militaire locale avait de quoi rendre électriques les criminels sous-couverture juste en s’asseyant devant leur porte.
Une pinte de bière blanche débordant de mousse écumeuse fut servie au soldat par le tenancier, qui repartit ensuite derrière son comptoir. Le plateau de nourriture n’était pas encore arrivé, mais la cuisine continuait de s’activer en arrière-boutique. Une odeur de porc grillé et de pommes de terre commençait à se faire sentir jusque dans la salle principale. Il fallait qu’elle agisse vite, midi allait bientôt sonner, un flot de personnes allait bientôt investir le bistro, ce qui risquait de rendre une quelconque manœuvre de sa part plus compliquée que prévue. Circé replaça le marque page de son livre au début du prochain chapitre avant de ranger le roman dans son sac sans fond. Se levant, la sorcière quitta sa table pour évoluer au sein du bar, le tenancier la suivant d’un regard inquisiteur alors qu’il nettoyait une soucoupe à café. Sortant sur la terrasse, la Dame du destin attrapa une chaise et s’assit en face du capitaine, sans prendre la peine de s’annoncer. Silencieuse, elle se posta devant Al Rakija en le dardant de ses yeux glaciaux.
- Je n’ai pas le temps de vous expliquer, commença-t-elle à voix basse. Le serveur qui a pris votre commande, et s’apprête à vous servir, travaille pour le Phasme.
Le patron la fixait toujours du coin de l’œil et avait reposé la soucoupe qu’il polissait avec son torchon crasseux. Le nom du Phasme ferait peut-être réagir l’officier. Ce dernier n’était pas forcément tenu de connaître le nom de tous les chefs de gang de sa ville, d’autant plus que le Grand Port était une véritable passoire à truands. Mais le Phasme était un être bien singulier au sein de l’écosystème criminel de la ville portuaire. Il se tenait à l’écart de tous les cadors de la mafia locale, préférait un petit comité à un réseau tentaculaire, et se contentait de chuchoter dans les coulisses pour influer sur la grande scène. Jamais écroué, il utilisait souvent des leurres pour tromper la Garde, si bien que les jeunes recrues ou apprentis du bastion plaisantaient sur son existence comme relevant de la légende urbaine. Pourtant, il était bel et bien réel, et peut-être même déjà conscient que Circé était à ses trousses.
- Ne réfléchissez pas trop longtemps sur qui je suis. Votre plateau arrive, et ce grand couteau n’est certainement pas uniquement là pour découper votre charcuterie.
Néanmoins, la chasseuse de prime décida de lever un peu le voile du mystère, gardant néanmoins l’une de ses quatre mains sur la poignée de son épée en croissant, au cas où le garçon de café désirerait se mettre à danser plus tôt que prévu…
- Je suis Circé, la Dame du destin. Et si jamais je dois dégainer mes armes, je me permet de vous rappeler que la loi ne m’interdit pas de tuer mon assaillant en cas de légitime défense. Mais je peux me contenter de lui trancher juste les mains, vous m’avez l’air sympathique.
Le Phasme? Qu'est-ce qu'il venait faire là celui-là au juste? Et c'était qui ce bout de femme à la peau bleue qui venait de s'inviter à sa table tout bonnement sortie de nulle part? Yuduar qui était tout à ses pensées en avala presque une gorgée de bière de travers tant l'enchainement d'événement le prit de court. Il cligna plusieurs fois des yeux en ingurgitant les informations qu'on venait de lui balancer à la vas-vite, pesant les pours et les contres que ces insinuations pouvaient soulever. Quelque chose en lui pestait avec fureur qu'il avait bien d'autres chats à fouetter et qu'il devait tout d'abord résoudre son premier problème avant d'en embrasser un second mais l'urgence de la présente situation faisait chavirer son ordre de priorités du tout au tout. Cependant un doute planait. La demoiselle parla d'un couteau mais parlait-elle du sien ou du serveur qui travaillait avec le Phasme? Comptait-il attaquer la jeune femme ou le Capitaine? Qui allait dégainer en premier pour attaquer qui au juste dans cette histoire sommes toutes rocambolesque. Par tout les saints que Lucy n'avait pas béni cette journée de la première simplicité venue. Pour couronner le tout le Capitaine était pour sa part équipé de manière bien légère: à sa ceinture ne pendait pas sa fameuse épée courbe mais uniquement sa seconde lame courte. Plus modeste mais tout aussi létale que la première, elle serait surement plus appropriée pour un affrontement de proximité cela dit. Il avait bien ses dagues sagement entreposées dans le tatouage de son avant bras gauche au cas où aussi. Mais plusieurs de ses artefacts lui manquait, il n'était pas sorti en ville aujourd'hui pour mener le combat même si son expérience du terrain l'avait habitué à toujours de quoi emporter un minimum de survie car "on ne sais jamais".
Suivant la logique de sa compagne inopinée, Yuduar ne pouvait décemment pas pivoter pour attraper sa lame courte qui pendait à sa hanche gauche. Le mouvement serait trop perceptible et pourrait être mal interprété par les forces en vigueur. Aussi préféra t-il faire appel à sa magie pour faire apparaitre une dague qui se logea dans sa senestre en restant plaquée contre son avant-bras, avec seulement un petit appel de l'annulaire. Il ne comprenait pas ce qui se tramait dans le dos de la demoiselle mais son attitude féline laissait deviner qu'elle serait prête à bondir au moindre geste d'un côté comme de l'autre. Circée la Dame du Destin. Voila bien un titre pompeux tient. Yuduar avait toujours affectionné ce genre d'appellation très théâtrale, typique des mercenaires et des gens d'armes.
"Si il frappe, frappez. Si il fuit vous avez carte blanche. Si il pose le plateau et repart soyez mon invitée." figeant son regard ambré dans les iris indigo de Circée, Yuduar raffermit l'emprise qu'il gardait sur sa dague mais ne brisa en rien sa position d'apparente détente qu'il avait depuis le début. Ses termes étaient fixés et l'urgence de la situation les rendaient non-négociables, bien que la jeune fille ne semblait pas être du genre à jouer aux jeux proposés en suivant toutes les règles. Quelque chose en lui le brulait d'envie de se retourner pour attester de la situation et se forger son opinion mais il ne pouvait non plus faire pareil manoeuvre sans éveiller quelconque soupçon. Aussi pris t-il un pari: celui de garder les yeux de sa curieuse compagne comme seules et uniques repères. Elle pourrait laisser le malfrat attaquer dans l'angle mort de Yuduar sans esquisser le moindre geste, le risque était sciemment choisi. Elle pourrait l'avertir d'un simple battement de cils, d'une respiration retenue, de celles que le prédateur prend avant de bondir sur sa proie. Si elle était venue jusqu'à lui c'est qu'elle savait qui il était et si tel était bien le cas elle devait très bien savoir aussi que Yuduar Al Rakija n'est pas une lame à prendre à la légère. Et ce même quand il n'as qu'une dague en main.
Dans sa poitrine Yuduar pouvait sentir éclater les fines bulles de son ivresse qui commençait à accélérer le rythme de son coeur. Ce cocktail de risque et d'incongrue était tout à ses saveurs. Il pus sentir dans son dos les pas se rapprocher, bruit mat de chausses de cuir égrainant les secondes qui défilaient à la manière d'une horloge peut-être morbide. Quel Destin sa propre Dame allait donc lui amener aujourd'hui?
Circé releva la tête vers le serveur, ce gaillard légèrement chétif et pâlot, pour le darder de ses yeux polaires. Il resta debout, face à elle, pendant plusieurs secondes, agrippant son torchon de service entre ses mains, ces dernières devenant de plus en plus rouge avec la pression de ses paumes. L’aventurière attrapa le couteau posé sur le plateau, causant un mouvement de recul de la part du garçon. La jeune femme planta le couteau dans le quartier de fromage, la lame s’enfonçant dans la croûte tachetée de la tomme.
- Vous savez ce que je veux, mais vous ne servez pas de justice sur votre menu, répondit-elle simplement.
Le regard que Circé jetait au serveur incita ce dernier à quitter la table pour partir se réfugier à grands pas vers la cuisine. Alors qu’il dépassait le comptoir, la Dame du destin nota bien clairement que le tenancier la fixait avec grande insistance, troquant ses gobelets et pintes pour un hachoir bien luisant. L’homme bourru frottait l’ustensile avec son chiffon, lui faisant bien comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue. Lui aussi devait faire partie de la bande, sans doute le petit chef ayant embrigadé son pauvre employé pour servir de laquais auprès du Phasme. Circé restait là, à la table du capitaine, à soutenir le regard qu’on lui jetait depuis le bar, consciente qu’on ne lui avait pas servi le prétexte qu’elle attendait. Elle lâcha la poignée de son épée pour la reposer sur la table pour, à l’aide d’une autre paire de bras, sortit ses cartes de tarot de son sac.
- Ça ne fait rien, je ne suis pas surprise d’être reconnue, j’ai suivi leur bande pendant une semaine. Cela prendra le temps qu’il faut, avec ou sans votre aide, mais je ferai tomber le Phasme.
Circé tira une carte au hasard dans son paquet avant de la poser sur la table, face au militaire. Lame renversée, un vieux mage drapé dans une imposante robe à breloques s’appuyait sur un bourdon de bois noueux, comme un serpent s’enroulant sur lui-même, un orbe trônant à son sommet. En tirant une autre, la Tour succéda au Sage, un immense bâtiment se perdant dans un torrent de nuages et de flammes. Une troisième carte vint se poser à côté des deux autres. Lame mineure, il y avait sur celle-ci un grand cavalier en armure, juché sur un majestueux destrier, tenant en main un espadon imposant. Les yeux de Circé étincelèrent, une étoile mystique s’éveillant dans ses prunelles glacées, comme si elle venait de découvrir un secret tant inavouable qu’insondable. La demoiselle releva la tête vers Al Rakija pour replonger ses yeux dans les sien, un air de défi se dessinant sur son visage.
- Voilà qui est fort intéressant. Vous êtes un homme isolé malgré le monde qui gravite autour de vous, seul face à une crise qui dépasse. Est-ce le chamboulement lié à nos nouveaux voisins, cette île volante survenue de nulle part, un tracas personnel ou les trois en même temps ? Je l’ignore.
Glissant une main sur la lame de la Tour, Circé continuait de fixer l’officier, l’étoile dans ses yeux devenant flamme.
- Cette crise vous sera salutaire, du moins quand vous aurez réussi à trouver comment l’affronter, et l’outrepasser. Et malheureusement, personne d’autre que vous ne peut réaliser cela.
Elle passa ensuite au Cavalier d’Épées, fier et imposant avec sa lame dantesque.
- Je vois un militaire esseulé mais, surtout, un homme qui fera des choix inflexibles, dénués de sottises et d’ignorance ; un homme motivé par un bouleversement proche. Comprendrez-vous comment devenir un tel homme ?
Elle sourit, un sourire aussi froid qu’un blizzard, mais aussi envoûtant qu’une prirva. Circé rangea ses cartes au bout de quelques secondes, prenant autant de temps de les admirer qu’elle n’en avait laissé au capitaine.
- Comme je le dis toujours : l’avenir est un fleuve à plusieurs bras sur lequel personne ne veut naviguer. J’ose espérer qu’en tant que capitaine du Grand Port vous êtes prêt à voguer en eau trouble.
La devineresse attrapa un minuscule morceau de pain et le porta à sa bouche. La miche datait de la veille ; la mie était plus compacte que moelleuse et la croûte avait perdu de son craquant, mais elle avait conservé l’arrière goût salé que lui procurait la farine. Elle n’avait rien commandé, par crainte d’un empoisonnement maintenant qu’elle s’était dévoilée, mais ne touchait pas pour autant au plateau d’Al Rakija. Depuis leur table, elle n’entendait plus tant de bruit en provenance des cuisines. Le reste du personnel, sans doute de mèche avec le tenancier, devait rester sur le qui-vive ou commençait déjà à fuir depuis l’arrière-boutique. Circé reposa la main sur la garde d’une de ses épées, son khopesh cette fois, dont la poignée dépassait de sous la table si bien que même son interlocuteur pouvait la voir.
- Peut-être que chasser le Phasme éclairera votre lanterne ? Ou préférez-vous m’en confier un peu plus pour que je continue mes prophéties ? Je suppose qu’un cas comme l’autre ne vous changera pas grand chose. Un gang de plus ou de moins dans le Grand Port, on ne doit plus voir la différence à force…
Le serveur, de sa voix légèrement nasillarde, annonça le contenu du plateau commandé par le Capitaine comme si la tension présente autour de la table lui passait au-dessus de la tête. Yuduar ne se tourna même pas vers lui pour adresser un sourire, quand bien même un rictus amusé tirait ses traits son attention entière restait rivée dans les yeux de la mercenaire en face de lui. Un silence presque suffisamment long pour être gênant s'installa, rompu par Circée qui ne mâcha pas ses mots suite à l'invitation presque innocente du garçon de table. Le jeune homme ne demanda pas son reste et amorça immédiatement un mouvement de recul.
"Merci pour la nourriture." ajouta Yuduar en daignant finalement lui adresser un regard. Mais à l'instar de sa précédente impolitesse, le serveur était à son tour tant absorbé par la répartie de Circée qu'il ne rendit même pas réponse au Capitaine. Détail qui en disait long et qui corroborait aux annonces précédemment faites par l'irruption de la demoiselle. Il n'en fallut pas plus pour faire grandir à nouveau le sourire du Garde.
Tandis que le garçon rebroussait chemin pour retourner à l'intérieur de l'établissement, Yuduar rangea sa dague du même mouvement qui l'avait fait sortir puis haussa des épaules pour finalement mieux se concentrer sur la pitance présente. Une journée de plus au milieu des coupes-jarrets du Grand Port finalement. Circée quant à elle n'en démordait pas et le nom du Phasme revint sur la table. Elle ferrait là un sacré poisson et la tâche n'allait pas lui être simple. Mais elle semblait savoir ce qu'elle faisait, tout du moins si ce n'était pas le cas elle donnait bien le change.
"Le Phasme ne sera pas une mince affaire mais ça vous devez déjà le savoir." Yuduar ne parvenait pas vraiment à savoir si ces événements n'étaient pas au final que mise en scène pour qu'il tende l'oreille à cette chasse à l'homme afin de lui prêter main forte. Non pas qu'elle semblait avoir besoin de renforts mais en tout cas cela aurait été une manière habile de susciter son intérêt autour d'une affaire dont il n'avait cure pour le moment.
Pendant qu'il mangeait tout à sa fin, Circée de son côté extirpa un jeu de tarot de ses poches et Yuduar pus remarquer, non sans étonnement, qu'elle possédait un nombre de bras plus élevé que la moyenne. Quatre pour le moment, de ce qu'il avait pus en voir. Pas de quoi se formaliser outre-mesure mais une information à prendre en considération et qui à elle seule expliquait largement la confiance de la demoiselle à pouvoir dégainer une arme tout en gardant les deux mains sur la table. Ses sourcils se levèrent à ses pensées rythmées par la mastication féroce du pain un tantinet trop sec à son goût.
Ajoutant du spectacle à l'entrevue, la mercenaire à la peau bleue s'affaira à lui tirer les cartes sans même nécessiter son aide pour en pointer l'une plutôt que l'autre. Yuduar pour sa part était à la fois réceptif à ce genre de pratique et absolument désenchanté en même temps, savant mélange dut au fait que sa propre grand-mère pratiquait ce type de passe-temps occultes et qu'il avait parallèlement croisé son lot de charlatan en la matière durant ses longues années de voyage à travers le Royaume. Il resta coi durant la lecture, trop occupé à manger d'un côté et analysant le tirage et les réactions de sa convive plus qu'il ne lui portait une oreille réellement attentive de l'autre. Elle semblait maitriser son sujet pour ce qu'il en était. Ou l'avait croisé entrain de pester plus tôt avec une bonne oreille qui trainait au bon moment. Qui sais, peut-être était elle capable de se faire pousser plusieurs paires d'oreilles aussi après tout, on est jamais vraiment à l'abri de rien dans ce bas monde.
Lorsqu'elle eu terminée son tirage, le grand brun avala sa bouchée et applaudis en riant de bon coeur à la finalité qui en ressorti:
"Jolie maitrise des cartes ahaha! J'espère que vous n'allez pas me demander des cristaux pour la consultation, à la limite vous pouvez vous payer en fromage et charcuterie, vous êtes mon invitée après tout." glissant un petit clin d'oeil en référence à ses termes précédemment énoncés il en rigola de plus belle "Les eaux troubles occupent le plus clair de mon emploi du temps en ce moment, et encore je suis surement optimiste à seulement parler de "en ce moment" vue la tronche des derniers mois. La vie d'un Capitaine j'imagine, moins de tout repos que ce qu'on pourrait imaginer. Mais pas de quoi se faire de bile non plus. Se poser les bonnes questions et obtenir les bonnes réponses, c'est comme ça qu'on avance chez moi en tout cas. M'enfin bref." curant un morceau de pain qui s'était logé dans le creux d'une de ses molaires, il reposa le couteau qu'il avait en main sur la planche et se rinça le gosier d'une grande gorgée de bière. De quoi en claquer agréablement la langue de contentement "Assez parler de moi pour le moment n'est-ce pas? Vous savez qui je suis, ma fonction ici bas et donc a peu prêt ce que je fait. Sans compter vos cartes qui pourraient vous avoir chuchoter quelques vérités par-ci par-là." un sourire joueur tira le bord de ses lèvres et fit passer un éclair dans ses prunelles, le grand brun s'accouda et joignit ses mains devant lui "Parlez moi donc de vous plutôt que de me proposer si rapidement un rencard à chasser le malfrat côte à côte. On vient à peine de se rencontrer après tout, les choses vont un peu vite en besogne et, si j'en crois votre aptitude à deviner avant de savoir, vous devez vous douter que je ne suis pas un homme si facile hm?" la détaillant de pied en cape, pour le peu que la position assise lui permettait, son regard s'arrêta un temps sur la poignée d'une des armes de la demoiselle mais il décida à garder ses remarques pour un autre moment. Il y avait bien d'autres questions à aborder avant d'en arriver à pareil futilités en comparaison "Qui êtes-vous donc, Circée Dame du Destin? Vous savez que j'ai d'autres chats à fouetter et que concernant les malfrats du Port, une tête repousse là où l'on coupe la précédente. J'aimerais que vous m'en confiez vous un peu plus afin que je puisse attester que votre présence colle avec mes propres prophéties."
Se reculant dans sa chaise pour mieux s'installer, il attrapa à nouveau sa bière qu'il gratifia d'une nouvelle gorgée en passant. La demoiselle était haute en couleur malgré sa peau en monochrome. Mais son introduction ne l'avait pas encore suffisamment mis en confiance pour qu'il lui donne autre chose qu'une charmante compagnie et une paire de couvert pour se sustenter.
- Je n’ai aucun mérite, commença-t-elle calmement, baissant son regard vers le quart de tomme qui diminuait à vue d’œil. J’ai acquis mon savoir auprès de ma grand-mère, transmis de femme en femme, dans ma famille, depuis des générations. Si vous avez déjà eu vent d’un « oracle divin » ou de « l’enfant des étoiles » d’une île de l’Archipel, c’était moi.
La vue de la gelée luisante du fromage de tête persillé lui fit froncer le nez. Le capitaine, de son côté, avait l’air de trouver cela appétissant.
- Force est de constater que je ne suis pas restée sage petite insulaire dans coin de votre juridiction, continua Circé de sa voix de velours et de glace. Pour des raisons personnelles, j’ai quitté ma terre natale pour une école d’escrime et, ensuite, me suis rendue sur le continent où j’ai commencé à travailler comme chasseuse de primes et agent de terrain au sein de la Guilde.
Avec dextérité, Circé décroisa les mains pour envoyer une prompte chiquenaude sur une mouche qui bourdonnait de trop près vers la charcuterie du garde. L’insecte valdingua sous une table adjacente en émettant un son nasillard.
- Si vous ne vouliez pas combattre d’hydre, vous avez choisi la mauvaise carrière. Peut-être qu’une reconversion dans mon secteur vous siérait davantage aux nerfs ? Une tête qui repousse est toujours synonyme de future paye.
S’arrêtant de mélanger, la cartomancienne tira dans son tas pour en sortir une sur laquelle trois calices y étaient représentés. La posant sur la table pour que son interlocuteur puisse la voir, la diseuse de fortune tordit les lèvres avant de soupirer :
- Finalement… vous ne devriez pas. L’issue en serait douteuse, vous finiriez par être celui qui en perd la tête, au sens figuré, possiblement propre.
Elle rangea la carte avec deux doigts, la repassant dans le tas en la glissant entre les autres. La demoiselle se doutait bien qu’il ne mordrait pas à cet hameçon, aussi dodu soit le ver qui s’y trouvait, cela aurait été une fuite facile plus qu’une décision stratégique. Elle reprit assez rapidement, se remettant à mélanger son tarot :
- En plus d’être une redoutable bretteuse à quatre bras, je suis également collectionneuse d’épées. Je ne m’arme que des meilleures et plus belles lames, voyez plutôt…
Passant une main entre les pans de sa robe, Circé en tira une magnifique lame courbe, étincelant au soleil, projetant de petits éclats sur le sol à proximité. La garde de l’arme était couvertes de couches d’or et un œil de saphir rutilait au bout du manche. À la beauté sans pareille, le khopesh du croissant évoquait la splendeur d’un croissant de lune et avait de quoi impressionner. Lors des passes d’armes, l’épée et son manieur semblaient danser une valse tant languissante que mortelle. Même lorsqu’il n’était pas en train de rencontrer l’acier d’une autre lame ou de découper la chair, le khopesh possédait un charisme hypnotique, comme s’il était doté d’une âme, une entité animée de ses propres envies, de son propre éclat.
- Le khopesh du croissant:
- J’ai acquis cette beauté dans votre cité, chez un brocanteur. J’ignore à qui elle a appartenu, l’antiquaire m’a seulement dit qu’elle avait appartenu à un homme de la Capitale, il était hardi l’a-t-il qualifié. L’adjectif peut signifier tout et son contraire quand il qualifie un homme… Je suspecte le vendeur d’être également voleur, mais je suppose que j’ai pu sauver cette lame de ses pattes avides.
Le patron, depuis son bar, dardait Circé plus que jamais depuis qu’elle avait dégainé son arme, ignorant sans doute qu’elle en possédait trois autres sous cape. Il aurait l’air fin à réussir à en parer une mais se recevoir trois estocs à la suite, juste après son maigre triomphe. La Dame ne rengaina pas l’épée courbe, la conservant bien en évidence comme une marque de défi éhonté. Qui sait, peut-être allait-elle enfin obtenir la réaction tant désirée ? Elle reposa ses yeux vers Yuduar, prête à lui montrer ses autres merveilles. Un capitaine de la Garde devait d’ailleurs posséder des armes comme nul autre en Aryon. L’occasion était trop belle pour elle pour ne pas en profiter pour en acquérir une nouvelle…
- À court de mots face à pareille splendeur, capitaine ? Je comprends.