Sur la jetée luisante d’écume, les dockers se lançaient hardiment de pleines brouettes d’invectives et de marchandises. Les ventes à la criée emplissaient l’air dans un roulement digne du tonnerre, et ses échos tonitruants se répercutaient maintes fois à travers la foule.
Non sans manquer d’écraser tout ce beau monde, les charrettes partaient en trombe et grinçaient lourdement sur leurs essieux. Entre commerçants, les cristaux changeaient de mains dans un tintement joyeux, tandis que gorgés de sueur, les marmots claquaient leurs sandales sur les pavés brûlants, offrant désespérément leurs services pour une bouchée de pain.
On se bousculait, on riait, on donnait de la voix.
Les habitants du Grand-Port s’échinaient sous un soleil de plomb.
…mais pas Vivi.
Aujourd’hui, c’était son jour de repos.
Autrement dit, la jeune chevaleresse ne portait pas son armure (qu’elle avait enfermée à double-tour dans un placard, tout au fond d’une chambre d’auberge miteuse), et elle n’avait pas non plus de travail de prévu.
Elle était L-I-B-R-E.
Rejetant la tête en arrière, la petite aventurière s’envoya une rasade d’eau-de-vie dans le gosier.
Elle grimaça un sourire : c’était infect, comme si on vous frottait la langue avec de la boue. Néanmoins, c'est sans hésiter qu'elle en reprit une gorgée. On développait une certaine addiction pour ce goût véreux. Cet alcool fermenté à base de pomme de terre était un produit bas-de-gamme, qu’on trouvait particulièrement dans les villages de montagne jouxtant la frontière. Cette mixture inspirait à Vivi une nostalgie douce-amère… mais ceci est une autre histoire.
L’œil encore bien vif, mais d’une démarche chaloupée qui en disait long sur son état de sobriété, la petite femme déambulait à travers la place du marché. Affublée d’une tunique à manches courtes – coupée sur-mesure et brodée de fines dentelles – ainsi que d’un jupon rouge vif, elle… ne ressemblait pas beaucoup à la chevaleresse errante dont je vous conte d’ordinaire les aventures. Elle ne ressemblait même plus vraiment à une aventurière.
Non, ayant troqué son épée à deux mains contre un immense panier en osier, on aurait plutôt dit qu’elle faisait tout bêtement ses courses. Presque aussi authentique dans son allure que n’importe quelle jeune épouse du Grand-Port (si on excluait la bouteille de bibine qui dépassait de son panier, et encore…! Les dames du quartier portuaire avaient – elles-aussi – une sacrée descente).
Le vent jouait malicieusement dans ses étoffes fines et déployait sa jupe en grandes vagues d’écarlate. On pouvait même distinguer une note subtile de fleur d’oranger dans ces rafales taquines qui soulevaient sa vêture. Le parfum était pourtant cher, mais c’était un luxe que la petite chevaleresse semblait s’autoriser aujourd’hui.
Après tout, il était bien rare qu’elle puisse s’habiller à sa guise (une fois tous les sept jours seulement, car très à cheval sur ses principes… son armure ne travaillait pas les dimanches) ; et ces forêts ténébreuses, ces cavernes sépulcrales et tous ces autres coupe-gorges infestés de monstres qu’elle explorait en compagnie de Soredamor ne lui laissaient que peu d’occasions d’étrenner ses jupons.
Ainsi, elle profitait de son jour de repos pour porter ses plus beaux vêtements.
Et tant pis si on souriait de son allure paysanne, de sa crinière blonde échevelée ou de ses avant-bras trop vigoureux (...non moins musclés que ceux des dockers des environs).
Tout ça pour dire, qu’aujourd’hui, Vivi faisait les courses.
Pour tout un régiment, manifestement.
(Fichtre, j’ai à peine eu le temps de vous présenter la situation qu’elle a déjà dévalisé le poissonnier... allons vite voir ça.)
Passionnée par ses emplettes, le panier de la jeune femme était plein à craquer de moules fraîches (un classique), mais aussi de six belles tranches de soles-d’amour (un poisson, ma foi, très charmant), d’un curieux vikthon (celui-ci souffrait d’une déformation qui lui donnait l’air de porter un cache-oeil), d’un filet de raie particulièrement moche (“c’est une raie-monde, ma p’tite dame !” lui présenta le poissonnier en riant), mais aussi de pommes de terre à la belle couleur cyan dont on raffolait à la Cité Aquatique, ainsi que d'aromates et de légumes locaux.
A ce stade, le panier était si lourd que le simple fait de le porter faisait saillir les muscles puissants de ses avant-bras. (Un marin cligna d’ailleurs des yeux sur son passage, et après s’être émerveillé de voir des triceps si bien découplés, il ôta son béret en signe de respect.)
Les cristaux tintèrent doucement dans la petite bourse (bien pleine) qu’elle portait autour du cou.
La petite aventurière venait de dépenser une portion considérable de son dernier salaire, et maintenant : elle entendait bien festoyer.
Ne restait plus qu’à cuisiner tout ça.
***
A l’origine, La Crevette Familiale était un de ces établissements qui servaient de pied-à-terre aux marins.
Né de la nécessité de loger un nombre important d’équipages, on avait entassé des lits, des fourrures et des draps dans l’équivalent d’un grand hangar. Pour qu’on puisse se chauffer et y cuisiner, on y avait bâti un foyer central en pierre, très rudimentaire, et puis on avait laissé les gens s’approprier l’espace.
Avec le temps, et avec l’ouverture de suffisamment d’auberges et de tavernes pour accommoder les visiteurs en provenance de la Cité Aquatique, La Crevette Familiale avait bien changé, mais conservé son statut de lieu de ralliement.
L’endroit était désormais équipé de quatre grandes salles communes (frustes mais douillettes), chacune adossée au grand fourneau central et entièrement libre d’accès (pour qui désirerait y préparer sa tambouille). On avait aménagé la literie pour faire de la place, installé les pelisses à même le sol et des tables basses pour offrir aux marins un endroit où discutailler, s’encanailler et parler affaires.
L’ambiance y était chahuteuse à souhait. Le personnel, très réduit, se limitait à un tavernier qui vendait de l’alcool et des draps propres. Ses marchandises entreposées dans un hangar attenant, l’établissement ne risquait pas la rupture de stock, mais offrait peu de variété. Des tonnelets de rhum blanc, de la bière en carafon, des étoffes et de la fourrure pour se ménager un coin confortable : c’était tout.
L’entrée ne coûtait qu’une poignée de cristaux noirs, autant dire, presque rien. Les locataires étaient libres de se servir de l'espace comme ils l'entendaient, mais il n’était pas rare que la garde du port s’invite pour une inspection surprise. Ne serait-ce que pour s’assurer que ces canailles se tenaient bien, et que les clients qui s’aventuraient à La Crevette Familiale se sentent en sécurité.
Revenons à Vivi.
Assise face à une batterie de marmites et de casseroles frétillantes, la petite aventurière avait commencé à préparer son repas. Elle s’était édifiée un petit cocon de fourrures brunes, et semblait très bien installée. Son couteau à éplucher les patates reposait encore dans sa main, mais on ne peut pas dire qu’il s’activait beaucoup.
Un tonnelet de bière entamé gisait dans son giron, ce qui n’était pas bon signe.
Vous l’aurez deviné, après avoir mis ses pommes de terre à cuire et jeté son poisson dans l’huile bouillante… la jeune femme s’était finalement assoupie (et même qu’elle ronflait la bouche ouverte). Assommée par la boisson, Vivi ne pouvait donc pas se rendre compte que sur le lit de gousses d’ail écrasées et d'oignons lamellés qu'elle lui avait préparée avec amour : la pauvre raie-monde était en train de brûler ! (...bon sang de bois ! Vendue pas moins de 20 cristaux noirs le kilos, ce serait une perte tragique !
Une fumée fuligineuse commençait à s'échapper de la poêle. N’y avait-il donc personne pour sauver raie-monde !?)