[PV @Vrenn Indrani]
Luz posa un regard désabusé sur le coupon rédigé en belles lettres manuscrites, soulignées d’un tampon à l’encre argentée. Le tout était du plus bel effet. Mais ne suffisait pas malheureusement à calmer totalement son inquiétude. La dernière fois que de splendides vacances lui avaient été offertes, le navire avait fait naufrage et elle s’était retrouvée bloquée sur une île déserte. En charmante compagnie, certes – néanmoins personne ne rêvait de finir ses jours affamé à 20 kilos tout mouillé à des kilomètres du continent. Cette fois, le coupon lui avait été envoyé par la Compagnie des citadins libres, une association qui voulait récompenser des pseudos citoyens pour leur dur travail. Luz soupçonnait fortement un manque certain de professionnalisme et d’enquête, puisqu’elle n’avait jamais entendu parler d’eux auparavant, ni même signalé ses activités. Envoyaient-ils le tout au hasard… ?
Elle ouvrit le dépliant fourni avec le coupon et vérifia une énième fois leur long trajet. Ils partaient de la Capitale au petit matin, montaient au Village Perché, s’arrêtaient pour une cure exclusive aux thermes de la Forteresse, redescendaient par l’Arbre sacré, prenaient l’affluent pour se rendre au Grand Port et achevaient leur tournée au Temple. Luz se rasséréna. Pas une seule trace de flotte ou de navigation à affronter, hormis la descente de l’affluent. Le reste du temps, il s’agirait d’un paisible voyage en caravane.
Elle réajusta d’ailleurs l’ample chapeau de paille sur sa tête en jetant un coup d’œil à la joyeuse compagnie qui l’environnait. Des gens de tous les âges et de toutes les statures qui s’agitaient sous le soleil de l’aurore pour empiler leurs bagages et se préparer à partir. Elle-même installée devant un chariot qui contenait ses affaires, elle bénéficiait d’une vue imprenable sur leur groupe d’une vingtaine de personnes. Ils étaient essentiellement répartis par famille ou connaissances. Son chariot, destiné aux rebus sans amis, accueillerait très bientôt une deuxième personne qui lui était inconnue.
J’ferai p’tet même une belle rencontre, qui sait.
Bon, enfin, à part que c’est pas vrai du tout : j’suis vaguement plus gentil, j’suppose, mais c’est bien pasque j’ai le souffle de la patronne sur ma nuque, et au figuré, plus trop au sens propre, en ce moment. M’enfin, ça fait partie de la vie, on peut pas être toujours le vainqueur. Et j’m’en suis pas trop mal sorti, au final, j’aurais pu, au même compte, m’retrouver du mauvais côté de la Frontière, là où y’a de la neige, des flocons, et il fait froid, alors…
Ouais, c’est moins marrant et foufou, mais on fait des choses nouvelles, et continue à se lancer des défis, donc c’est pas si mal, comme changement de carrière.
On aurait pu faire le trajet en téléporteur, on aurait gagné un temps fou, mais au final, j’suppose que l’idée, c’est de profiter du trajet, en plus de la destination. Y’a sûrement une phrase très sage sur le sujet. Quelque chose sur contempler le voyage, pas que l’arrivée, ou sur le moyen de déplacement le plus rapide, c’est pas le téléporteur mais le rêve, ou des conneries du genre.
Bordel, si y’a que des vieux retraités qui attendent quand j’me pointe, promis, j’me casse direct et j’fais semblant de jamais avoir reçu de courrier. Faut quand même pas abuser, merde. Le premier bon point, c’est qu’il fait super beau, pour l’instant. Un beau soleil froid, mais le temps est limpide et le ciel d’un bleu pâle et profond. J’observe vite fait les chariots amassés, et j’vois un peu de tout : du vioque, c’est sûr, mais aussi des jeunes, et des jeunettes, et même des gamins. Putain, fais chier, les chiards… Enfin, c’est pas mon chariot, visiblement.
Le mien, il est tout coloré rouge, j’peux pas le louper. Et j’peux pas louper non plus la nana qu’est dessus, vu que j’la connais vachement bien. J’me demande si elle se souvient de moi. P’tet pas dans les détails, ça fait un bail que j’me suis pas pointé à leur coloc’. J’tapote l’assise et j’montre ma lettre.
« Salut, j’peux m’asseoir ? Ca fait combien de temps qu’on s’est pas vus ? Vrenn, si jamais t’as oublié. »
Voilà. On croise toujours des gens, ça lui fera pas trop bizarre, comme ça.
Elle plissa les yeux, un fin rais de scepticisme contenu et puis… L’illumination. Vrenn, qu’il disait. Elle s’en souvenait. Ils s’étaient peu vus ces derniers temps – où l’avait-elle vu pour la dernière fois tout court… ? Elle tâcha de creuser ses souvenirs, s’étonnant de son manque flagrant de mémoire en la matière. En tous cas, elle était certaine d’une chose : le type était un proche de Zahria et il était déjà venu plusieurs fois à la Volière aux Dragons. Elle se souvenait également qu’il lui avait rendu service à plusieurs reprises. Quels services ? Cette réponse-ci restait en revanche un mystère. Elle s’écarta en tous cas nonchalamment d’une fesse pour lui laisser de la place sur la banquette avant du chariot tandis que les chevaux de trait se mettaient gaiement en route. Un milliardaire aigris contre ses héritiers ne se dirigerait pas plus vite vers la mort. Elle était toutefois d’un naturel fort avenant et d’une chaleur spontanée envers les individus qui lui parlaient, surtout lorsqu’elle s’apprêtait à vivre les plus longues heures de sa vie en leur compagnie :
Elle se pivota sur son assise et désigna du bras plusieurs coins précis du chariot :
Elle se tut, et ses prunelles pétillèrent.
Ils n’auraient d’autre choix que de dormir ensemble sous la protection du chariot si le temps n’était pas clément, mais les longues nuits de camping en extérieur promettaient au moins d’être palpitantes. Ils avaient de la chance, l’expédition était pleine à ras bord de parents. Et les parents, ça avait toujours des histoires folles à raconter au coin du feu.
Il avait positionné son cheval à la hauteur des deux jeunes gens et se fendit de son plus beau sourire commercial :
Et il éclata de rire sur ces entrefaites. Cette histoire sentait décidément le vinaigre, pensa-t-elle en son for intérieur. Elle espérait du moins qu’ils réchapperaient ce midi des célèbres salades composées aux fruits et légumes ramollis des compagnies touristiques, ou encore aux potages plus proches de la mélasse goudronneuse que de la soupe royale…
« Merci pour la visite, j’vais essayer de tout retenir, mais si jamais j’y arrive pas, j’te demanderai de me faire un rappel, d’accord ? Que j’réponds à Weiss en souriant. »
Un des organisateurs se pointe, le genre beau mec, cheveux châtains, p’tites ridules au coin des yeux et une jolie fossette quand il sourit. J’sens déjà que j’vais pas pouvoir le piffer, avec son catogan et sa carrure de sportif. En plus, il nous appelle les loulous, il aurait l’âge d’être mon fils. Si j’avais été père à huit ans, s’entend. Ouais, bon, on n’est pas à quelques détails près, hein, on va pas chipoter non plus.
« Ouais, j’ai hâte de voir tout le programme prévu. »
Au menu, barbecue avec brochettes, côtelettes de porc, sauce qui pique, quelques bières, mais avec modération, hein, et pas pour les enfants non plus, ou alors dilué dans l’eau, s’ils ont plus de douze ans, là ça passe, c’est qu’ils sont en vacances aussi, les p’tiots, faut qu’ils puissent profiter. Puis on pourra échanger sur ce qu’on fait, d’où on vient, c’est important, l’humain, ça nous fait découvrir des nouvelles choses, ça nous grandit, même. En tout cas, tant qu'on nous sert pas une vieille salade au vinaigre et un potage, tout ira bien.
Enfin, ils garderont p’tet cette partie-là pour le dernier soir, quand on sera tous ému de se quitter et de plus jamais se revoir, même si on se promettra de garder contact. Personnellement, j’ai déjà repéré tous les groupes avec des enfants, et eux, c’est sûr, jamais je les recroise. Ou au bord d’un précipice, à la rigueur…
Au moins, il fait beau, c’est déjà un point positif. Puis, sur son cheval, il repart faire le tour des autres carioles, histoire de remonter le moral de tout le monde et nous encourager sur la longue route qui nous fera parcourir le Royaume en long, en large, et en travers.
« Ouais, bon, j’retire ce que j’ai dit, c’est p’tet bien un traquenard. Enfin, tu sais ce qu’on dit : l’enfer, c’est les autres. Et ils seront p’tet supportables, ce coup-ci. »
Il s’appelait Miguel. Miguel Landerval. Et Luz le suivit des yeux tandis qu’il s’éloignait. Un corps de rêve, les prunelles grivoises, le genre de sourire à vous retourner les donzelles et à vous faire décéder les grand-mères d’arrêt cardiaque… Une peau gorgée de soleil et un charisme à le conserver sagement dans un coin comme un objet de décoration. Oui, la praticienne s’était déjà mise en tête de le coincer dans un recoin discret et obscur avant la fin du voyage. Son coupon promettait monts et merveilles, de même que des émotions renversantes, et il était hors de question de démentir ces promesses – ce gars-là se chargerait bien de la renverser un coup pour voir. L’avantage de ce type de vacances, c’est qu’elle ne risquait pas de le recroiser par la suite. Parfait pour exploiter ses airs basanés de statue vivante et surtout pour l’oublier derechef après.
Elle profitait à présent du paysage qui défilait d’un œil distrait, une tasse de thé chaude entre les mains – une distribution gracieuse de leurs guides pour leur donner du cœur à l’ouvrage-, son regard aimanté suivant la courbure des arbres qu’elle connaissait par cœur sur ce petit chemin de terre. Ils s’éloignaient progressivement de la Capitale. Cinq jours approximatifs de chevauchée, calcula-t-elle la distance qui les séparait encore du Village Perché. Elle décida immédiatement que si ce voyage se révélait trop long à terme, elle rentrerait fissa à la Capitale sans attendre de découvrir quelle nouvelle activité leurs guides avaient inventé pour la soirée. Au moins était-elle accompagnée par un homme cordial – il la mettait en confiance avec ses sourires paisibles et répondait sans hésitation à ses taquineries de quinquagénaire gênante.
Elle eut un mouvement vague du poignet et s’accorda une rasade bienfaitrice de thé chaud pour se donner contenance. Sa mémoire lui agaçait la conscience et l’étrange sensation de connaître la réponse à cette question lui titilla l’esprit au moment où elle prenait forme sur sa langue. Impossible toutefois de se souvenir… L’information disparaissait avec le côté insaisissable d’une carpe. Cela lui faisait la même sensation que d’ouvrir son garde-manger pour ne plus se souvenir subitement de ce qu’elle était venue y chercher. Elle fronça les sourcils.
Et hop. Grand sourire lumineux. Qu’elle était fière de lui apprendre cela !
J’regarde Luz qui mate son p’tit cul alors qu’il repart à cheval, en bougeant en rythme pour coller au pas du canasson. Ouais, moi, j’monte sur une carne, on voit bien mon fion qui rebondit dans une absence totale de synchronisation, et qui fait qu’au bout de quelques heures de chevauchée, j’suis à ramasser à la petite cuillère, le dos en miettes. Mais bon, les animaux, c’est pas mon délire, j’préfère l’humain. Voilà, c’est ça qu’il faut se dire. J’suis un grand philanthrope, au final.
En tout cas, de ce que je sais de Weiss, m’est avis de Miguel, il sait pas encore ce qui va lui tomber dessus, mais il y coupera pas. Tant pis, j’viserai autre chose, de mon côté. Y’a quelques trucs qu’ont l’air appétissants, au buffet, après tout.
Mais après cet interlude au goût d’apéritif, on reprend le fil de la conversation. J’ai personnellement choisi une tasse de café brûlant que j’bois rapidement, histoire de m’filer un coup d’fouet. Comme d’habitude, les gens se souviennent pas trop de moi, alors que la réciproque n’est pas vraie. Mais bon, faut éviter de dire qu’on sait tout de la vie de Weiss, elle risquerait de trouver ça louche, voire carrément flippant, vu qu’elle se rappelle que très vaguement de mon existence. Le mieux, c’est de se mettre à peu près sur le même niveau de souvenir : je l’ai déjà vue, j’ai une vague idée de ce qu’elle fait et comment on se connaît, et il sera bien temps d’apprendre à refaire connaissance et tisser des liens pendant le voyage, hein…
Puis on sait jamais ce que ça peut donner, c’est toujours ça qu’est rigolo.
« J’suis aventurier, en fait, mais avant j’étais examinateur de la Guilde. Du coup, j’ai pu échanger avec tout un tas de gens et m’faire des cercles d’amis. J’pense que c’est aussi grâce à ça que j’ai été pressenti pour cette incroyable opportunité… ou pas. »
J’ai un sourire désarmé en haussant les épaules.
« Sacrés services, en tout cas, j’irais certainement pas jusque-là, ça c’est certain. »
Elle commence à douter sur ses souvenirs. C’est toujours le passage gênant, ça. Faut aplanir les doutes pour empêcher que ça pourrisse l’ambiance, c’est du vécu.
« Euh, je sais plus trop ? T’sais, c’était alcoolisé, tout ça, y’avait pleins de gens présents que je connaissais pas, alors ça s’trouve, on en a parlé, j’me souviens pas bien. En tout cas, il me semblait bien que t’avais un truc en rapport avec les soins, mais savoir que c’était médecin exactement, tu vois, j’aurais pas trouvé si tu m’avais pas dit, là. »
C’est sûr que des consultations, j’en ai fait un paquet, chez elle, sur la fin 999 et le début de l’an 1000, puis encore davantage depuis qu’il y a la coloc’. C’est pratique, un toubib qui répare les p’tits et les gros bobos sans poser de question, et sans même facturer bien cher, encore que ce serait à mon avis remboursé par la Couronne…
« Du coup, j’en déduis que t’as, toi, rendu de fiers service à la Compagnie des Citadins libres ? »
Un ancien examinateur ? La vache, sacrés états de service. Elle le regardait un brin différemment tout à coup, essayant de percer à jour la grandeur d’âme psychorigide d’un inspecteur derrière son vernis sympathique. En l’occurrence, sa tenue n’était pas dressée à quatre épingles et un épi persistait dans sa crinière – sa barbe avait probablement était entretenue un brin dans la semaine, mais sans plus. Il s’était peut-être lassé de devoir faire le sale boulot de gens plus hauts placés. Pour être examinateur, il fallait tout de même oser foncer dans le gras des petits nouveaux et éliminer tout potentiel scrupule lorsque l’on se regardait dans un miroir par la suite. Au moins avait-il retrouvé sa liberté, songea-t-elle, pour mieux dormir la nuit.
Elle se fendit d’un léger sourire d’humour, balancée au rythme de la carriole comme une prisonnière sur le chemin des mines. Ils discutèrent ainsi de tout et de rien durant quelques vingt minutes jusqu’à ce qu’un silence pas désagréable ne s’instaure. Les yeux mécaniquement accrochés au décor qui défilait sous ses yeux, Luz s’était perdue dans ses propres pensées et savourait tout en même temps la pointe de soleil qui leur chauffer les joues face à la route. A midi, corps-de-rêve-grivois sonna l’arrêt de la procession et tout le monde commença à s’agiter pour préparer une once de camp provisoire.
Le cuisinier de la caravane avait pour sa part extrait une énorme marmite de sa propre charrette et avait installé une sorte de buffet sommaire : il distribuait à chacun une ample louche de bouillon, un mélange de légumes bouillis et de viandes délicieusement moelleuses. Luz, son assiette en main, partit s’asseoir légèrement en retrait du grand cercle dégingandé qui s’était formé dans l’herbe même.
« Les routes sont sûres Madame, notre Garde c’est pas n’importe quoi ! lui répondit un homme assez âgé aux traits secs. »
« Il y a tout de même des rumeurs qui ne sont pas très… Flatteuses, surenchérit une jeune adulte qui s’empressa de pouffer. »
Hé bah, autant moi j’ai joué sans trop y croire, autant Luz a gagné sans même savoir. Y’a vraiment des gens qu’ont le cul bordé de nouilles, hein… Enfin, elle a l’air qu’à moitié contente d’être là, c’est bizarre. J’pense qu’elle surjoue un peu, pasque même si ça fait un peu vacances bas de gamme, le chariot, les repas au coin du feu et le fait d’être à la merci des éléments, ça reste quand même des congés où tout est offert et où on est censé être chouchoutés du début à la fin. J’attends de voir ce qu’il en sera réellement, pasque si c’est trop moisi, j’me barrerai en douce, mais ça coûte rien de leur laisser une chance.
Puis ça me change du boulot.
On s’arrête pour déjeuner, et on bouffe du bouillon. Ah ben super, les repas de luxe, dis donc. On a même le doit à une chanson nulle et gênante que les enfants s’empressent de reprendre avec entrain. J’espère que ce sera pas ça tous les jours, surtout que y’a un second couplet, visiblement.
« Viens au Club Tropicana
Ici, c’est toujours la joie
Quand on se voit
Qu’est-ce qu’on rit ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Plutôt que plusieurs semaines à ce rythme, j’aurais largement préféré deux jours dans des conditions autrement plus coûteuses, à choisir. Mais on m’a pas demandé mon avis, et ça reste bon quand même. Juste, pas extraordinaire. Evidemment, y’a des anxieux qui pensent que des brigands vont nous tomber dessus.
Faut dire, c’est la base de toute histoire qui manque un peu d’imagination, de mettre des bandits de grand chemin dans les pattes des protagonistes, histoire de les occuper quelques temps, voire leur fournir des informations leur permettant d’atteindre leur objectif, quel qu’il soit. Mais la Garde veille au grain, pas vrai ?
Enfin, tout le monde n’en est pas persuadé, il faut bien l’avouer, et moi le premier.
Puis celle qui émet des doutes est assez mignonne, dans son genre. Et les ragôts sur les collègues, on sait ce que c’est, hein…
« Ouais, la Garde, c’est assez inégal. Vous avez entendu parler de ce qui s’est passé à la Garnison de Grand Port ? Des semaines pour daigner retrouver des brigands qui se livraient à un véritable trafic sexuel de grande ampleur. Ils enlevaient des jeunes femmes pour les prostituer et les vendre. »
Ouais, c’est vraiment ça, les dernières rumeurs et, pour avoir suffisamment accès aux dossiers pour être renseigné, c’est même assez proche de la vérité.
« Vraiment ? Qu’elle demande.
- Ouais, vraiment. Soi-disant qu’ils arrivaient pas à trouver le campement des bandits, beaucoup trop bien cachés. Mais dès qu’ils ont envoyé deux gardes, en une après-midi, tout était résolu. A se demander ce qu’ils faisaient avant ça, j’vous jure… »
Ça grogne. Faut dire, faut être un sacré dégénéré pour acheter des nanas au marché noir et les séquestrer dans sa cave. Pas que j’aie jamais vendu des trucs sombres, ou en tout cas, ça me revient pas, là, sur le coup, mais quand même, quoi. Ah, si, j’avais failli le faire au glaçon du nord, pour Krazarc, là, le type complètement timbré.
« J’ai entendu parler d’un long barbecue, de mon côté, qu’elle ajoute.
- Ah ben voilà, on sait ce qu’ils foutaient, alors.
- Le Roi et la Reine eux-mêmes y auraient participé.
- Le problème se situerait donc au plus haut ?
- P’tet bien… »
Là, Luz n’était pas certaine d’apprécier le tournant que prenait la conversation. Qu’on passe ses nerfs sur la Garde du Grand Port était une chose, que l’on commence à virer sur les potins du gouvernement, et de surcroît de la famille royale… Un fin pli irrité se dessina malgré elle au coin de ses lèvres et elle manqua laisser tomber sa cuillère dans sa mélasse. Allons, en y réfléchissant, quelle meilleure défense que l’attaque ? Elle n’allait pas prétendre ne pas avoir entendu ça…
Une Dame au premier rang approuva vigoureusement du chef. Les Renmyrth étaient appréciés après tout, quoi qu’on en dise. La Reine faisait de l’excellent travail et était dotée d’une fibre altruiste fort populaire. Ces enfants en revanche… Mais mieux valait ne pas en parler. Luz ne laissa guère le temps à ses interlocuteurs de la contredire, elle s’empressa de surenchérir pour détourner l’attention de ses pairs sur un sujet plus pressant :
« Ah, j’ai toujours su que j’aurais dû demander mon bilan financier plus tôt à la couronne, regretta un homme à sa droite, juste avant que sa femme ne le frappe d’une vigoureuse taloche. »
Corps-de-rêve-grivois fit alors son entrée dans leur petit cercle et claqua des mains avec un engouement douteux. Un immense sourire placardé sur sa face, il mit tout l’entrain dont il était capable pour annoncer la prochaine torture :
Et sur ces entrefaites, il désigna Vrenn pour amorcer la première présentation du cercle des touristes anonymes.
Si j’étais timide, j’aurais les boules de m’être fait désigné comme le premier à devoir se présenter à ses nouveaux petits camarades, avec lesquels nous allons, selon la brochure, passer des moments inoubliables, selon la publicité, faire des rencontres incroyables, selon le fascicule, découvrir des lieux jamais-vu, selon les présentations, garder des souvenirs que nous raconterons avec plaisir et fierté à nos petits-enfants, dans quelques années.
Ou dans quelques jours, pour les vioques qui font partie de l’assemblée.
Si j’étais rageux, j’dirais que le beau gosse, m’ayant identifié comme rival évident au cœur de cette joyeuse bande, s’assure de me rabattre un peu le caquet afin de s’assurer que j’prenne pas trop d’assurance et d’emprise sur le groupe de jeunes femmes épanouies et accortes dont nous faisons partie, et dont il s’arrogerait avec une joie non-dissimulée la part du roi. A savoir celle qu’est pas ménopausée, m’est avis.
Mais j’suis probablement mauvaise langue, comme à mon habitude : j’suis selon toute vraisemblance pas un adversaire, surtout à voir le regard pétillant de Weiss. Bah, j’suis déjà passé par là, de toute façon, c’pas dans mes habitudes de faire les mêmes chemins en boucle. Mais ça veut pas dire que j’vais faire son jeu, rougir, balbutier, buter sur mes mots.
C’est qu’on en a subi, des présentations surprises, avec Trovnik. Fallait pas se laisser démonter quand il débarquait dans le bureau, un dossier merdique sous le bras, pour souligner les fautes d’écriture, d’orthographe, la calligraphie dégueulasse et, surtout, les incohérences et raccourcis qu’étaient invariablement pris. Pas ma faute, putain, si la moitié des aventuriers sont des putains d’analphabètes tout juste bon à dézinguer du monstre à la chaîne, merde.
Mais ça, il a jamais voulu le comprendre : nous sommes le fleuron de la Guilde, nous nous devions d’être irréprochables et tout. Bien content de plus voir sa sale gueule, et c’est avec un plaisir un peu sadique que j’refile des résumés immondes aux collègues que j’peux pas saquer, et des trucs parfaits à ceux que j’aime bien. C’est que j’sais exactement quoi écrire pour m’assurer que personne pose la moindre question, après tout. C’est le métier qu’était rentré.
« Ouais, sûr. Vrenn Indrani. J’suis actuellement aventurier au sein de la Guilde, après avoir passé plus d’une dizaine d’années en tant qu’Examinateur. Faut croire que ça a mis le temps, mais lire toutes les histoires d’aventuriers, ça m’a donné envie de les vivre. A part ça… J’espère que le voyage se passera bien, et qu’on sera en bon terme. J’partage la cariole de Luz Weiss, on s’était croisé une fois à une fête, y’a de ça plusieurs… semaines ? Mois ? Un bail, en tout cas. D’ailleurs, j’lui passe la parole, tiens. Et j’lui offre mon dessert, aussi, en passant. »
Allez, c’est cadeau. Et ça coupe l’herbe sous le pied à Machin, qu’aurait sans doute voulu revenir sur le devant de la scène.
Luz suffoqua sur sa cuillère de bouillie à la manière de quelqu’un qui se serait pris un subit coup de châtaigne, l’ustensile à moitié enfourné dans sa bouche. Une toux passagère pour se remettre et un balayage de la poussière invisible sur ses cuisses plus tard, elle profita du court moment de latence où chacun chercha des yeux qui était la dénommée Luz dans le groupe pour glisser un regard assassin à Vrenn. Elle ne s’était pas foutue explicitement sur le côté du cercle, bien en retrait, pour attirer immédiatement le feu des projecteurs sur elle. Elle haïssait également passablement ces cérémonies pompeuses, autrement nommée humiliation programmée, auxquelles s’adonnaient toujours avec grand plaisir les compagnies touristiques. Trahie dans l’âme, elle s’empressa de masquer sa déconvenue dès que les prunelles de Corps-de-rêve-grivois parvinrent à la repérer dans la foule. Heureusement, Vrenn lui tendit son dessert dans le même temps, deux splendides macarons qui eurent tôt fait de lui remonter le moral. Elle se para donc de son plus beau sourire, et se mit à agiter sa cuillère de petits mouvements concentriques pour mieux appuyer son propos :
Elle se fendit d’un clin d’œil, faussement destiné à un gamin qui semblait fasciné au premier rang. Tout ça pour gagner le cœur de son public, diantre, et jouer la bonne samaritaine amatrice d’enfants. Les gens adoraient ça, persuadés que cela conférait immédiatement une douceur innée à la personne concernée. Luz retint la grimace de dégoût qu’elle sentait pour sa part poindre en constatant que les babines du demi humain étaient désormais saucées aux restes de viande – ce qui ne l’empêchait guère de suçoter un sucre d’orge comme s’il se fut agi du meilleur mélange gustatif possible.
Ils poursuivirent ainsi le cercle des présentations gênantes sans faillir, dévoilant un échantillon de personnes aussi diversifié qu’incongru. Ici, un vieil œnologue à la retraite, là, une danseuse réputée de cabaret raffolant de fromages, là-bas, un collectionneur d’œufs de coq de léral ou encore sur ce rondin, une jeune et fraiche divorcée à la tête d’un empire commercial spécialisé dans la vente de tabourets. Pour finir, le guide salua la foule à la manière d’un acteur de scène, et se présenta à son tour :
Il décocha alors sa moue la plus érotique, un brin de sourire mutin mêlé d’une pointe de dents parfaitement blanches à la douce fragrance d’été. Qu’il dirigea vers Vrenn, avec un haussement de sourcils plus qu’explicite. Les hommes plein d’assurance, il adorait ça.
Merde alors, j’aurais fait fausse route depuis le début ? Et Weiss aussi, à voir son léger haussement de sourcil surpris ? Et ce serait elle, la rivale qu’il s’agirait pour lui de supplanter ? Nah, il me regarde, mais ça veut rien dire, p’tet juste une manière de marquer son territoire. Reste que la question est à étudier, et j’lui montre l’éclat blanc de mes queunottes au milieu de ma barbe. Vais p’tet la tailler ce soir, histoire de m’assurer d’être parfaitement présentable.
« En tout cas, si tout le monde a fini, je vous propose de reprendre notre route. Notre première escale devrait se trouver dans un endroit que vous connaissez peut-être, une grande clairière idyllique et un peu cachée avec un lac. Les températures ne sont probablement pas propices à la plongée en bain de minuit, mais ne vous inquiétez pas, nous avons. Tout. Prévu. »
Ses collègues hochent la tête avec joie, et j’me dis que les tabourets, c’est diablement intéressant quand j’regarde sur le côté.
« Si vous voulez bien participer un petit peu au rangement, ça serait super. Empiler les assiettes, et les passer à Sanchez, mon ami, juste là. »
Il se met lui-même à ranger les boissons et les grosses marmites, pendant que Sanchez regroupe la vaisselle et la range dans un cube orné de runes.
« Ne vous inquiétez pas pour le nettoyage, nous sommes munis d’un lave-vaisselle magique qui rendra tout cela plus propre que propre. L’hygiène, c’est important, toujours, y compris sur la route, n’est-ce pas ? D’ailleurs, si vous n’aviez pas remarqué, dans vos carioles, gracieusement fournies par la Compagnie des Citadins libres, un nouveau modèle, en prime, qui n’est pas encore proposé à la vente… »
Donc qui n’a pas encore passé les contrôles qualité du Royaume, et dans lequel on risque potentiellement de mourir, c’est ce que je dois en comprendre ? On sert de bêta-testeurs pour leurs charrettes, et on aura un questionnaire à remplir à la fin pour dire ce qu’on en a pensé ? Y’a pas à dire, c’est malin. Sauf s’il nous arrive quelque chose, évidemment.
J’regrette pas d’avoir passé mon tour, les macarons à la châtaigne accompagnés d’un sucre d’orge m’inspiraient pas du tout. Encore un peu de barbaque, par contre, j’aurais pas dit non, que j’me dis en entendant mon ventre gargouiller.
« … Vous avez une salle d’eau mise à disposition, avec des cristaux dernier cri pour vous permettre d’arranger les jets de la façon qui vous convient. Et la température est évidemment tout à fait réglable, mais ça, j’aurais pu tout aussi bien ne pas le dire. »
Ouais, mais c’est pas plus mal qu’on soit au courant.
Inutile de préciser que la route fut ennuyante à mourir. Désireuse de ne pas totalement perdre son temps, Luz en profita pour préparer ses dernières décoctions médicales à l’aide des quelques herbes ramassées plus tôt. Lorsqu’il ne fut plus possible d’occuper son temps de cette manière, elle se résigna à sortir de longues aiguilles et sa pelote de laine, vieille avant l’âge dans son âme.
Elle ne dit rien sur les culottes en laine que proposait le manuel. Les deux trois premières fois, ses interlocuteurs l’avaient tous regardée de travers. Heh quoi, comment feraient-ils, eux, si le monde civilisé devait s’écrouler demain ? Elle, au moins, serait à même de façonner ses propres vêtements chauds pour l’hiver. Et puis, le fascicule assurait que cette activité était relaxante. Parfait pour la distraire lors de ce long voyage tout en orientant ses pensées ailleurs que sur le travail.
Le guide n’avait en effet pas menti sur la beauté du lac. Dénotant comme un joyau façonné dans un écrin de verdure par quelque joaillier divin, son eau limpide exhibait une multitude de galets ronds qui échelonnait ses fonds marins à la manière d’un bien étrange tapis. La clairière était quant à elle en partie masquée par des collines et la ramure des arbres, recouverte d’un moelleux duvet composé de brins d’herbes miraculeusement épargnés par la fraicheur du temps. Le crépuscule à venir y dessinait des ombres chatoyantes entrecoupés par les flambeaux que leurs guides avaient entrepris d’installer pour bâtir le camp.
Il rit à grandes exclamations fières et reprit :
Il leur glissa un clin d’œil jovial et les aida à enfiler leurs tenues. Un peu perplexe, Luz se retrouva donc drapée dans une longue robe rouge cousue de fourrure blanche, avec en prime un manteau non moins imposant dans ces mêmes tons de couleurs.
J’regarde avec un p’tit sourire en coin Weiss se mettre au tricot. Merde, encore un peu et il lui restera qu’à faire la bouffe et le ménage, puis elle sera bonne à marier, hé ? Enfin, p’tet que Naëry la veut justement comme ça. P’tet qu’elle se prépare même à lui faire des calbuts en laine. J’espère pas, ça doit gratter horriblement, à moins de prendre des textiles particuliers et connus pour leur douceur. J’ai entendu parler d’une histoire de bas en laine de boucton, d’ailleurs…
Mais c’est pas l’objet.
« Ouais, ça peut toujours servir, ça fait aucun doute. »
Cela dit, j’ai largement de quoi pas avoir froid, avec ma panoplie du solstice, donc j’vais pas me tricoter des écharpes en laine. J’en profite pour sortir mes couteaux, ma pierre à aiguiser, et j’m’attèle de mon côté à m’assurer que le fil soit aussi tranchant que du rasoir, ça peut toujours servir. Le crissement du va-et-vient sur la lame a quelque chose de répétitif, d’hypnotique et de reposant. Combiné avec le pas lent des canassons, j’manque de m’assoupir, assis comme j’suis, mais on arrive enfin dans une clairière magnifique, et pour une fois j’me dis que Miguel n’a pas menti, et que le trajet peut encore tenir toutes ses promesses.
Enfin, sauf le moment où j’me fais kidnapper pour mettre un ensemble rouge et blanc à fourrure parfaitement immonde. J’ai toujours dit que le rouge m’allait pas, et à voir le sourire sur leurs tronches, j’viens d’en refaire la preuve. Heureusement, pesonne d’autre m’a vu.
Les enfants sont déjà en train de courir partout en criant, sûrement en train de faire un jeu qui doit n’être qu’une variante de ceux qui existaient à mon époque. Les adultes en profitent pour s’étirer, boire un coup, grignoter quelque chose, en se regardant. Vrai qu’on doit encore attendre une heure avant le sauna, et qu’actuellement, ça pince sec. J’farfouille dans mes affaires, et j’suis soulagé de voir que j’ai toutes mes affaires pour nager, y compris mon maillot magique. J’l’enfile, il m’permettra de m’mettre instantanément en condition.
Puis, comme l’eau est bien trop attirante comme elle est, j’mets aussi ma combinaison de plongée intégrale, qui m’isole du froid.
« Ouais, un achat récent, de cet été. Y’avait une super promotion, et ça protège même du froid, que j’explique aux gens qui m’entourent. En fait, j’suis grave curieux de voir ce qu’il peut y avoir sous l’eau. Pas que j’pense qu’il y ait le moindre danger, évidemment, mais ça se trouve, y’a des trucs chouettes à voir, v’voyez ? »
Pas des coraux, mais pourrait y avoir des poissons chouettes, et ça serait toujours sympa de ramener quelque chose. Mais là-dessous, c’est juste boueux, vaseux, et les seuls poiscailles font la taille de mon p’tit doigt, environ. Y’a pas à dire, ça m’a juste servi à faire trempette et passer le temps pendant que Sanchez installait le sauna sous le regard d’inspecteur des travaux finis de Miguel.
J’sors de l’eau, j’me sèche, et j’me prépare à attendre mon tour pour le sauna. C’est que ça se bouscule au portillon, et qu’on laisse les vieux commencer, eux qu’ont besoin de refoutre de la chaleur dans leurs os. J’me retrouve à côté de la vendeuse de tabourets, comme de par hasard. Ou pas du tout, qui sait ?
« Du coup, vous vendez des tabourets un peu partout ?
- Oui, surtout les villes, évidemment, mais nous mettons en place un programme de livraison pour ceux qui ne peuvent pas facilement se déplacer. Nous en avons de pleins de formes différentes, et des parties sculptées ou non, et… »
Les yeux de la praticienne s’étrécirent en deux étincelles suspicieuses. Examinateur de la Guilde devait payer drôlement bien, au regard de tout l’attirail que possédait son comparse de roulotte. Et puis, il avait cette manière un peu craignos d’aiguiser ses lames, avec une once d’amour ravi aurait-elle dit. Et les coups d’œil subreptices et vifs d’un vétéran de guerre. La Guilde, ça devait bouger pas mal après tout, songea-t-elle. Le matin on s’attendait à remettre à leur place deux Aventuriers un peu trop dégourdis et égocentriques, et l’on finissait par chasser du gevaudan à la pelle pour la sécurité nationale du petit peuple. Un beau métier, en soi, pas de quoi rester en grosses chaussettes en laine à manger des friandises devant la cheminée toute la journée. Luz s’amusa à imaginer son compagnon dans une grotte obscure, en possession d’un objet de pouvoir absurdement puissant au point d’en exterminer gevaudan sur gevaudan. Elle rit de sa propre bêtise – pas moyen qu’un enchanteur soit parvenu à confectionner un artefact de cet acabit, capable de percer aisément la peau d’un béhémot. Lucy était raisonnable sur la chance qu’elle accordait aux gens, tout de même. Pourvu simplement qu’il ne fasse pas de crises de somnambulisme à la nuit tombée, revivant ses dures expériences au combat comme un syndrome de PTSD !
Il n’en restait pas moins que sa combinaison était drôlement pratique et à la pointe de la technologie magique. Luz en trépignait de curiosité dévorante, ne résistant guère à l’envie de guetter la surface du lac derrière laquelle Vrenn avait disparu comme si cela lui permettait d’en découvrir les secrets. Elle le suivit donc des yeux lorsqu’il sortit de l’eau, et entreprit de le détailler furieusement des pieds à la tête lorsqu’il s’avança à son tour vers le sauna. Elle grimaça vaguement lorsque la vendeuse de tabouret la bouscula de l’épaule pour se tailler la part du roi entre Vrenn et elle, de toute évidence désireuse d’assoir sa très nette appréciation du trentenaire. La praticienne se rencogna contre le bois de l’habitacle, savourant malgré tout l’intense chaleur qui commençait à gagner son corps enroulé dans une serviette.
Et puis, la question revint. D’où le connaissait-elle déjà ? Puisqu'elle le dévisageait fort effrontément pendant que l’autre débitait son discours comme un vieux moulin à paroles, elle réalisa que le métier d’Aventurier était un très beau gage de bonne tenue corporelle. Finalement, son colocataire était drôlement bien taillé – il était vraisemblablement peu amateur de sucreries.
Luz sursauta et sortit brutalement de sa torpeur. Une moue fière et sensuelle sur les lèvres, l’autre se rempluma et poursuivit, parfaitement satisfaite de son effet :
Elle se pencha vers eux, et son sourire s’agrandit :
Et elle conclut là son affirmation d’un rire charmant d’oiseau.
Putain mais qu’elle est conne. Bon, enfin, c’est pas pour l’attrait de sa conversation que j’traîne ici, hein, à la base, on va pas se mentir. Donc j’écoute avec l’air très intéressé. J’me demande si j’peux me foutre de sa gueule sans qu’elle s’en rende compte ? Au pire, elle oubliera, et ça fera p’tet rire Weiss. En tout cas, moi, ça me fera bien marrer, et finalement c’est ça, le plus important. Donc je l’écoute avec attention, en opinant de la tête, comme si j’étais subjugué par ses paroles. J’ai les lèvres légèrement entrouvertes, aussi, histoire de transmettre quelque chose.
Probablement que j’suis aussi stupide qu’un poiscaille qu’on sort de l’eau.
« Ouais, moi aussi, j’ai l’impression qu’il y a des espions partout. Même, j’dirais que partout où j’vais, y’a toujours un espion. Ça paraît fou, dis comme ça, non ? Mais c’est pas de la paranoïa, j’vous assure. »
Faut dire, si j’suis là, ça fait effectivement un espion dans le coin, au minimum, on va pas se mentir. Donc, quelque part, j’dis pas un seul mensonge, et même toute la vérité.
« Ca se trouve, j’suis même un espion, c’est vrai. D’ailleurs, j’suis justement ici pour enquêter sur votre commerce de tabourets, qui intéresse la couronne au premier plan. Qui sait ce qu’on pourrait y trouver, après tout ? »
J’lui adresse un grand sourire resplendissant.
« En tout cas, vous n’êtes pas la première personne à me parler de ces cristaux magiques. Un brillant chercheur en magie m’a d’ailleurs dit qu’ils étaient tellement petits qu’ils pouvaient circuler dans notre sang, dans nos cerveaux, sans même qu’on les sente. Ce serait… des nanocristaux. »
Je hoche sérieusement la tête.
« Il paraît que les cheminées sont le moyen d’accès du Gouvernement dans nos maisons, et qu’ils mettent des trucs dans nos chaussettes pour pouvoir nous espionner. C’est même à cause de ça que le somnambulisme explose, à cause de tous les produits bizarres qu’ils mettent dans les récoltes, la viande et le poisson. Et les nanocristaux, évidemment. »
Il est vrai que certains espions sont pas bien dégourdis. Feuille, par exemple, si j’suis pas là pour le surveiller, il fait pas grand-chose. Calixte, faut pas le sortir de son domaine. Et la patronne, bon, enfin… ça se passe de commentaire, quoi. Une mission qui dérape en partouze dans un cimetière, ça fait quand même pas bien sérieux. C’est fou, comme tout se sait, j’me demande du coup ce qui se dit sur moi.
Probablement pas grand-chose, si les gens oublient tous.
Elle reprend avant de s’esclaffer. Ça me dit vaguement quelque chose, cette mission, j’sais pas pourquoi…
Mais avant que j’puisse répondre une saloperie, v’là que le sauna se libère suffisamment pour qu’on puisse rentrer dans dans la pièce surchauffée, tous les trois, histoire de réchauffer nos vieux os avant de, si on en a le courage, aller faire un plongeon. Puis elle va devoir se dessaper, ça sera l’occasion de jauger un peu mieux la marchandise.
Il était en roue libre. L’autre héritière dévorait ses propos en hochant par intermittence la tête à la manière d’une élève dévouée, d’ores et déjà convaincue de la cause qu’il défendait. Des… Nanocristaux ? Mais où donc allait-il chercher tout cela ? Cachant avec peine la pointe de sourire qui menaçait de poindre sur ses lèvres dans l’obscurité, Luz recula légèrement et l’observa se foutre royalement de la tête de la pauvre donzelle toute émoustillée. En revanche, son insistance sur son rôle d’espion dessina un très infime pli dans ses sourcils. C’était une connaissance de Zahria après tout. Et sa colocataire connaissait une multitude de gens plus ou moins recommandables, plus ou moins impliqués dans le linge sale du Royaume. Travaillait-il pour elle à plein temps, lui rendait-il uniquement quelques services ou Zahria avait-elle de véritables amis en dehors de son métier ? Luz en doutait un tantinet. Néanmoins, cette histoire ne la concernait guère et elle s’était habituée depuis longtemps à laisser le Maître espion tisser sa toile de mystère – qu’il fut ou non un véritable espion importait peu.
Ce qu’elle perçut très bien pour autant, c’est qu’elle serait a priori en trop dans cet espace restreint surchauffé. Elle n’ignorait pas la signification du regard alléché que lançait l’héritière sur son compagnon de caravane ni qu’elle semblait avoir obtenu ses bonnes grâces. Elle resta donc une poignée de minutes seulement dans ledit sauna puis prétexta la trop importante chaleur en s’éventant, sa constitution soi-disant fragile depuis ses dix ans – une sombre affaire de potion magique confiée par l’Etat et qui était en réalité empoisonnée -, avant de s’éclipser par la porte. Dehors, l’air frais la saisit immédiatement au visage et c’est à grands pas qu’elle partit se rhabiller, renonçant pour l’heure à l’eau froide. Elle constata avec dépit qu’un quinquagénaire venait de se glisser à sa place dans le sauna, empêchant probablement le couple de s’amuser quelque peu.
Elle haussa les épaules et rejoignit le reste du groupe qui s’agitait autour d’un grand feu de camp. Les guides remuaient de fausses baguettes de chef d’orchestre, incitant leurs ouailles à chanter en cœur avec eux. Dubitative mais plutôt indifférente, Luz se plaça sur le côté et éleva la voix pour chanter les célèbres couplets du Club Tropicana avec eux :
Du fun et du soleil, assez pour tout le monde
Tout ce qui manque, c'est la mer
Mais ne t'inquiète pas, tu peux bronzer ! »
Esthétiquement parlant, c’était terrifiant.
J’adresse un regard en coin à Weiss, alors même qu’elle trouve une excuse pour se barrer et me laisser en charmante compagnie. Faut dire, Bidule lui tourne quasiment le dos, et, ce faisant, s’assure que j’peux pas mater ma collègue en petite tenue, vu que y’a qu’elle à voir. Tu m’diras, la vue est pas mal, c’est vrai. Donc j’envisage de continuer à regarder et, dès que la porte se referme pour nous laisser tous les deux dans la pénombre, d’y aller un peu plus sérieusement, avec les mains.
Après tout, les aveugles font bien ça, non ? Toucher avec les mains pour leur permettre de ‘’voir’’. Ben, dans le noir, j’suis bien contraint de faire pareil.
Mais avec un grincement désagréable, la porte s’entrouvre à nouveau pour laisser pénétrer d’abord un ventre proéminent, suivi de son quinquagénaire accompagnateur. On s’sépare l’air de rien, en regardant en l’air, et on adresse un rictus au nouveau-venu. Enfin, elle, elle ressemble plutôt à une écolière prise la main dans le bocal à bonbons, cela dit… J’espère qu’elle aura pas cette tronche quand… Bref.
« C’est pour trois, hein, le sauna ? Que j’demande.
- C’est ça, comme la jeune femme est partie, j’ai pu entrer, explique l’inconnu, passant totalement à côté de ma blague. »
Ça fait à peine dix secondes, il sue déjà sang et eau, et nous, ça fait un certain temps qu’on est là. On va p’tet pas s’éterniser, y’a pleins de choses à faire, pas vrai ? Des tas, même.
« Donc, d’où venez-vous ? Moi je m’appelle Grimvor, comme le roi. Un hasard, évidemment, je suis plus âgé que lui. Peut-être que j’aurais pu être roi, dans une autre vie.
- C’est fou.
- On a le même profil, dit toujours ma maman. »
Elle doit avoir quatre-vingt piges, maintenant, et la vue basse, si on demande mon avis. Mais il le demande pas.
« J’pense que j’vais sortir, de mon côté.
- Excellente idée, commente ma nouvelle copine. »
Dehors, l’air frais file une sacrée baffe, et j’ai aucune envie d’aller faire un plongeon dans l’eau glacée.
« Respectons la coutume et allons plonger dans le lac. »
J’ai pas envie, putain. Mais ça serait moche de me débiner. Mais l’eau glaciale, c’est pas terrible pour l’apparence de… Ca raffermit un peu trop à certains endroits, quoi. Puis merde, il caille sa race, quoi. Plus loin, Miguel nous fait des grands gestes et nous enjoint de chanter avec lui. Je chantonne doucement pour ma copine, en faisant de grands mouvements de bouche pour être sûr qu’il me voit.
« Abandonnés et amoureux se rencontrent
Et s’embrassent dans la chaleur Tropicana
Regarde les vagues s’échouer sur la plage
Oh, le doux sable blanc, le lagon bleu,
L’heure du cocktail, un air d’été
Une nuit de vacances. »
La chaleur tropicana, on repassera. Mais quand y’a pas le choix. En retenant à grand-peine un glapissement, j’plonge dans la flotte aux côtés de mademoiselle, qui rigole à gorge déployée.
Sur le grill, de la viande indéterminée tourbillonnait paisiblement avec ce petit craquement caractéristique de la peau bien juteuse qui se tend. Les trois quarts des touristes présents en bavaient d’envie mais la garde jalouse du cuisinier empêchait quiconque de s’approcher… Il faisait ça d’ailleurs avec un parfait mouvement du poignet, rôdé jusqu’au dernier millimètre, tenant fermement la baguette de métal avec un petit quelque chose proche d’un Capitaine de la Garde. Luz espérait simplement que le cuissot était aussi appétissant que les donzelles du trésor royal que certains Capitaines ne se privaient justement pas de goûter. A voir les formes rebondies du morceau, elle n’en doutait toutefois pas – au moins la viande ne débitait pas des insultes sophistiquées à tout va et avait meilleur caractère que quelques blondes de haut rang.
Elle fut sortie de ses pensées par la voix grave d’un de leur compagnon qui tâchait de réunir un groupe pour un jeu de cartes. « Démons et Chasseurs » que ça s’appelait, un jeu où il fallait parvenir à abattre les représentants cachés du camp ennemi par le biais de cartes équipements, pièges ou effets. Heh, pourquoi pas, tant que cela lui permettait d’apaiser la faim grandissante qui la dévorait ! Ils s’installèrent sur des rondins de bois disposés dans ce but, certains à même le sol, et une jeune femme prit place juste à sa gauche. Elle arborait un splendide pull en laine maculé de poils blancs.
Elle désigna ses jambes désormais étendues et qui dépassaient quelque peu devant le rondin de Luz.
Luz lui sourit aimablement et fit signe que cela ne la gênait point.
Il tapa fièrement sa poitrine et sa longue barbe broussailleuse tressaillit légèrement dans ce mouvement. Il avait l’air somme toute extrêmement sympathique, aussi Luz se surprit-elle à sentir naître un amusement certain en écoutant leurs échanges.
Elle constata alors que Vrenn les avait rejoint, installé à trois places de là avec un petit sourire en coin fort douteux. Luz raffermit sa prise sur sa carte, persuadée qu’il était dans le camp ennemi au sien – impossible de penser autrement avec son air retors !
Pas eu le temps de s’échapper quelques instants pour passer des moments privilégiés avec Machine… Elle s’appelle comment, déjà ? Putain, j’en ai aucun souvenir. J’demanderai à Luz, elle saura p’tet, et hésitera pas à dépanner un camarade dans le besoin. Après tout, si elle me demandait, j’lui assurerais que l’organisateur s’appelle Jesus, et pas Miguel.
Bon, j’suis p’tet pas le meilleur exemple, je l’admets volontiers.
Miguel, justement, nous a fait des grands signes, et a même crié pour qu’on le rejoigne. L’odeur de bouffe est super prenante, et ça nous réchaufferait bien, à défaut d’autre chose. Mais c’est juste le temps d’un jeu de société, avec une handicapée qui a laissé son chat chez elle, un vieux bonhomme sympathique qui vient du nord, Weiss et… Tabourette. Voilà, elle s’appellera comme ça, désormais.
« Démons et chasseurs », c’est un jeu relativement simple, finalement, à entendre les règles. Après, j’suppose que c’est dans les stratégies et l’application que ça devient plus complexe, surtout avec le facteur humain. A ma gauche, le dernier venu est là, un ancien garde dont le rêve est de voler dans les airs, donc il utilise un genre d’objet de pouvoir avec des hélices pour décoller.
Il ferait mieux de faire du vol pur et dur à base de lévitation, il se ferait moins chier, m’est avis.
J’retourne discrètement ma carte de rôle. J’suis un gentil, comme dans la vraie. J’ai un pouvoir totalement anecdotique, et comme l’impression que c’est pas hyper équilibré par rapport aux pouvoirs de l’autre camp qu’on m’a montré au début. Mais bon, c’est l’jeu, puis le bon artisan critique pas ce qu’il a en main, il se démerde pour magnifier la bouse en or. Enfin, c’est plutôt un alchimiste qu’un artisan, ça…
J’regarde Weiss avec un sourire en coin.
« J’suis sûr qu’on est ensemble. »
La vérité, c’est que j’en ai pas la moindre idée. J’retourne une carte qui m’permet d’avoir des indications sur le rôle des autres, et j’la tends à Tabourette, qui prend prestement un point de dégâts. Bon, on n’est pas ensemble, déjà. Plus qu’à identifier mes ennemis, en espérant que mes alliés seront utiles.