De là où elle se tenait, Luz pouvait apercevoir l’immense vapeur dégagée par les bassins des thermes. Ils avaient atteint Forteresse la veille au soir et bénéficiaient aujourd’hui d’un presque quartier libre. Ils n’étaient jamais à l’abri des nouvelles folies de Miguel et de Raphael de toute façon, en matière d’animation… A croire qu’un jour sans activité de groupes était une hérésie qu’il fallait exterminer. Certes, ces animations donnaient un but aux voyageurs et repoussaient l’ennui, mais à trop s’agiter en tous sens, ils avaient tous commencé à développer une certaine fatigue latente. Sainte mère Lucy, Luz n’osait songer à ce que donneraient des animations à l’année sur un pauvre groupe innocent… Elle s’imagina par exemple devoir écrire chaque jour ses aventures sur un total de vingt-quatre jours pour remplir l’entrain morbide de leurs guides, et s’en ressentit immédiatement épuisée. La personne qui serait contrainte de lire ces textes insipides devait probablement être maudite, condamnée à sauter des lignes et des lignes d’univers parallèle en contradiction avec le bon goût sans laisser fuir toute son âme dans d’incessants soupirs… Mais heureusement, aujourd’hui, c’était temps libre donc.
« Qu’est-ce t’en sais toi ? se moqua l’un de ses camarades. Moi mon père il a déjà vu la Reine, et son nez il est tout droit, et pas en trompette. »
« Comme ça ? s’enquit Luz en enfonçant un peu plus la carotte. »
Son guide artistique lui claqua la main pour la dégager sans ménagement, un grincement de dents outré entre les lèvres. Il s’empara avec toute l’autorité de ses sept ans de la carotte et la réajusta dans la face du bonhomme de neige qu’ils étaient tous en train de façonner.
« Il ne manque plus qu’Aeron et Grimvor. »
Elle se redressa et revint quelques instants plus tard avec une énorme pierre grise et bossue.
Elle s’accroupit, plongea son index dans la boue qui s’était glissée sous la neige et traça deux arcs de cercle sur sa statue :
« Et Grimvor ? rappela l’un des nombreux petits ouvriers. »
« Y a pas de Grimvor, répondit le maître de chantier, toujours avec sa moue supérieure. Notre composition, elle traduit l’absence. »
J’crois que j’ai toujours les loches de l’hôtesse de la Guilde dessus, d’ailleurs, à la réflexion. Donc mieux vaut utiliser l’autre cadre, ça serait gênant, sinon. Enfin, y’a bien des gens qui apprécient garder des souvenirs intimes, juste que c’est pas pour les enfants, quoi.
Les trois p’tits bonhommes de neige sont pas mal, à la réflexion. Enfin, ils ressemblent à des boules neigeuses, quoi. Y’a pas grand-chose à en dire. Y’en a un qui fait un peu blondasse, comme la gourdasse, un qui fait p’tit brun et un qui fait p’tit cancéreux, ça colle parfaitement. Surtout pour le maigrelet avec le crâne rasé.
C’est le mien que j’observe avec une forme d’étonnement mêlé d’émerveillement. Ils ont dégoté un vieux chapeau en cuir qui est porté de travers, et baissé de façon cavalière pour donner un air mystérieux. A défaut de clope, y’a un bâtonnet d’encens qui fait une pointe rouge là-dessous, et un sourire en coin. Enfin, j’suppose, sinon c’est un rictus sacrément malaisant. C’est comme ça qu’ils me voient, les gamins ? Superficiellement ténébreux, avec un pied dans la bouse du cheval, là ?
Dans le doute, j’vérifie, mais j’ai bien les godasses dans la neige, et pas ailleurs.
« C’est dommage, la merde, là, ça gâche un peu l’effet. »
Ils gloussent un peu bêtement en se donnant des coups de coude. Ah. L’envie me manque pas de leur coller un taquet, mais comme c’est eux qu’ont presque tout fait pendant que j’me réchauffais avec ma flasque de potion magique, celle à quarante degrés, ça serait de mauvaise grâce de faire l’inspecteur des travaux finis. Après tout, j’suis plus examinateur de la Guilde, maintenant, c’est du passé. Nan, c’est mon tour de saloper le boulot pour rendre un torchon, ou de glander pendant que mes p’tits collègues se saignent aux quatre veines.
J'fous mes gants dans la neige pour coller davantage de bide à la blondasse, arrondir un peu tout ça. C'est qu'il faut que ce soit fidèle à la réalité, et j'suis pas au-dessus d'une pointe de mesquinerie à l'occasion. J'tords aussi le nez du brun en passant. Qu'on dise pas que j'ai rien fait, au moins.
N’empêche que la clope, ça sent meilleur que l’encens.
Luz avait délaissé ses nouveaux compagnons de jeu pour se diriger vers l’entrée des thermes. La récréation était terminée, il était grand temps de profiter du calme des adultes – ces fous avaient qui plus est entrepris de se rouler dans la neige comme les dignes animaux qu’ils étaient. En femme un peu plus civilisée, la praticienne avait pour sa part opté pour un bain chaud et un verre de vin rouge empli de délices. Bien entendu, elle jeta son dévolu sur les bains mixtes. Et bien entendu, ce choix n’était pas innocent.
Dans son mouvement calculé, ses formes eurent un léger rebond hors de l’eau. Il s’appelait Jean. Un beau brun aventurier et ancien mercenaire dont les cicatrices témoignaient d’une vie de rudesse bien remplie. Il avait toutefois le regard pétillant et la maladresse un peu brusque d’un très bon amant – elle le devinait du moins de ses réactions parfaitement accordées aux siennes. De toute évidence, la nature lui avait fait don d’une capacité étonnante puisqu’il pouvait créer de l’eau à partir de son corps et s’en draper comme n’importe quel vêtement :
« Ouais, c’est pas mal trouvé. Il s’esclaffa. J’crains que les grosses chaleurs. Et va savoir pourquoi, mais d’puis toujours j’fais que des quêtes en plaines rases et sèches, à croire que ça m’botte bien de risquer ma vie comme ça. La cicatrice, là, c’est une bestiole des sables qui me l’a filée. J’pouvais pas invoquer d’eau, dans cette chaleur. »
« Vous n’avez donc jamais pensé à arrêter cette activité ? »
« Quand on a une vie comme la mienne, c’est pas facile de rentrer se poser définitivement au bercail… Mais j’ai un secret, ça m’aide à tenir. Y a une donzelle haut placée qui m’est pas indifférente et que j’aime bien… Je peux pas te dire son nom, j’voudrais pas que ça lui fasse du tort auprès du gouvernement. Une vraie tigresse ! J’sais pas pourquoi, par contre, mais elle insiste pour que j’garde les cheveux longs… J'me les teindrai en rose pour la nouvelle année. »
Puisque Luz se rembrunissait, il parut comprendre qu’il était peu habile de parler de son amante principale à celle que l’on tentait de charmer. Visiblement, le garçon n’était pas très habile en matière de parlotte avec les filles.
La praticienne convint volontiers de la praticité des thermes pour trouver des partenaires. D’ailleurs, elle venait de repérer un vestiaire libre et disponible qu’il était peut-être temps d’étrenner à deux…
Le souci, quand on joue dans la neige avec des gamins, c’est qu’ils ont un humour qu’est forcément vachement différent de celui des adultes. Déjà, ils se permettent des choses que les grands feraient pas. Genre, faire des boules de neige, les lancer sur les autres chiards, puis sur les adultes ensuite pour régler leurs comptes. Après, invariablement, ça dérape : on cache des cailloux dedans, pour faire saigner les connards avec lesquels on s’est embrouillé pour une sucette et, quand on se prend vraiment pour un fou, un gue-din, p’tet, même, comme ils diraient maintenant, on s’attaque à plus grand que soi.
Genre, on fait un croche-patte à un aventurier émérite, espion top-secret du Royaume, qui a déjà vaincu des gévaudans sans se fatiguer, pif-paf-boum. Evidemment, quelle arrogance, quelle folie, n’est-ce pas, permettrait à des mouflets d’oser faire une chose pareille, puis de réussir ? C’est tout à fait improbable, inimaginable, on le sait tous.
C’pour ça, j’le savais un peu trop bien.
Du coup ça a marché.
J’suis tombé pesamment dans la poudreuse du bas-côté. Bon, mes métiers font que j’ai quelques réflexes, évidemment. J’roule dans la neige pour amortir le choc. Le temps de me redresser, les deux marmots sont déjà partis en courant. J’envisage de me téléporter à côté d’eux pour leur foutre un coup de pied dans la gueule et leur apprendre la politesse.
J’me ravise pasque j’vois leur daronne juste plus loin, qui n’a rien vu mais qui commence à se tourner vers eux, et qu’était pressentie pour devenir Saphir. Donc, j’avoue que j’suis en confiance et que j’pense que j’me défends bien, mais y’a des circonstances dans lesquelles il faut pas se battre, j’l’ai appris pendant ma longue carrière de truand. Faut pas agresser un couple, ça dérape toujours, et le mec veut pas passer pour une lavette devant sa nana. Et les enfants, c’est pareil : les parents sont toujours énervés.
Nan, j’vais plutôt attendre et leur tomber dessus quand ils s’en douteront le moins. J’plaque un mince sourire sur mes lèvres.
Ouais, la vengeance se graille froide.
Luz étouffa une profonde envie de bailler derrière le dos de sa main, une semi-grimace sur les lèvres. Miguel, qui s’était faufilé derrière eux, haussa subitement la voix pour ramener leur attention sur son propos :
Il s’esclaffa et s’éloigna de quelques pas. Luz qui avait sursauté lissa ses vêtements en grommelant. Oh, elle avait certes tenté de s’échapper et de se fondre dans la discrétion la plus totale loin du groupe, mais leurs guides semblaient disposer de compétences hors norme pour débusquer leurs proies. Et puisqu’il s’agissait déjà de la cinquième animation qu’elle parvenait à esquiver ni vue ni connue, elle n’eut guère le choix que de rendre les armes cette fois-ci… Tout en escomptant bien se servir de sa bonne volonté présente comme argument pour les dix prochaines activités communes.
Il leur tapota les omoplates d’une virile bourrade enthousiaste et passa au duo suivant.
Elle tendit à son partenaire de carriole la corde qu’ils devaient attacher à l’un et l’autre de leur pied, de sorte à créer une jambe commune. Peu contraignante, Luz passa un bras autour de son épaule et vint se coller contre lui dans une parodie d’étreinte – la corde devait remonter le long de leur jambe puis s’enrouler autour de leur torse pour les contraindre à rester quasiment entièrement soudés jusqu’aux épaules durant toute la course. A leur droite, sur la ligne du départ, l’un des pères de famille fit une blague douteuse à propos du fait de courir sur trois jambes. A leur gauche, une mère lui intima immédiatement le silence, désignant son fils mineur avec lequel elle courrait pour cette animation. Une Aventurière en passe de devenir Saphir, se rappela Luz en l’identifiant. Elle espérait que Vrenn ne misait pas tous ses espoirs sur une victoire…
Putain, les jeux débiles… Ca me rappelle quand j’ai dû monter un stand au dernier festival du solstice, histoire de faire plaisir aux chefs. C’était à l’époque où j’étais encore du bon… enfin, du côté de la loi que cette dernière réprouve, plutôt. Ç’avait été un festoche bizarre, d’ailleurs, à courir partout, puis littéralement à la fin, quand Zahria m’était tombé dessus. C’est fou, quand même, tout ce qui se passe…
Bref, on est attaché par la jambe et, pour aller au fond des choses, par le torse aussi, jusqu’à l’épaule. Sa poitrine se presse contre mon bras, et j’me demande si tout ça n’est pas un stratagème tout à fait mesquin élaboré par Miguel pour être certain de gagné, alors même que je serai déconcentré. Enfin, j’ai beaucoup aimé jouer pour gagner, je consens, magnanimement, à perdre dans ses conditions.
Alors qu’ils sont en train de finir de nous saucissonner ensembles, j’manque de trébucher, et j’enlace Luz, pour éviter de me viander. T’façon, vu comme on est collé, elle aurait tort de s’offusquer de ça, ce qui n’empêche pas les autres de se regarder d’un air méfiant, surtout les couples involontaires mixtes. Faudrait pas se faire mettre la pogne au balcon ou au panier, après tout, enfin, surtout si le physique de l’autre nous agrée pas.
« Ouais, j’sais faire des nœuds basiques, on va finir ça proprement. »
C’est chose faite, et on s’retrouve côte à côte sur la ligne de départ.
« T’as pas vraiment envie de le faire, pas vrai ? »
A voir sa tronche, clairement. Bon, j’brillerai pas aujourd’hui aux yeux de Miguel, alors. J’peux même pas la porter, attachés l’un à l’autre comme on est. Donc on part sur une marche tranquille. Ironiquement, du coup, on s’en sort même pas si mal : les groupes qui essaient d’aller trop vite, ils se cassent la gueule. On décroche un honorable milieu de paquet, et c’est Tabourette qui a gagné.
« Voilà, donc les courses à trois jambes, c’est comme un tabouret, vous suivez ? Donc, grâce à mon expérience dans le domaine, j’ai pu… »
Le cuisinier leva son verre à la foule, fortement éméché :
Ils avaient délaissé la Forteresse six jours auparavant et logeaient présentement dans un abri à proximité de l’Arbre sacré décoré pour l’occasion. Alors, un jour de plus ou une éternité, Luz se sentait étrangement tiédir à cette possibilité. Les litres d’alcool qu’elle avait ingurgités juste avant n’y changeaient malheureusement rien, puisqu’elle n’en pouvait plus des journées à rallonge et de ces nuitées sans le moindre sens. Elle leva une énième fois son verre de vin à sa bouche grâce à un automatisme du coude et ses prunelles embrumées se posèrent sur la première personne à proximité.
Elle était à peu près sûre qu’il passait un aussi mauvais moment qu’elle. Chancelante, elle s’apprêta à ajouter quelque chose, mais avisa plutôt le morceau de gui qui avait été installé sur la poutre apparente au-dessus d’eux.
Elle gloussa. Se reprit dans un léger sursaut :
Elle se pencha sur cette fantastique introduction et vint lui coller un baiser maladroit sur les lèvres, le gui au-dessus de leur tête pour seul témoin. Ce n’est qu’en reculant que ses neurones acceptèrent de lui transmettre une autre version de l’histoire. Elle fronça les sourcils.
Et c’est donc en tapotant deux doigts songeurs sur son menton qu’elle s’écarta sans plus de cérémonie et sortit dans la nuit pour rejoindre sa carriole. Pour une raison étrange, inconnue, elle se sentait brutalement exténuée. Trop d’aventures en vingt-quatre jours seulement… ?
Le gui, c’est obligatoirement sur les lèvres ? J’ai plus les détails de la tradition, rarement suivie d’ailleurs, en tête. Reste que j’vais pas me plaindre, ça fait toujours tout chaud partout quand quelqu’un d’aussi charmant et charmeur que Weiss vous fait un bisou sur les lèvres. Ç’aurait été un mensonge que de dire que j’en ai pas profité. J’me lèche les lèvres. Merci, p’tit bout d’gui.
Un peu plus loin, les autres ont vu ce qui s’est passé, et ça se balance des coups de coude dans les côtes. Et ouais, la bonnasse est partie, il reste plus que moi. Qui veut un bisou ? Uniquement sur la bouche, comme le veut la tradition du gui, évidemment.
Le cuisinier chuchote furieusement avec son voisin, puis un autre. Le groupe est hétéroclite, y’a même des nanas dedans. Puis y’en a un qui se lève, et qui s’pointe sous mon morceau de gui.
« Je suppose qu’on doit s’embrasser, maintenant.
- Euh… Ouais ? »
Nos lèvres s’effleurent, et il est rapidement suivi par un autre. J’fronce les sourcils. C’est super bizarre, ce qu’est en train de se passer, nan ? Mais ils font la queue, presque sans se bousculer, et dégotent d’autres morceaux de gui que le mien pour se faire des bisous. Finalement, il reste plus qu’une fille un peu timide qui attend sans oser me regarder droit dans les yeux. Faut dire, elle doit avoir à peine plus de la moitié de mon âge, alors…
Enfin, moi, ça m’dérange pas, on va pas se mentir. Je l’embrasse sous le gui, avec un peu plus d’application que les autres, puis on se sépare. J’profite qu’elle reprenne son souffle pour lui poser la question qui m’trotte dans la tête depuis tout à l’heure.
« C’était quoi, le truc ?
- Oh. Quand Guy a vu Luz t’embrasser sous le gui… Je sais, ça ne s’invente pas, il a commencé à parler de débuter une collection, et qu’il fallait tous les capturer. Un genre d’album euh… Comment a-t-il appelé ça…
- Un album panini ?
- Voilà ! Un album panini des lèvres des gens ! »
Et v’là Guy qui débarque.
« Et j’ai gagné, j’ai été le premier à embrasser tout le monde ! »
C’est là qu’on voit qu’on est salement désoeuvré. On s’met à picoler de plus en plus tôt, puis on fait n’importe quoi. Enfin, c’est aussi ça l’esprit des vacances. J’le regarde.
« Ben nan. Il te manque Luz. T’sais, y’a que moi qui l’ait embrassée sous le gui, du coup, aujourd’hui. »
Il me regarde avec les yeux ronds, alors qu’il percute petit à petit.
« Suffit d’aller l’embrasser dans la cariole !
- T’es sûr que c’est une bonne idée de débarquer à dix dans sa cariole pour l’embrasser ?
- Ouais, nan, t’as raison, ça se fait pas.
- En plus, ça se trouve, elle dort déjà, faudrait pas lui faire pendant son sommeil…
- Ouais… »
Vraiment trop d’alcool.
Bon nombre de fervents croyants de Lucy s’étaient accaparé les environs de l’Arbre sacré pour méditer. Certains déposaient régulièrement des offrandes auprès de l’arbre gigantesque, espérant peut-être s’attirer les faveurs de la légende par ce geste simple… Un commerce était néanmoins né de cette animation récurrente et une kyrielle de marchands vivotaient des touristes et des religieux qui passaient dans la forêt. Envahie par la nostalgie, Luz se dirigea vers une petite échoppe qu’elle connaissait pour y être déjà venue presque dix-sept ans auparavant… Elle n’était alors pas plus haute que cinq pommes et déversait incessamment des questions sur les épaules de son grand-père, à bout de souffle, comme si l’urgence de savoir ne souffrait pas d’attendre une banale respiration.
Elle se rappelait comme si la scène s’était déroulée la veille avoir tiré le bas de la veste de Jeschen, une moue enthousiasme sur le visage. Son grand-père avait progressivement tourné son grand visage d’homme vers elle, une main tendrement posée sur le haut de son crâne – davantage pour ne pas la perdre entre les arbres et la foule que par réelle marque d’affection en cet instant. Elle ne tenait plus en place et sautillait sur ses frêles jambes, ayant perçu bien avant lui l’odeur du pain chaud que diffusait l’échoppe un peu plus loin. Elle se souvenait des traits bariolés qui représentaient un arbre coloré sur la devanture, les joues rebondies du tenancier et la forte odeur de cannelle qui se dégageait de ses petits pains fourrés au chocolat. A force de persuasion, son grand-père avait finalement accepté de lui en acheter malgré la teneur extrêmement sérieuse de leur voyage : il tenait à lui faire visiter les lieux intéressants du monde afin d’ouvrir son esprit à la connaissance… Il ne s’était malheureusement pas loupé, et Luz pouvait dorénavant difficilement vivre sans s’interroger sur tout ce qu’elle voyait.
L’échoppe n’avait pas changé en tout ce temps. Peut-être une couche de peinture fraiche récemment posée et davantage de cheveux blancs dans la chevelure du propriétaire… Ah, comme elle aurait voulu que Jeschen soit présent, tout à coup, pour lui parler du bon vieux temps… !
Tout ça pour finir à côté d’un gros arbre. Weiss est partie hier soir, elle a eu une urgence, j’crois. Quelque chose avec son grand-père, j’ai entendu par accident le message de son cristal de communication. Enfin, par accident… J’ai les oreilles qui traînent, sans mentir, c’est mon métier. Et c’est important de bien faire son boulot. Le plus probable, c’est qu’Ombre est elle-même déjà au courant, mais si j’lui dis pas, elle risque de bouder salement.
Enfin, elle s’est barrée, donc j’ai toute la cariole pour moi tout seul, et ça en fait de la place. Ah ça, c’est totalement différent d’avant. Enfin, c’toujours plus petit que mon appartement, évidemment, mais plus grand que certains coins moisis dans lesquels j’ai eu l’occasion de dormir jusqu’à présent, dans mes trente-cinq berges de vie.
Tabourette s’est radinée, à un moment, et est restée quelques temps. Quand j’pense que y’a encore plusieurs semaines à se coltiner comme ça… C’est qu’on commence à se faire chier. En plus, j’ai même pas pris assez de bouquins, et ils vendent que des daubes, dans les librairies des relais de poste. C’est des espèces de nouvelles un peu molles, pas très bien écrites, avec généralement des histoires d’amour à la mords-moi-le-nœud, où tout est compliqué juste pasque les personnages sont pas foutus d’échanger trois mots.
C’est fou, que ça me rappelle des trucs qui me sont arrivés, à bien y réfléchir.
Depuis que Weiss est partie, c’est Miguel qui passe sa vie à côté de ma cariole. Ça m’rappelle les doutes que j’ai eu au début du voyage, quand j’pensais qu’il cherchait la rouquine, mais que c’était p’tet moi finalement. Faut dire, il s’est tenu à carreau tout le long, jusqu’à présent, ou alors il se cache drôlement bien. Probablement drôlement mieux que Tabourette et moi, en tout cas, j’pense qu’à peu près tout le monde est au courant à ce stade. Enfin, on va pas s’marrier, hein, elle va même m’oublier illico, j’en doute pas une seconde. Même si elle le sait pas encore, et, à la réflexion, le saura jamais.
Miguel dandine du cul sur son canasson à côté de ma cariole, et j’en suis à mon quatrième cocktail. On discute à bâtons rompus, et j’lui montre un bout du plateau qui s’est détaché, pour qu’on le répare.
« Tiens-le là, Vrenn, s’il te plaît. »
J’suis de dos, et il s’approche au point que j’sens la chaleur de sa peau.
« Attrape bien, hein, que j’rigole gentiment avec la voix un peu rauque. »
Il finit d’arrimer son truc et de le serrer bien fortement, et j’vois les muscles de son avant-bras qui courent sous la peau, puis il s’écarte.
« Alors par contre, je ne mange pas de ce pain-là. »
Ha, j’le savais.
Quelques heures plus tard, c’est mon cristal qui sonne, et le turbin qui reprend. Bon, c’pas plus mal, on s’emmerdait comme des rats crevés.
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