Luz étouffa un cri victorieux, abattant sa dernière carte attaque sur le sol avec un regard venimeux en direction de Vrenn :
Une victoire rondement menée pour son camp face à l’agresseur, songea-t-elle, en regardant les cartes Chasseurs de ses ennemis. Elle disposait elle-même d’une carte Ombre et devait convenir que les pouvoirs étaient fort mal équilibrés tant son camp était avantagé. Dans tous les cas, une victoire ne se refusait pas pour quelqu’un d’un tantinet mauvais joueur, et Luz n’était pas femme à rejeter ce qui avait été brillamment acquis. Cela lui épargnait une soirée entière d'irritation.
La praticienne ne se fit pas prier et entra bientôt en intense conversation avec un homme d’à peu près son âge qui se disait Garde et disposait d’une forte passion pour les armes violentes et mortelles. Il avait ma foi connaissance de nombreux sujets passionnants et son attrait pour le combat lui donnait un air plus jeune qui n’était pas pour lui porter préjudice. Ils convinrent ainsi de s’entraîner en retrait du groupe après manger, afin de tester chacun quelques techniques et passes d’armes qui leur permettraient de ne pas rouiller durant ces vacances improvisées. Luz passa donc son tour lorsqu’il fut proposé de raconter des histoires au coin du feu et rejoignit son nouveau comparse, prête à transpirer un peu pour soulager ses muscles des rigueurs du trajet.
Elle ne retourna à sa propre caravane que tardivement -23h d’après son Tempus- pour croiser un autre vacancier à quelques mètres à peine de celle-ci. Il tenait présentement un imposant cigare dans la main qui à en juger de l’odeur devait contenir autre chose que du tabac.
Elle esquissa une grimace et marmonna un « non merci » en grimpant à l’arrière de sa maison mobile. L’intérieur était déjà à demi empli de cette fumée nauséabonde… Ne pouvait-il guère aller fumer plus loin ?! Pourvu qu’elle ne fasse pas de rêves étranges et saugrenus cette nuit…
Parfois on gagne, et parfois on perd. C’est pas pasqu’en ce moment, c’est plutôt la première option qu’il faut que j’perde l’habitude de la défaite. Après, ça rend arrogant, prétentieux, et personne n’aime ces gens-là. Et, surtout, on risque de perdre cette méfiance soigneusement acquise à l’égard du monde. Comme disait un vieux collègue, la vie, c’est une tartine de merde, et si parfois, ça a goût de confiture, c’est juste que t’es tombé sur un morceau pas bien digéré. Un grand poète. D’ailleurs, il s’est buté quelques mois plus tard. Faut croire que la tartine était trop coriace pour lui.
Bref, j’ai perdu, et quasi-uniquement pasque mon personnage était pourri. C’est des choses qui arrivent, les dés ont été assez neutres, finalement, par rapport au reste. Si, mon coéquipier était pas foufou, mais j’ai l’habitude, on va pas se mentir.
Reste que ça en fait le moment parfait pour aller bouffer, et reprendre ma discussion passionnante avec Tabourette. Weiss va de son côté s’exercer aux activités physiques, et on ne présumera pas trop desquelles, n’est-ce pas, après toutes ces discussions sur des grosses épées, et des lances à emploigner fermement, ce qui m’laisse le champ libre. Bon, ça serait indélicat qu’elle squatte notre cariole, cela dit…
Heureusement, les bois sont touffus, et s’il fait froid, on trouve bien vite des moyens de se réchauffer, avant de se quitter pour la nuit.
Premier revenu à ma piaule de fortune, j’me couche. J’sais pas si c’est la bouffe ou l’exercice plus ou moins imprévu, mais j’fais des rêves sacrément bizarres : j’rêve d’un traineau tiré dans les airs par un groupe de rennes, et sur lequel y’a pleins de cadeaux. L’un d’eux s’ouvre, et une nana à poil en sort. Dans un autre, c’est Zah, puis une blondasse, puis Weiss, la première pute que j’me suis tapée, le bel inconnu de la salle de jeux de l’archipel… Y’a même Tabourette qu’a rejoint l’équipe.
Est-ce que mon subconscient se rappelle de tous mes coups passés pour me faire un cadeau et me remonter le moral ? Reste que des rêves comme ça, moi, j’veux bien en faire tous les jours…
J’retire ce que j’ai dit : j’viens de voir Ophelia, et, clairement, j’ai pas fait que des bons choix, dans ma vie.
Le réveil fut difficile. Une mince pellicule de givre avait recouvert le paysage, donnant un aspect scintillant à la clairière. Un froid glacé s’insinuait dans les carrioles et sous les couvertures, tirant Luz de son propre sommeil à une heure malheureusement indécente pour le commun des mortels. Vrenn à côté d’elle avait l’air de passer un sale quart d’heure vu la grimace imprimée sur son visage –un rêve ou la viande grillée d’hier qui passait mal. Elle se leva, persuadée qu’il était inutile d’insister pour retourner entre les bras de l’inconscience, et tâcha de s’habiller chaudement. Elle revêtit un imposant pull ainsi qu’un manteau agrémenté de fourrures et se faufila à l’extérieur avec la discrétion d’une chatte. Elle aimait ces heures matinales suspendues en dehors du temps, plongées dans un silence profond presque marqué dans la glace. Sous ses semelles l’herbe crissait à intervalles réguliers et il ne restait plus du feu que du charbon humide. Enfin, jusqu’à ce que l’autre guide, Raphael, ne descende de sa propre roulote et ne la salue avec un engouement non feint :
Hésitant à lui demander s’ils les recrutaient en fonction de leur prénom à Club Tropicana, Luz acquiesça et s’approcha d’une grande enjambée :
Il farfouilla dans la commode à l’arrière de sa caravane et revint victorieux avec une paire de moufles qu’il lui confia :
« Le solstice de la saison froide se rapproche, convint-elle pour entretenir la conversation. »
Le cuisinier eut tôt fait de les rejoindre tandis qu’ils préparaient du thé et du café et leur nombre ne cessa d’augmenter au fur et à mesure que les voyages s’éveillaient dans le petit matin.
Formidable, une autre journée de caravane en perspective…
La nuit a été bizarrement rude. J’ai pas arrêté de me réveiller, j’ai fait des rêves qui oscillaient entre l’horrible et l’atroce, et, j’ai revécu un paquet de souvenirs dont je me serais bien passé. Autant dire que j’m’attendais pas à ça : d’habitude, après avoir tiré mon coup, c’est plutôt que j’rejoue la belle au bois dormant, pas la chronique des insomniaques. Heureusement, à mesure que j’émerge, rapidement au début le temps de m’assurer que y’a pas de danger autour, puis plus lentement tandis que j’savoure la chaleur de l’édredon, j’me rends compte qu’il fait froid sa mère.
C’est p’tet pour ça que j’ai mal dormi, finalement : l’écart de température entre les deux jours m’aurait destabilisé suffisamment pour que j’ressente un malaise. Pourtant, là, j’suis bien : il fait chaud sous la couette, j’suis tout seul visiblement vu que Weiss a l’air déjà partie, et l’air froid sur mon front et le haut de mes joues constituent un contraste agréable.
Mais j’me décide à me lever. C’est que ça sent le café et les tartines, puis va pas falloir tarder à repartir, j’suppose. J’me débarbouille rapidement avec notre équivalent de salle d’eau, et j’me lève. Effectivement, ça pince salement. A partir de là, j’sors mon matos spécial, que j’ai acheté l’année dernière justement pour m’démerder quand il caille. Bon, il fait pas encore si froid que ça, sachant que j’suis équipé pour aller de l’autre côté de la Frontière, à peu près, mais ça fait pas de mal de profiter un peu de la chaleur de vêtements de qualité.
Ma tenue intégrale en fourrure de solstice, avec mouffles comprises mais que j’ai pas mises, est à la fois seyante et agréable, on va pas se mentir. J’ai pas sorti le cache-nez, cela dit, faut quand même pas déconner. Et mon haut légèrement ouvert, histoire de savourer l’air froid et la neige qui craque sous mes pieds.
J’avale rapidement le p’tit déj’, en saluant ceux que j’connais, Tabourette en tête, mais j’suis même pas sûr qu’elle se rappelle de moi depuis hier. En tout cas, ils ont pas l’air surpris de me voir là, c’est déjà une bonne nouvelle : ça serait gênant de devoir montrer à nouveau mon invitation pour justifier que j’suis là, et toutes ces conneries.
On finit de manger, et, ce coup-ci, on n’aide même pas à débarrasser : on file direct à nos carioles pour se préparer à partir, et les bêtes de somme se remettent en marche les unes après les autres, en route vers notre prochaine destination qui devrait être… Sur le chemin, j’suppose, à nouveau, à moins qu’ils aient prévu un genre de gîte dans une cabane en bois.
Il bruina, finalement. Une pluie comme un crachin effarouché qui ne les quitta guère durant les trois autres jours que durèrent la première partie du voyage. Ce ne fut que lorsqu’ils parvinrent en périphérie des immenses arbres qui bordaient la forêt, délaissant les mornes plaines derrière eux, que cette étrange pluie prit fin. Un splendide soleil la remplaça, malheureusement atténuée et étouffée par la ramure des végétaux environnant. Cela dessinait toutefois ici et là des flaques de lumière colorées parmi les feuilles rousses et la mousse teintée de vert, déclenchant parfois quelques ronds de vapeur d’humidité. Bien entendu, leurs guides se lancèrent dans un grand laïus sur l’histoire ancestrale de la forêt et par extension celle du Village Perché.
Férocement défendu par le bataillon de la Garde qui y était affecté, cette cité demeurait pour autant l’une des plus paisibles du continent et le peuple qu’elle abritait était réputé pour son amour de la nature. Luz n’écoutait à vrai dire que d’une oreille distraite, s’étant déjà rendu à maintes reprises au Village Perché pour affaire. Y songer fit d’ailleurs naître une petite pensée pour Rebecca avec qui elle s’était vraiment liée à l’occasion de l’une de ces visites. Etait-elle aujourd’hui enceinte jusqu’aux yeux ? Avait-elle trouvé le véritable père de son enfance ? Prête à accoucher, à devenir une digne mère enamourée ? Luz ne put s’empêcher de s’esclaffer à cette vision qui ne collait aucunement à son amie…
Ils arrivèrent à la faveur de la nuit –encore- et tout ce beau monde fut déposé auprès d’une auberge de renom, dont les mérites étaient de toute évidence vantés dans le célèbre Guide du grand sédentaire. Avant que ses ouailles ne s’éparpillent en tous sens dans les chambres de luxe affrétées pour eux, Miguel leur expliqua avec une œillade que le lendemain risquait d’être fort animé… A priori, un jeu un brin sportif qu’ils avaient inventé. Cela renforçait les liens entre touristes, d’après lui. Quelque chose comme le jeu de la Balle à l’Exilé. Les trois gagnants auraient l’immense chance de recevoir un prix exceptionnel dont il garderait le secret jusque-là. Fatiguée avant même que cela ne commence, Luz s’éclipsa et partit profiter d’un verre d’alcool sur la terrasse de sa chambre – malheureusement toujours partagée avec le dénommé Vrenn. Enfin, malheureusement. La praticienne était surprise de découvrir qu’ils ne se dérangeaient nullement et que le garçon était plutôt de bonne compagnie lorsqu’il s’y mettait !
Les vacances suivent leur cours de façon un peu morne et ennuyeuse, malgré tous les efforts de Miguel et ses co-animateurs, qui valsent avec chansons, histoires, blagues et animations surprises dans tous les sens. Si les gamins sont ravis, toujours à la recherche d’une surprise à exhumer ou à l’affût du prochain jeu improvisé ou calculé de Sancho, pour les adultes, y’a un plaisir simple à n’avoir rien à faire, mais alors strictement rien. Ça change de la course permanente qu’est la vie à la Capitale, surtout pour ceux qui ont les bonnes grâces de la compagnie des citadins libres, ou peu importe le nom de cette organisation.
Enfin, rien… à part bouffer et picoler, quoi. Les chiards sont toujours couchés à des heures plus ou moins raisonnables, donc les soirées appartiennent aux grands, et même les adolescents ont rapidement compris qu’ils n’étaient pas à leur place, s’ils avaient pour objectif d’ouvrir un peu trop leurs gueules.
Evidemment, c’pas pasque c’est des adultes que c’est pas animé, que ça s’embrouille pas doucement, et que ça débat pas jusqu’aux p’tites heures du matin. Faut dire que la majorité des gens, à force, ont acquis l’incroyable talent de dormir sur la cariole. Y’a même pas besoin de diriger les canassons, qui s’suivent gentiment à la queue-leu-leu, on peut s’contenter de tenir mollement les rênes avec les yeux fermés, en faisant juste gaffe à pas tomber par terre, comme c’est arrivé à ce bon vieux Nico.
Il s’est juste retourné dans la terre du bas-côté, et était parti pour taper sa meilleure nuit de dix heures de sommeil. On l’a réveillé après avoir pris des images avec nos cadres magiques, juste pour avoir l’occasion de le chambrer un peu, la prochaine fois qu’il la ramènerait. Soi-disant qu’il avait bu seize bières le soir d’avant, d’où sa fatigue extrême. Ça paraît crédible à personne, des binouzes, y’en avait vingt-quatre, et on était une grosse dizaine à taper dedans, après tout.
Au bout de quelques jours à ce rythme, on commence à être complètement décalé, ou en tout cas sans le moindre rythme. C’est aussi ça, les vacances. Et on arrive au Village Perché, avec sa garnison, son capitaine qui illustre parfaitement le dicton qui dit que y’a pas plus con qu’un vieux con, et ses arbres géants à perte de vue. J’me demande si Brumerive est toujours dans le coin, tiens, ou s’il a été muté. J’ai eu aucune nouvelle, aucune rumeur sur lui, tout ce temps.
On fait l’apéro avec Weiss à l’arrière de notre maison, en savourant le temps qui passe. Ça fait un peu trop domestique à mon goût, mais y’a pas grand-chose d’autre à foutre en attendant le lendemain et la surprise de Miguel, alors…
Luz haussa un sourcil dubitatif, adossée au comptoir du bar dans l’espoir de récupérer une nouvelle boisson, lorsqu’un homme dans la quarantaine l’avait abordée avec l’air sérieux de vouloir discuter.
« Vous ne croyez pas si bien dire, surenchérit l’âme artificielle de la poignée, mais ma foi, mon bon Monsieur, je m’estime plus satisfaite de mon sort que mon cousin germain au sixième degré. Une trousse, vous comprenez. Oh, certes, la famille ne parle que de ça, soit disant parce qu’il est devenu un romancier à succès et qu’une personne haut placée dans le gouvernement lui mange dans la main, totalement à ses ordres –un humain, aux ordres d’une âme artificielle ! Personnellement je sais que son sort n’est pas enviable. Quand vous êtes une trousse, on vous touche tout le temps la braguette et on vous trifouille les entrailles pour vous dérober le fruit de votre labeur. Terrifiant ! Et ce ne sont pas toujours des doigts propres, mes amis, mais de gros pouces, bien huileux parfois, ou même… Ou même qui ont touché de la nourriture. Moi, au moins, je suis une poignée de porte privée – lisez sur le dessus, il y a bien écrit « entrée réservée au personnel » et celle qui me prend souvent c’est Martha avec ses doigts de fée gracieuse. Que demander de plus, je vous le dis mes amis ? Le monde est parfait en l’état, même sans romance +18. »
« Vous savez, y’a pas de bonne ou de mauvaise situation. Y’a juste des gens qui te font grandir en tant que personne. »
Mes couilles. J’suis adossé au zinc dans un bar, et une nana aux yeux beaucoup trop écartés me tient la jambe alors que j’zyeute sa pote.
« Y’a pas longtemps, j’ai commencé un nouveau boulot. Avant, j’étais dans les tabourets, mais mon chef était quelqu’un d’odieux. Toujours sur mon dos, à me parler de quota, à me donner des tâches quasiment impossibles à accomplir, pour ensuite me reprocher d’être inefficace et de provoquer la faillite de l’entreprise. Qu’à cause de moi, ses enfants allaient mourir de faim, ferait un mètre soixante après la puberté au lieu du mètre quatre-vingt-dix qui leur était promis, attraper la crève en hiver avec des vêtements troués ou trop petits… C’était un véritable enfer.
Mais depuis que j’ai rejoint ma boîte actuelle, tout va mieux. On écoute mon avis, on incorpore même certaines de mes idées ! C’est une entreprise de chaises, totalement différent des tabourets. C’est… plus stable, si je suis me permettre. Et pas que parce qu’il y a quatre pieds au lieu de trois, hein, attention !
- Mh. »
M’en branle. Pourquoi je tombe que sur des histoires de chaises et de tabourets, d’ailleurs, en ce moment ?
« Il y en a de toutes les formes, de toutes les tailles, certaines en velours, d’autres en paille, ou en rottin. Bref, c’est fascinant, tout ce qu’on peut faire, n’est-ce pas ? Il y a même une gamme post-indu, comme on l’appelle, à base de chutes de métal des forgerons. C’est un design révolutionnaire.
- Hm.
- Ca vous intéresserait de venir découvrir ça ?
- Désolé, j’suis que de passage.
- Dommage, avec mon amie, on voudrait vous montrer, on a aussi des modèles matelassés inclinables. C’est un peu notre attaque sur le milieu du canapé et du lit, vous voyez ?
- Après, ça dépend quand, hein, évidemment.
- Alors c’est très simple… »
Ça puait l’arnaque. Ça n’a pas loupé. C’était pas elle l’amie, juste une autre moche.
Il y eut un lendemain. Enfin, songea Luz, une main épuisée passant sur son visage aux traits tirés. Avait-elle un peu trop abusé sur l’alcool la veille ? Non, elle s’était simplement déshabituée à boire plus que de raison… Elle n’avait guère eu le temps ces dernières semaines de profiter de davantage qu’un seul verre de vin anecdotique, et voilà que son précieux entrainement se retrouvait jeté aux orties ! Heureusement qu’elle n’avait pas de beaux-parents, quelle horrible belle-fille aurait-elle fait, abattue après un seul verre de cognac, peut-être à vomir dans leur salle d’eau richement décorée… Oui, heureusement que Naëry s’était fait passer pour mort finalement. Cela lui épargnait bien des soirées de jeux politiques avec un vieil homme noble et acariâtre. Elle se leva donc en grommelant, aussi fraiche qu’une goule un lendemain de fête, s’habilla rapidement et rejoignit le reste du groupe dans la cour de l’auberge.
Enfin, une cour. Elle était contrainte de se raviser à présent qu’elle pouvait détailler en plein jour l’immense parc qui s’étendait devant elle. Un parc recouvert d’arbres, déjà, et d’objets plus incongrus les uns que les autres. Certains dont elle ignorait totalement l’utilité, d’ailleurs. N’était-ce pas là dans le coin un énorme pén…
Comme appelé par magie du fin fond des ombres, Raphael apparut à côté de lui et désigna un imposant sapin qui trônait contre la façade de l’auberge, plusieurs cadeaux opaques à ses pieds.
A un moment, Luz dut l’avouer, elle décrocha totalement de la conversation. Elle sursauta par conséquent lorsque leurs guides les encouragèrent à avancer sur le terrain.
Formidable. Où était son verre de vin du matin, pour lui donner courage… ? Ces types ne parlaient qu'en points d'exclamation ou quoi ?! A croire qu'ils étaient lieutenant des Valkyries !
Le lendemain, j’suis fatigué de la veille. A croire que c’est plus de mon âge, ces conneries. Pourtant, j’suis encore tout jeune, p’tet qu’un tiers de ma vie si j’arrive centenaire. Ça fait pas rêver pour l’avenir. J’ai compensé la mauvaise compagnie par l’alcool, plus que de raison, pasqu’elles avaient beau faire preuve de gentillesse, ça suffit pas, et maintenant, la lumière pique un peu alors même que Miguel nous hurle dans les oreilles. Y’a une histoire de cadeaux à gagner, qu’on est les heureux élus. On dirait les gars qui passent sonner à la porte pour te faire croire que t’as gagné des loteries pour partir avec la compagnie des citadins chaleureux.
Euh…
C’est pas ce qu’on a fait, d’ailleurs ?
Putain.
Sous le sapin, y’a pleins de présents soigneusement emballés qui attendent qu’une chose, c’est qu’un mouflet turbulent vienne tout déchirer en partant à la recherche de l’objet de ses rêves, probablement une maîtresse-espionne trois mille édition limitée. Pas celle avec du latex et un fouet, ça, c’est pour papa. Juste la nana mystérieuse avec une cape, qu’est invisible dans le noir, sauf quand elle sourit, pasque… Passons.
Balle à l’Exilé, du coup. Un jeu tiré de notre prime jeunesse, ça. J’me souviens de parties endiablées dans des terrains vagues, genre celle où mon quartier, celui de la Rue Zora, a perdu contre les gamins de la place Althea, et ça a dégénéré en échaffourée, puis en guerre ouverte entre les deux bandes. Ouais, ben on avait ptet perdu au premier jeu, mais pas au second, en tout cas, même si ça a mal fini pour certains.
« Luz, Traîne et Tambourine, vous êtes avec Josias et moi. En face, ce sera… »
Attends, le prénom de Tabourette, en vrai, c’est Tambourine ? C’te blague, on croirait que c’est fait exprès. Ça s’trouve, ses parents se sont dits qu’un prénom pareil la prédestinerait à reprendre l’entreprise familiale. Ils auront pas eu tort, du coup. Reste qu’il est temps de jouer.
Josias lance la première balle, qui tombe mollement par terre après un simple pas de côté de la cible.
On n’est pas arrivé, hein.
La vie parfois, ce n’était rien d’autre qu’une immense ellipse. Cela se produisait souvent, lorsque vous étiez le personnage principal de votre histoire – et puisque tout le monde est le personnage principal de sa propre histoire… Luz songeait à cela, tandis qu’elle dégustait des carreaux de chocolat noir à l’agrume d’orange, son fessier bien emboité dans la chaise confortable qui avait été mise à sa disposition. Heureusement qu’elle n’avait pas eu à vivre à plein temps cet embarrassant jeu de la balle à l’exilé. Tambourine/Tabourette s’était empressée de leur faire perdre quatre points dans la foulée, du fait d’un formidable manque d’équilibre. A croire qu’elle n’utilisait que ses deux jambes et un seul de ses bras pour se placer dans l’espace, son bras restant aussi inutile et handicapant que le quatrième pied invisible d’un tabouret. Luz n’allait toutefois pas se plaindre, car elle détestait ce type de jeu. Même si pour une fois, les organisateurs l’avaient contrainte à se battre contre des adultes, elle préférait le thé et les sucreries à la boue manifeste de ce foutu terrain.
Elle découpa un nouveau carreau de ses dents ciselées et jeta un rapide coup d’œil aux gamins trop jeunes pour jouer qu’on avait fait patienter sur le côté de l’auberge avec des coloriages et des chamallow. Une dame joufflue s’occupait d’eux, probablement dépêchée auprès de l’auberge elle-même. Parfait, tant que ces trucs ne s’approchaient pas trop d’elle ! Elle fut néanmoins sortie de son confort relatif par une touche froide et mouillée sur son front. Les sourcils froncés, elle leva immédiatement les yeux vers le ciel qui s’était teinté dans la matinée d’un beau gris argenté. A présent, de légers flocons en tombaient par intermittence, aussi silencieusement qu’une valse muette.
Un homme à sa droite soupira.
Elle tourna tout à fait la tête vers lui, un air interrogateur sur le visage. Pressé tout comme elle de ne pas jouer, il avait tôt fait de s’éclipser sur le côté du terrain pour reprendre quelques projets personnels ou professionnels sur une grande table d’appoint. De grands papiers griffonnés de schémas et de runes s’y entassaient.
« C’est une bague pour… réalisa soudainement Luz. »
« Oui. »
La partie s’avère rapidement fastidieuse. Tabourette, en plus d’être conne comme une chaise, est à peu près aussi utile que cet objet dès lors qu’il s’agit d’échapper à un béhémoth. Donc on a beau réunir des qualités athlétiques hors du commun, Weiss et moi, que ça suffit pas. Faut dire, on s’en serait mieux sorti si elle s’était sentie concernée. Alors que, quand même, c’est important de garder son âme d’enfant et savoir s’amuser.
M’enfin, vu comme elle bâffre le chocolat dans un coin maintenant, elle l’a p’tet gardée, son côté gamine, finalement.
Notre dernier coéquipier nous a proposé des chamallows mais j’ai refusé, j’déteste ça. La texture est bizarre, et le goût n’a pas le moindre intérêt. Nan, j’me ferais bien un truc salé, genre de la barbaque ou des patates. En plus, y’a de la neige qui tombe, donc on n’a pas besoin de jouer le round des perdants. A la place, on nous propose d’aller nous débarbouiller vite fait dans nos carioles avant de se rassembler pour la suite des animations.
« … Parce que ne vous inquiétez pas ! Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, le Club Tropicana a tout prévu ! S’il fait soleil aussi, évidemment. »
Mais c’est rudement moins probable, à cette saison, pas vrai ?
En tout cas, le Village Perché est pas très charmant en hiver. Les arbres ont l’air carrément triste, sauf les conifères qu’ont l’air égaux à eux-mêmes, sans le moindre changement. La forêt en fin d’année, franchement, y’a des destinations plus sympas, genre la montagne ou même les plaines. J’crois que y’a que la plage qui fait autant de la peine.
« Y’a plus de saison, quand même, fait la bonne femme à côté de moi.
- Vous m’ôtez les mots de la bouche ! Nous sommes en fin d’année, et regardez ? Il neige déjà. De mon temps… rebondit une autre. »
Woah, c’est la réunion des vieux cons ou quoi ?
Si c’est ça, j’vais pioncer dans ma charrette, hein.
« Quoi ? croassa une voix à l’autre bout du fil. »
S’ensuivirent plusieurs bruits assourdissants.
« Oui, je t’entends Ovöoni, ne bouge plus c’est parfait. »
« Quoi ? Et là, tu m’ent… »
« Non Ovöoni, parle contre le cristal, contre le cristal ! »
« C’est la ligne, qui est mauvaise, tu sais, avec les derniers orages… »
« Mais non, la ligne d’un cristal de communication ne peut pas être altérée Ovöoni, le lien est mental. »
« Le lien est quoi ? »
« Mental ! »
Elle se pinça l’arête du nez et choisit de changer de tactique :
« Non ma loupiote. Il doit être quelque part dans la bibliothèque je crois. C’est poussiéreux là-bas et depuis que la bonne travaille moins –rappelle-toi, elle est enceinte-, je ne retrouve pas certains livres. Quand est-ce que tu me ramènes à nouveau la jolie jeune femme de la dernière fois ? »
« Elle s’appelle Far… Carciphona, Ovöoni, elle est très occupée tu sais. »
« Ah ? Et c’est plus important que de venir me voir ? »
« Elle est passée Saphir, et elle doit s’occuper de sa loutre géante. »
Luz s’accorda un soupir fatigué en aparté. Discuter avec son grand-père devenait de plus en plus ardu au fil du temps. Mais dans la quiétude de l’après-repas, il lui avait paru judicieux de contacter les personnes âgées isolées pour leur témoigner un peu d’amour. Lorsqu’elle raccrocha, une heure vingt plus tard, ses doigts étaient carrément engourdis par le froid et elle dut replier son grand manteau rouge sur son haut vert pour se réchauffer. Elle se mit spontanément en quête de Vrenn, qu’elle trouva à peine réveillé après sa sieste à l’arrière de la carriole.
J’émerge doucement de ma sieste, et j’constate que Weiss est là. Vrai que sa vie est un paysage de montagne, actuellement, à ce bon vieux Jack. Il a pas l’air de se réfugier dans les paradis artificiels ou dans le travail, c’est déjà ça. Ni dans un autre vice, au demeurant. Il est resté drôlement équilibré. J’ai toujours su que cette histoire, c’était beaucoup de foin pour pas grand-chose : y’a jamais rien eu avec le glaçon du nord. Et le bon côté de sa mort vaguement prématurée, c’est qu’il a pas eu à la voir dans son pyjama dégueulasse. Et il a bien de la chance.
J’écarte la couette épaisse, et j’ai instantanément la chair de poule à cause de l’air froid. J’enfile rapidement des fringues rouge et vert, pasqu’il faut quand même exagérer sur l’exhibitionnisme non plus.
« Il va plutôt bien, j’crois. En tout cas, il s’est lancé en campagne pour devenir conseiller de la Guilde, plutôt que simple Examinateur. La concurrence était rude, mais on l’a aidé, avec Carci, et d’autres, et il a remporté l’adhésion populaire. De ce qu’il m’a raconté, son audition s’est super bien passée, avec les anciens conseillers, aussi. »
Si on peut appeler comme ça le fait que Trovnik ait voulu appliquer une clause vieille de trois cent berges ou quoi, pour prendre le pouvoir et faire de la Guilde une dictature qu’il dirigerait d’une main de fer. Bizarrement, les autres conseillers, dans leurs fauteuils rembourrés, avec les p’tits fours et le champgne, ils étaient pas hyper chauds. Va savoir.
« Côté cœur, dur à dire. Il a toujours été très secret. Extérieurement, il a l’air de bien se porter, pour ce que ça veut dire. Il sort pas mal, mais il dit que c’est pour le boulot. J’espère qu’il se ment pas pour son alcoolisme, ça serait moche. Mais bon, on dirait bien que ça commence à se tasser. »
On est interrompu par une voix soutenue par un haut-parleur magique.
« Ca va bientôt être l’heure de manger et d’ouvrir les cadeaux ! Attendez-vous à des surprises ! »
Trop bien.
Enfin, c’est ce que se disent les gamins qui hurlent, j’suppose.
Ah oui, Vrenn était un ancien examinateur de la guilde. Elle eut un claquement de langue agacé tandis que l’information lui revenait. Avec lui, elle ne cessait d’oublier kyrielle de détails, certes sans importance, mais qui l’étonnait grandement. Elle n’avait jamais été aussi distraite auprès d’un homme auparavant ! Lui faisait-il autant d’effet… ? Les sourcils froncés tandis qu’il parlait, elle se mit à scruter son visage fort impoliment. C’est alors que l’élection de ce bon vieux Jack lui monta au cerveau.
Là, comme ça, tout de suite, impossible de remettre la main dessus. Elle espérait toutefois que Vrenn saurait mieux, lui qui connaissait bien ce bon vieux Jack. Quant à elle, elle sentit naître l’aune d’une nouvelle détermination dans sa poitrine. Elle devait trouver le moyen de lui parler seul à seul un de ces jours. S’il était devenu conseiller de la guilde, ses décision valaient désormais leur pesant d’or… Peut-être de quoi négocier un accord supplémentaire pour assoir davantage la position de l’Astre auprès de la Guilde des Aventuriers ? Pensive et électrisée de cette impatience qu’elle ressentait chaque fois qu’il s’agissait de son projet, elle suivit la foule qui s’amassa à proximité du sapin.
Une étoile jaune le surplombait brillamment, de même qu’une nuée de décorations abracadabrantes. En dessous, les enfants qu’on avait fait passé en premier s’évertuaient déjà à transformer la zone en champ de guerre, des restes de cadeaux agonisants s’étalant en tous sens dans l’herbe. Certains serraient leur jouet avec la cupidité et l’avarice d’un rapace ayant mis la griffe sur le meilleur mulot du coin, lorsque d’autres avaient entrepris de troquer leur poupée contre une plus belle sans doute auprès des copains. Luz reçut pour sa part un trophée de chasse. Une énorme, rutilante, tête de cerf empaillée. Un truc vieux comme le monde qu’il fallait accrocher à un mur aidé par quatre personnes.
Puis il s’aperçut que son interlocuteur était une femme.
Un couple d’amis dont il est proche et qui est très amoureux, avec une belle romance ? J’cherche dans ma mémoire. Naëry est avec Luz, mais c’est pas d’eux qu’il parle, j’pense. Carci est… secrète ? J’me souviens pas si elle m’a raconté des trucs. Gégé est divorcé, ou veuf, enfin un truc du genre. Nico, le gars qui faisait le service à la buvette de la Guilde lors du festival du Solstice de l’année dernière, peut-être ? Enfin, je crois pas que c’était un ami proche de Jack…
« Ouais, nan, franchement, aucune idée de quel couple. J’les ai p’tet jamais rencontrés, et j’ai pas souvenir qu’il m’ait parlé d’eux… J’lui poserai la question, à l’occaz, tiens. J’espère que ça lui remonte le moral, de voir que tout va bien, et qu’il garde espoir. Après tout, c’est que s’il abandonne que ce sera vraiment perdu. »
Ouaip, puis bon, une de perdue, dix de retrouvées, hein ? Enfin, ça serait bien qu’il s’y mette.
On s’retrouve à sortir quand les gentils organisateurs nous appellent, et on peut se rendre compte qu’ils ont à nouveau pas chômé. Y’a des étoiles tendues un peu partout, pour rappeler une froide nuit d’hiver. Les chiards courent partout avec leurs nouveaux jouets pour les garçons, poupées pour les filles, histoire de garder les bons vieux principes. Certains commencent déjà à faire les échanges, pasque les cadeaux, ça a ça d’aléatoire qu’on peut tomber sur un truc qui nous intéresse pas du tout.
D’ailleurs, c’est exactement ce que j’me dis en regardant mon harmonica. C’est que moi, la musique, ça m’semble un peu lointain et sacrément compliqué. J’souffle poliment dedans, pour faire mine que j’suis passionné. En vrai, le son est plutôt cool, mais le problème est clairement ailleurs : j’ai déjà bien trop de trucs à faire, et j’suis assez fatigué en rentrant le soir pour pas m’lancer dans l’apprentissage d’un instrument, même si ça me distrairait du tabac.
« Nan bah moi, j’vais pas échanger. »
J’crois que Weiss attend que ça, de refiler sa tronche de cerf à quelqu’un. Faut dire, elle en a sûrement déjà une ou deux chez elle, en tant que vieille famille noble.
Elle n’avait pas échangé. C’était important, de conserver les cadeaux qu’on vous offrait, même lorsqu’il s’agissait d’un présent par défaut. N’était-ce pas l’intention qui comptait ? Et puis, aussi un peu parce qu’elle avait repéré la signature de l’artiste dans le dos du trophée, cette griffe particulière que son éducation noble l’avait entrainée à identifier. Ce truc valait des millions. Alors, en bonne femme d’affaires, Luz ne tergiversa pas longtemps et fit mine d’accepter bon gré mal gré ce cadeau qui s’était de toute évidence perdu. Elle ne fit pas dans la dentelle et le revendit dès le lendemain à un commissaire priseur du Village Perché, négociant âprement chaque foutu cristal avec lui durant toute la matinée. Si elle avait en effet convenu de le garder, il était hors de question de le trimballer dans ses affaires.
Elle rejoignit donc le groupe le lendemain, chacun revenant de son propre quartier libre. Le programme était limpide, ils repartaient tous à treize heures, après mangé, pour reprendre la route et avancer dignement jusqu’à la Forteresse. Luz était impatiente de savourer une nouvelle fois la chaleur des thermes, la fois précédente s’étant révélée… Particulièrement trépidante. Décidément, cela n’avait que des bienfaits de parler politique dans des endroits confinés et plein de vapeur ! N’était-ce pas ce qu’avait fait Tabourette et Vrenn, après tout… ?
Bien saucissonnée dans son plaid de sorte à ne plus laisser dépasser que le sommet de son crâne et une maigre partie de son visage, Luz lutta contre le froid pour extraire ses doigts de sa protection et manipuler une grande carte d’Aryon. La lecture de celle-ci ne recelait plus aucun mystère pour elle qui n’eut qu’à jeter un œil pointilleux sur leur trajet pour estimer à haute voix :
Elle adressa un regard encourageant à Lepain et Mégenchon qui avaient entrepris pour la énième fois du voyage de se mordre l’encolure à petits coups retors dès que personne ne regardait.
L’harmonica doit faire un bruit absolument énervant pour mes petits camarades. Mais comme j’suis un adulte, y’en a pas un qui ose me le dire. Alors que le trio de gamins débiles, avec leurs kazoos, là, au bout de vingt minutes, y’a eu une coalition d’adultes excédés qui se sont tournés vers les parents pour dire à leurs gamins de rentrer dans le rang et de jouer calmement. Ou, en tout cas, aussi calmement que les autres enfants, c’est-à-dire à grand renfort de cris, de bousculades, et de son suraigus qui ne sont pas sans rappeler un animal en train d’agoniser.
J’sais pas comment j’me suis retrouvé à parler couture avec Tabourette, mais putain, on s’emmerde. Cela dit, c’est toujours mieux que ses théories complotistes. La couture, ça m’a intéressé davantage, étrangement, quand elle m’a montré sa dentelle. Allez savoir. J’suis quelqu’un de simple, après tout.
J’l’ai laissée blottie sous son plaid. J’crois que ça l’amuse, le côté secret. Moi, c’est ma vie, de garder le mystère, puis c’est pas comme si les autres allaient se rappeler de me voir sortir de sa cariole, alors bon… Mais ça, elle le sait pas. Déjà, elle se souvient de moi, on est au bord du miracle. J’dois faire forte impression. En ai-je jamais douté ?
En tout cas, j’suis ravi de voir les deux canassons se foutre sur la gueule. Pendant qu’ils se mordent entre eux, y’en a pas un qui vient me coller des coups de sabot ou de dent l’air de rien. Enfin, harnachés comme ils sont, ils risquent pas de venir sur le plateau de la charrette pour me faire du mal, cela dit.
« Quatre à cinq jours ? J’espère qu’ils ont prévu des relais et pas juste de dormir à la dure dans les bois et la montagne, alors. J’ai pris des vacances de mon boulot d’aventurier, c’est pas pour vivre la même chose… »
Et j’espère qu’on arrivera bientôt aux thermes. La dernière fois que j’y étais, y’avait la vieille de la Cabale, et Damoiseau qu’avait salement charcuté. Méfiez-vous de ceux qu’ont l’air gentil, j’l’ai toujours dit. C’est les pires. Pour peu qu’on les bouscule, ils perdent les pédales, et après, on s’retrouve à ramasser des p’tits morceaux partout et à frotter comme des damnés pour virer les taches.
J’me demande s’il en fait encore des cauchemars, tiens, le précieux.
Luz fronça les sourcils et gratifia d’un haussement de sourcil incrédule le gredin qui avait ainsi gratté l’espace qui les séparait pour lire ses gribouillis par-dessus son épaule. Elle recouvrait pourtant toujours ses missives d’une graphie parfaite et la grimace grandiloquente du vieil homme la rendit immédiatement grognon. En voilà bien un à qui elle ne ferait pas de gringue durant ce voyage…
Le grouillot parut comprendre qu’il était outrecuidant de lire les courriers qu’on lui confiait et passa une main gênée dans ses cheveux grisonnants. La praticienne s’était précisément éloignée du groupe, au quatrième jour de voyage, pour louer ses services et envoyer quelques lettres pressantes à ses ouailles – certains de ses associés étaient de véritables grippe-sou qu’il était nécessaire de gronder régulièrement pour éviter tout dérapage grave. Elle leva les yeux vers le ciel ourlé de grisaille. La neige qui s’amoncelait graduellement autour du chariot depuis le matin-même lui arracha un grognement. Elle ne cessait de grelotter malgré l’épaisseur de ses vêtements et était prête à parier que les cieux leur feraient bientôt don de véritables grêlons. Tout ce grabuge n’empêchait pas pour autant la caravane de continuer à avancer.
Il avait en effet entrepris de grailler les premiers restes venus, grignotant une pâtisserie bien graisseuse avec la persévérance d’un griffon fondant sur sa proie. Elle lui tendit gracieusement son courrier une fois qu’il eut fini et l’observa témoigner sa gratitude d’une courbette puis déguerpir - il jeta au passage un clin d’œil grivois à l’une des charmantes donzelles de la caravane, sans succès apparent. Luz se rencogna contre la banquette et écouta distraitement la toile du chariot claquer dans le grand vent comme une voile de gréement. Les roues patinaient par instant dans les graviers et produisaient un grincement récurrent proche de l’endormir… A l’arrière du chariot, la théière grésillait paisiblement, ramenant subitement ses pensées sur les tasses en terre cuite pour le moment vides qu’on leur avait confiées, gravées à leur nom.
Putain, ce qu’on s’emmerde. J’ai l’impression d’avoir fait le tour de toutes les conversations possibles avec les personnes présentes, et maintenant, on tourne en rond. C’est que c’est dur de trouver des sujets consensuels avec des inconnus, pour être certain de pas s’embrouiller, quand tu peux pas parler politique, sécurité, immigration entre les différentes villes du Royaume, ou, pire, les gamins des uns et des autres. Ces derniers sont vraiment le pire sujet : personne peut les piffer, pas même les parents, mais ils sont obligés de faire bonne figure devant les autres.
« Oui, c’est un enfant exceptionnel. Il est parfaitement éveillé. Dès son plus jeune âge, il était déjà plus vif que les autres. »
On tourne la tête vers le mouflet, une charmante tête blonde avec les yeux plissés, la grimace, et une coupe au bol. Quand on entend éveillé, on comprend hyperactif. Quand il est plus vif, on voit surtout que c’est un gros casse-burnes. D’ailleurs, les cernes des parents après son troisième cauchemar de la nuit, puis deux bagarres depuis six heure du mat’, en disent long.
On est plusieurs à avoir la main qui démange.
L’ironie, c’est que les parents pensent ça pour l’enfant des autres, mais le leur, par contre, y’a pas de souci quand il emmerde les chevaux, les enfants plus jeunes ou plus petits, tout ça tout ça. C’est juste qu’il faut qu’il fasse ses découvertes, qu’il apprenne, faut pas le frustrer, voilà.
Y’en a qui passe à côté de la cariole pour la quatrième fois en m’lançant un regard mi-chafouin, mi-moqueur, en piquant le cheval avec une brindille. J’aime pas les canassons, mais j’aime pas quand on touche à mes affaires. J’lui file un coup de genou l’air de rien, et il s’étale dans la bouillasse du bas-côté. J’sifflotte un p’tit air joyeux.
Puis j’lève les yeux vers le ciel. Nous voilà à nouveau dehors, sur les routes, alors qu’il neige. Putain, mais quelle idée de faire ça en hiver, aussi.