- Il est vrai que l’occasion aurait été belle, répondit l’intéressé, assis droit comme un piquet sur son fauteuil, les jambes croisées. Mais, j’en suis fort navré, ma Dame, leurs obligations les en empêche.
- J’avais cru comprendre, rétorqua Olenna en se contentant de sourire. Au moins, Sandro a eu la délicatesse de s’excuser auprès de moi… avec une belle lettre parfumée de cèdre, musc et bergamote, me disant qu’il viendrait me voir de lui même, seul, quand tout ce petit monde sera parti, avec pour présent un grand cru et, je cite, « sa peau douce et ses lèvres de miel ».
- … Charmant…
Assise au milieu d’une grande méridienne de velours, la grande couturière royale tenait sa tasse de thé entre ses mains alors qu’elle fixait Rufio Trivius avec un regard rempli de malice. Ce dernier accomplissait moult efforts pour ne pas fulminer de rage en apprenant que l’Archonte de l’Archipel faisait des avances à Olenna, femme qu’il admirait plus que tout. La lady savait pertinemment que le gentilhomme détestait Sandro et mourait intérieurement de jalousie, mais avait sciemment décidé de partager ce point. Elle continuait ainsi de le tenir en laisse et s’assurait de sa bonne conduite, il ferait tout pour dépasser Sandro, être plus performant, plus fidèle qu’il ne l’était déjà, juste pour les beaux yeux de la noble aristocrate. Reposant sa tasse sur la table face à elle, Olenna laissa sa servante masquée apparaître de nulle part, sans un son, pour débarrasser la vaisselle et disparaître derrière une porte aussi vite qu’elle était venue. Soupirante, Olenna déplia un bel éventail doré ressemblant à un paon exhibant ses plumes pour s’éventer légèrement, détournant le regard vers l’extérieur pour admirer les nuages.
- Vous serez déjà reparti pour la Cité Aquatique quand Sandro viendra me rendre visite de toute façon. Mais n’y pensons plus, aujourd’hui est un grand jour.
Effectivement, la belle avait raison, ce n’était pas une journée comme les autres. Elle avait fait la route depuis la Capitale jusqu’au Grand Port exprès pour l’occasion, organisant cette folle journée dans son grand domaine de la ville maritime. Olenna n’avait pas choisi ce lieu de rendez-vous par hasard, ni la pièce dans laquelle elle comptait accueillir ses invités. C’était un immense salon d’été, tout en marbre, donnant sur un balcon avec vue sur la mer. De grandes tentures de tulle ondulaient avec la brise marine, passant au travers de colonnes de marbre taillées remontant jusqu’au plafond. C’était dans ce salon que la ministre des élégances avait reçu le prince Aeron, après le discours de son père lorsque cet imposant désert avait survolé la côte. C’était dans ce salon que, le plus honnêtement du monde, elle lui avait avoué détester son père. C’était dans ce salon, qu’elle s’en était fait un allié. Et c’est dans ce même salon qu’Olenna avait choisi de réunir les représentants des divers branches de la Compagnie Althair et de l’Ordre des Célanthia, dont elle faisait officieusement partie : les Archontes.
- Je ne comprends toujours pas, ma Dame. Pourquoi tenez-vous absolument à organiser cette réunion et à rencontrer les autres Archontes ?
- Il était grand temps que je fasse mon entrée. Depuis tout ce temps je n’ai fait que recevoir des courriers de ta part, de Nikolaos, et de l’épistolaire rose de Dekeztione. Les intérêts de l’Ordre sont mes affaires, dans la mesure où je les finance. Il est donc normal que je rencontre tout ce petit monde.
La servant masquée glissa à nouveau dans la pièce pour arranger plusieurs victuailles sur une table ainsi que de nombreux verres de cristal posés sur un plateau d’argent. Tel un automate, elle effectuait des mouvements mécaniques aussi précis qu’un métronome sous l’œil inquisiteur de sa maîtresse. Pour cette réunion, Olenna avait opté pour une magnifique robe sirène traînante d’un blanc immaculé. Damassée de plusieurs petits diamants, elle faisait étinceler la lady de milliers d’éclats irisés, comme si elle portait sur elle une pluie de constellations. Autour de son cou, et pendues à ses oreilles, scintillait une parure également en diamant, sublimée par ses lèvres soulignées par un maquillage écarlate. Ses ongles avaient été peints selon la dernière mode, inventée par elle-même, d’un vernis enchanté évoquant les nébuleuses célestes. Aussi, autour de ses poignets, s’enlaçaient deux serpents d’or blanc aux yeux de topaze. Enfin, dans ses cheveux, avaient été piquées plusieurs épingles de platine pour former un savant chignon, ne faisait que sublimer ses atours dignes d’une déesse. Elle comptait faire forte impression, et ne laissait ainsi rien au hasard.
- Même le petit Gauss vient nous voir. Je me demande s’il est à la hauteur de sa réputation… Fit Olenna, pensive.
- Un enfant à la tête de sa branche, il a encore l’âge de collectionner les figurines de paquets de corn-fiouk !
- Il reste Archonte, ce ne doit pas être pour rien. Et, au moins, il a le mérite de tenir les sœurs Jefferson occupées à jouer les nounous. Richter a le mérite de m’intriguer davantage. Il vit également à la Capitale, et je ne l’ai encore jamais rencontré. Soit je l’intimide, soit il n’a pas encore réalisé à quel point je peux être intimidante…
Olenna faisait allusion, bien évidemment, au réseau d’espions et d’informateurs qu’elle avait tissé au fil du temps à force d’intrigues et manipulations. Rufio le savait, il en faisait partie. Mais, souvent, les interlocuteurs d’Olenna ne faisaient que la sous-estimer en pensant qu’elle n’était qu’une femme superficielle… La lady comptait encore sur ce point pour cette réunion pour garder un petit effet de surprise avant de poser ses cartes. Chaque Archonte devait avoir ses raisons pour venir à cette réunion, certains par curiosité, d’autres pour affaires. Mais lady Belmont savait sans doute mieux que quiconque que ce genre d’événements était surtout un grand champ de bataille d’influences. Fort heureusement pour Olenna, elle était passée maîtresse dans l’art des intrigues de cour et était prête à livrer bataille. Aujourd’hui, elle comptait leur livrer son plus beau sourire.
- J’entends des bruits de calèche. Ce doit être l’un deux.
- Enfin, j’attends cela depuis… si longtemps.
Rufio se releva pour réarranger son veston. Il fut incapable de voir le rictus fugace d’Olenna qu’elle recomposa en sourire chaleureux.
La grande couturière royale se remettait à tisser, impatiente de voir quelle toile elle allait composer…
'' Pam ? Je vais repartir quelques jours. Au grand port. On garde les mêmes règles obligations que la dernière fois, d'accord ? ''
'' Oh, vraiment ? C'est une super nouv- Euh, je veux dire, bien sur monsieur Richter, pas de soucis ! ''
Ô, que Lucy savait à quel point si on veut qu'une rumeur ou information circule au sein de cet immense bâtiment, il suffisait de l'annoncer à la petite secrétaire, qui avait la langue aussi pendue que ses cheveux sont roux. L'esprit serein, il remerciait son côté prévoyant, cette petite entreprise familiale de calèche dans laquelle il a investie se retrouva rapidement rentable, et cette dernière lui était d'une utilité folle, ses déplacements étant passés d'anecdotique à priorité absolue.
Peu d'attente en face de l’impressionnant édifice dont il était le gérant, puisque le cocher avait été avertit bien à l'avance. Sur le chemin, Warren et l'homme qui dirigeait ses chevaux d'une poigne ferme mais aimante, entamaient la discussion. Véritable main de fer dans un gant de velours, son amour pour ses bêtes est une des principales chose qui finit de convaincre le blonde de leur donner un petit coup de pouce, d'être légitime avec eux, aucun coup fourré, aucune arnaque. S'il est souvent dépeint, à raison, comme une œuvre sombre, une huile de requin aux dents longues et acérées, prêt à tout pour obtenir ce qu'il désire, profiter du labeur des autres, à tort, se révélant parfois proche d'une aquarelle aux tons pastels, comme déifié, bienfaiteur d'entreprises qui ont la volonté et un capital sympathie pour le séduire.
Le voyage fut des plus agréables, bien que toujours aussi long, ce trajet entre la capitale et le Grand Port, quel enfer. Devoir loger dans ces villes mineures en chemin, avec un confort encore plus spartiate que sa chambre personnelle délicatement aménagée, quelle indignité pour une personnalité de haut standing comme lui. Encore les kilomètres qu'il eut à dévorer eurent l'avantage de lui permettre de lire, majoritairement des œuvres d'histoire, car '' Il faut vraiment que tu en saches plus la dessus, ça me pourra que t'aider ! ''. Quel conseil ennuyant, même passionné, les lignes se mélangent et ses brouillent en noms, dates et faits que les calèche, parfois branlante, ne faisait que mêler d'autant plus le tout, le poussant à abandonner son apprentissage d'un soupir las.
Warren est le petit nouveau des Archontes. Cette réunion, il ne s'y rendait pas à reculons, plus plusieurs raisons ; premièrement, prouver son sérieux et sa dévotion à l'Ordre. Ensuite, l'opportunité de revoir Sandro, le frérot, l'ami, depuis la dernière fois, ça commençait à remonter. Enfin, avoir l'honneur, que dis-je, le privilège d'observer le minois de la belle Sarah Jefferson. Elle a beau être la fille du patron théorique, cela ne la protégeait pas des lourdeurs et remarques du blond. Y aurait aussi Oscar. Ce sale gosse, qui n'a aucune légitimité aux yeux du citoyen. Vraiment, difficile de piffer ce petit je-sais-tout, complètement déconnecté de la réalité, difficile de cacher la jalousie qui point en Warren à chaque fois que ses yeux croisent ceux de l'Archonte du Village Perché.
'' Monsieur Richter ? Nous sommes bientôt arrivés ! ''
La voix du cocher a beau porter, les cliquetis des sabots sur la belle route du grand port recouvraient ses paroles, forçant le passager à se baser sur les mots clés presque imperceptible qu'il grappillait de ci et de là. Donc, le voilà bientôt dans la résidence de dame Belmont. L'invitation l'avait fait tiquer. Que faisait la couturière royale dans toute cette histoire ? Aux dernières nouvelles, elle ne fait même pas partie de leur Ordre, encore moins Archonte, et organise ce conseil restreint en plein cœur du territoire de Sarah ? Suspicieuse, donc, les théories qui se battaient dans sa tête ne laissèrent place qu'à une, victorieuse : cachée depuis lors, elle profiterait de cette petite rencontre pour se révéler au grand jour. En tant que quoi ? Il feindrait l'indifférence, ou plutôt, la connaissance sur place ; comme s'il était au courant et avait déjà tout apprit et compris, question d'ego, ne pas dévoiler les mauvaises cartes de son jeu. De source sure, cette dame officie à la capitale. Ne l'ayant jamais croisée, sa réputation la précédera pour le coup. Aucune esquive de sa part ; juste un manque d'intérêt. Les rumeurs veulent que ses ambitions politiques dépassent l'entendement du dirigeant de la branche de la capitale, que toutes ces velléités dépasse.
Premier pied posé à terre, regard fixé vers le sol, il comptait bien découvrir le luxe d'une des principales richesse du royaume de plein pied, de toute sa magnificence. Face à son conducteur, dos au bâtiment, il sourit à son ''employé'', qui lui rendit la pareille. Rajustant ses lunettes, il repassa également minutieusement sur le moindre pli de ses vêtements ; une simple chemise blanche de soie recouverte d'une veste d'un bleu profond, habillée d'une cravate noire de la même matière que la chemise, alors que son pantalon lui est de couleur semblable à la veste, point final à son accoutrement, la chemise est ornée de boutons de manchette ronds, d'apparence simple, pourtant si sophistiqués, en diamant noir enchâssés dans un cadre en argent. Passant pour environ la cent-cinquantième fois ses mains dans sa crinière pour vainement la dompter, il fut celui qui rompit le silence.
'' Toujours aussi agréable, comme petit voyage ! Comme convenu, le prix de la course sera déduit de vos échéances mensuelles. Trouvez vous un établissement sympa, pour vous et votre carriole, au Grand Port. Je serais celui qui vous retrouverais, au moment de partir. Pensez à demander des devis ; c'est moi qui régale ! Bien ? Bien. Sur ce. '' Congédié d'un geste de main, il s'éloigna sans demander son reste, alors que Warren fit volte face. '' Eh bien. C'est...Voyant. Magnifiquement voyant. ''
On sent qu'on est dans un lieu des plus aisés, bien que l'ambiance et la décoration ne soient pas aux goûts du squale, préférant les thèmes plus intimistes, sombres, surchargés. En tant qu'invité, aucunement l'autorisation de se plaindre, le domaine restant un des plus lieux, en toute objectivité, qu'il ait pu visiter. Prestement accueillit par un duo de domestique, il les suivit docilement jusqu'à arriver dans une grande pièce, blanche et lumineuse de part son apparat, de marbre toute vêtue. Les décorations attiraient bien plus sa curiosité que les denrées et boissons, savamment positionnées sur la table, rien ne semble avoir été laissé au hasard. Le blond quitta son escorte quand il aperçut, enfin, Rufio, aux côtés d'une sublime femme dont il devine immédiatement l'identité. Il s'approcha d'abord de l'homme, bras tendus de chaque côté.
'' Rufio ! Quel bonheur d'enfin te revoir ! '' De sa dextre, il serra la main de l' ''Archonte'' de la Cité Aquatique, pour aller lui taper l'épaule de l'opposée. '' Comment te portes-tu ? ''
Suivant son instinct, dictant que la personne d’importance ici est celle dont l'aura illumine la pièce, accessoirement, l'hôte de la future assemblée, il lâcha diligemment l'homme pour se diriger vers la femme, exagérant une révérence non pas par ironie, ni même moquerie, juste pour rendre hommage à celle qui se présentait à lui.
'' Dame Belmont, je présume ? '' Il prit la main de l'ancienne cantatrice, et y déposa un léger baiser. Respectueux, mais vieux jeu. Après tout, si Sandro lui a apprit la gestion et le combat, c'est bien ce vieux Stentor qui le forma aux affres de l'étiquette. Se redressant, il rajusta ses lunettes en un sourire. '' Aussi réputée que radieuse, si vous me permettez ! Heureux d'avoir l'honneur de vous rencontrer. '' A la fin de ses paroles, il s'éloigna un peu, de sorte à avoir les deux en ligne de vue, puis croisa les bras, un sourcil arqué. '' Allons, ne me dites pas que je suis le premier arrivé, alors que face à Sarah et Sandro, je ne gagne pas la palme de la proximité ? ''
La voix de Sarah parcourut tous les couloirs du bâtiment administratif du Grand-Port. Les employés filaient droit, courants se réfugier le plus loin possible de la patronne dont l’abominable caractère faisant encore parler de lui. Ils commençaient à avoir l’habitude de ses sauts d’humeurs et savaient pertinemment qu’il valait mieux disparaître quand elle se mettait à crier dans son bureau. Un bruit de verre brisé retentit, mais les couloirs étaient déjà déserts. Une voix d’homme se fit alors entendre.
« Sarah par pitié. Ça suffit ! hurla Archibald. »
L’archonte faisait les cent pas dans le bureau de la compagnie, visiblement très énervée. Le cadavre d’un verre qui avait eu le malheur de se trouver sur son chemin gisait misérablement au sol, son contenu se répandant doucement sur le carrelage impeccable. Archibald la regardait aller et venir devant lui. Ses yeux glissèrent sur la missive parfaitement rédigée qui reposait sur son bureau. Il semblerait que la seule personne à être restée dans l’ombre de l’Ordre avait enfin décidé de sortir de l’ombre et ce n’était pas du goût de Sarah. Il faut dire que Lady Belmont s’était attiré son ire bien avant d’apparaître au grand jour. Au moment même où son argent avait coulé dans les caisses d’Althaïr lui donnant tout pouvoir sur l’entreprise, Sarah l’avait détestée.
« Sérieux Papa, pour qu’il elle se prend à nous convoquer comme si on était ses foutus chiens bien dressés comme Rufio ? Ça fait combien de temps qu’on n’a pas entendu parler d’elle ? 2 ans ? 3 ans ? Et tout d’un coup elle réapparaît et nous convoque pour nous dire je ne sais quoi !
- Elle n’a fait que nous inviter ….
- Eh bah c’est trop tard pour l’invitation. J’ai n’ai travaillé qu’avec Médore toute l’année et c’était déjà trop. Tu devrais voir son regard … il est vide ce type. Sa personnalité entière s’appelle Olenna ! Quand je vois ce qu’elle a fait à son cerveau, je te jure que je n’ai aucune, mais alors aucune envie de la rencontrer !
- On a pas vraiment le choix !
- JE SAIS ! explosa-t-elle. »
Elle fit encore quelques pas dans le bureau avant de se jeter dans un fauteuil, croisant nonchalamment les jambes et s’attaquant à l’un de ses ongles avec frénésie. À cette invitation surprise s’ajoutait la désertion d’Enola qui avait vraiment trouvé la planque parfaite dans sa forteresse, Sandro qui se cachait pour ne pas se retrouver dans la même pièce que les femmes qu’il draguait de manière à peine voilée. Par contre, Warren répondait présent lui ! Sa simple vue lui faisait lever les yeux au ciel. Elle avait vraiment cru qu’Inaros ne pouvait pas recruter davantage de cas sociaux, mais il était plein de surprise. Elle avait bien failli monter aux créneaux comme lors de leur première réunion, mais elle avait réfléchi. Il prenait la place de l’autre folle à lier et ce n’était pas plus mal. Il était lourd, mais au moins on n’avait pas l’impression qu’il torturait des bébés chats dans son lit pour s’endormir. Et il faisait son travail et … c’était tout en fait. Elle avait beau réfléchir, elle ne lui trouvait pas plus de qualités.
Autant dire que Sarah était absolument ravie de se retrouver entourée de tous ceux qu’elle détestait depuis la reconstruction de l’entreprise et que tous ses alliés se soient gentiment effacés pour la laisser toute seule. Alors oui, il y avait Oscar, mais sérieusement, il n’allait faire que se taire et intervenir uniquement pour étaler son intelligence infinie et rabaisser tout le monde aux pires moments, car il était incapable de prendre la température d’une discussion avant de parler. Foutues autistes …
« Regarde où on en est par ta faute … »
Archibald resta silencieux, sachant pertinemment qu’il n’avait rien à dire. Enola l’avait un peu briefé sur comment gérer Sarah dans ses moments de crises et il avait pris des notes. Laisser la vapeur s’évacuer toute seule et serrer les dents, voilà son meilleur conseil.
« Tu ne dis rien ?
- Tu vas y aller, parce que tu n’as pas le choix et …
- Mais …
- ET qu’on a besoin d’elle, Sarah, s’emporta également son père. »
Sa fille se tut. Elle savait qu’il avait raison et malgré son caractère, sa tendance à tout envoyer valser, elle se savait prisonnière. Encore une fois, c’était à elle de porter le nom des Jeffersons. Elle soupira, vaincue.
« Très viens, mais ne compte pas sur moi pour faire le gentil chien à sa maîtresse.
- C’est déjà plus que ce que j’espérais, soupira le directeur avec un sourire. »
~~~
Sarah posa le pied sur le perron de la demeure. Encore une fois, elle leva les yeux aux ciels devant autant de richesses étalées vainement à la vue de tous. C’était vraiment une manie de la noblesse qu’elle ne comprendrait jamais. Elle avait essayé d’arriver le plus tard possible tout en freinant des quatre fers sur l’intégralité du trajet. Elle avait fait un effort vestimentaire malgré ses réticences. Que tout le monde en profite, car cela ne se reproduirait certainement pas avant la prochaine éclipse totale de soleil. Une robe légère épousait parfaitement ses formes, décorées de la seule touche de couleur qu’elle s’était autorisée : une ceinture de ruban rouge. À cela s’accompagna une bague ornée d’une émeraude et d’une paire de boucles d’oreille sertie d’une émeraude et d’un rubis. Elle avait fait simple, sachant pertinemment qu’essayer de battre la couturière royale sur son propre terrain était bien vaint. Et puis, elle ne cherchait pas à plaire, il ne manquerait plus qu’elle attire le regard de Rufio ou Warren … Rien que d’y penser, elle avait la nausée.
Elle traversa le couloir en suivant les serviteurs jusqu’à la grande salle de marbre qu’on avait réservée pour leur réunion. Elle prit une grande inspiration et poussa les portes dardant les personnes présentes de son regard émeraude. La grosse dinde était nonchalamment allongée sur une méridienne comme un cachalot échoué, Rufio n’avait d’yeux que pour elle et Warren jonglait de femme en femme incapable de décider laquelle il devait regarder. Elle plissa les yeux pour lui intimer de regarder plutôt les melons d’Olenna.
« Lady Belmont, s’écria -t-elle. Voilà bien des mois que j’attendais de vous rencontrer. Je finissais par croire que vous aviez oublié où vous aviez investi votre argent. »
Elle s’avança dans la salle d’un pas décidé, ne regardant que la maîtresse des lieus. Elle s’arrêta cependant pour jeter un regard aux deux hommes qui faisaient littéralement partie du décor pour elle.
« Rufio, Warren »
Elle leur adressa un petit signe de tête qui ferait office de salutations avant de retourner son attention vers la grande couturière royale.
« Mon père et ma sœur ne pouvant pas venir aujourd’hui, je représenterai la famille Jefferson au grand complet si tant est que vous souhaitiez parler un peu de l’entreprise que vous avez achetée ? »
Elle lui jeta un regard aussi inquisiteur qu’accusateur. Elle avait bien pris son temps pour se montrer alors qu’elle était techniquement à l’origine de tout et Sarah sentait que ça n’allait pas lui plaire, surtout qu’elle était à sa merci puisqu’elle possédait tout d’Althaïr désormais.
Muré dans une forteresse de bouquins, Oscar ne daigna même pas lancer un regard à la jeune femme qui se tenait sur le pas de la porte. Une expression déconfite sur le visage, elle regrettait de ne pouvoir traverser la rivière de livres qui condamnait le chemin jusqu’à l’archonte. Si elle avait pu l’atteindre, elle l’aurait sûrement secoué, afin d’éveiller son bon sens. Le garçon releva enfin la tête de son interminable lecture, fermant l’épais ouvrage de ses deux mains. Elle venait encore de traverser la cité pour le retrouver enseveli sous une montagne de livres, la secrétaire qui gérait les affaires en l’absence d’Oscar souhaitait réellement pouvoir donner une réponse. Depuis que la lettre avait trouvé place entre les doigts de l’aventurier, ils avaient eu des débats pour le moins houleux.
« Je sais parfaitement à quoi tu penses Jeanne, reprit l’archonte d’une voix morne. Mais il n’y a que les nobles qui sont capables d’invoquer une telle rencontre par pur caprice. »
Il ne voyait que peu d’intérêt à se présenter à un tel événement, et ça n’aurait comme unique effet de ralentir ses recherches. Oscar ne se faisait aucune illusion, ce conseil n’avait qu’un seul et unique but, opposer les rapports de force de chacun. Quel intérêt avait Olenna Belmont de financer une part des projets de la compagnie, si ce n’était faire valoir la suprématie de son pouvoir ? Il n’apportait donc aucune avancée à leur projet commun, si le but de la lady était d’asseoir sa puissance à travers sa richesse indéniable. La missive reposait sur un coin de la table, et il y jeta un bref regard désintéressé. Ce congrès ne serait donc pas sans accrocs, pourtant l’archonte finit par pousser un profond soupir désabusé. Les chances étaient maigres pour que dame Belmont lui pardonne l’affront de ne pas se présenter à son comité, puis lui-même restait tout de même curieux de connaître les réelles intentions d’une telle personnalité.
« Tu peux répondre que je serai bien présent, soupira-t-il en croisant les doigts sous son menton. »
Aucun miracle ne pouvait lui épargner cette tâche qu’il considérait comme ingrate, mais il s’agissait également de son rôle après que Nikolaos lui ait remis entre les mains la responsabilité de sa branche, puis rien n’excluait qu’il puisse y trouver son compte dans cette histoire. Il pourrait peut-être poser sa propre pierre à l’édifice sans ressentir un total désintérêt, même si pour le moment, l’archonte ne pouvait se défaire de l’impression que cette femme s’immisçait d’une volonté inébranlable grâce à sa richesse. Cette seule idée dérangeait Oscar et en même temps piquait sa vilaine curiosité.
Il dégaina la plume qui réussissait à subsister malgré capharnaüm de son bureau.
« Je suppose que dame Belmont a bien des choses à nous raconter, conclut calmement Oscar. Je vais finalement moi-même répondre à son invitation, il serait impoli de passer par un tiers. »
La conversation désormais close, il se replongea dans sa passionnante lecture, et certainement qu’il aurait le temps de s’y perdre si les langues se montraient trop pendues le jour du conseil.
~
Le trajet se montra bien plus assommant que ce qu’avait espéré le garçon. Le regard égaré dans les décors qui défilaient face à lui, Oscar prit une longue inspiration pour oublier à quel point les voyages en fiacre pouvaient se montrer inconfortables. Il repensa à quelques-uns de ses collègues, ce qui lui faisait encore regretter sa réponse. Il avait entendu que des sœurs Jefferson, la plus tumultueuse représenterait sa famille. Certains risquaient de ne pas s’ennuyer durant cette rencontre, si encore ils pouvaient en placer une. Un vague sourire amusé effleura ses lèvres, lorsqu’elle ne fonçait pas tête la première dans les dangers, Sarah pouvait se montrer amusante. Sa plus grande appréhension serait de se retrouver face à face à l’épuisant Richter, son indécence frôlait parfois le ridicule. Bien qu’il ne doutait pas des capacités de son collègue, l’aventurier savait d’ores et déjà qu’il n’échapperait à quelques remarques déplacées. C’était devenu leur infatigable jeu d’enfants, qui ne passerait probablement pas durant une telle entrevue. Oscar n’aurait donc qu’à ignorer les jérémiades de cet homme, leur relation conflictuelle ne regardait en rien leur entourage, et ne ferait qu'affecter davantage leurs travaux.
Ses pensées dérivaient alors qu’il voyait les côtes bordées par un rayon de lumière apaisant, tandis que les premiers bâtiments de la cité portuaire se rapprochaient. Outre son caprice flagrant, il se demandait réellement ce qui poussait la vénérable couturière à faire soudainement appel à un tel comité. L’aventurier avait beau retourner la question dans tous les sens, mais toutes ses suppositions ne lui semblaient pas pertinentes. L’arrêt du carriage sonnait peut-être enfin la réponse à toutes ses questions, et dévoilait face à lui l’immense édifice, lui donnant la sensation de devenir minuscule. En posant son pied à terre, Oscar prit le temps de réajuster la broche verdoyante qui demeurait à son col. Jeanne avait insisté pour qu’il fasse un effort sur sa tenue et aussi élégante soit-elle, elle n’en demeurait pas moins inconfortable. Son avis n’ayant pas été pris en compte, il était vêtu d’une chemise blanche striée aux manches bouffantes. La broche qui trônait à sa gorge soutenait une cape noire qui tombait en cascade sur une épaule. L’archonte avait pourtant bien précisé qu’il souhaitait une tenue sobre pour ne pas s’encombrer de parures inutiles.
Lorsqu’il pénétra le bâtiment, il se fit la réflexion qu’il n’était peut-être pas si en retard, si bien que son entrée en scène passa presque inaperçue. L’un avait déployé sa collerette afin de se lancer dans des flatteries qui n’étaient pas désintéressées envers la gente féminine, tandis que l’autre s’était lancée dans une joute verbale, les griffes déjà sorties. Sur ce point, rien n’était vraiment différent de leurs habituels conseils. D’un pas naturellement discret, Oscar se présenta devant l’hôte de cette réception. Une main déposée sur sa poitrine, il inclina respectueusement son buste.
« Dame Belmont, s’enquit le garçon d’une voix paisible. Je vous remercie pour votre invitation. »
Lorsqu’il se redressa, son regard rencontra celui de Rufio qu’il salua à son tour sans se lancer dans d’interminables présentations pompeuses. Enfin, son attention se porta sur Sarah qui se trouvait non loin, la gratifiant d’un signe poli de la tête. Rien de plus ne fut ajouté, car l’archonte n’avait rien à ajouter contrairement à la sœur Jefferson qui inoculait son venin à chaque prise de parole. Il était même étonnant qu’aucun désastre ne se soit produit alors que chaque tête de branche avait quelque chose à reprocher à l’autre. Nikolaos avait vraiment su s’entourer de personnes qui le suivaient presque aveuglément, c’en était impressionnant.
Après s’être redressé, Oscar apporta le bouquin qu’il tenait sous le coude contre son poitrail. Son expression était plus que sérieuse alors qu’il regardait les archontes tour à tour.
« Si je puis me permettre, comme nous avons rarement pu nous rencontrer ces derniers temps, je pense que c’est une bonne occasion pour que nous fassions nos comptes rendus. »
Prêt pour son exposé interminable, il attendit l’approbation de son public, le livre déjà ouvert face à lui.
- Tant de zèle de la part du plus jeune des archontes, c’est si adorable !
Olenna regardait Oscar en arborant un lumineux sourire qu’on aurait presque juré maternel, les yeux pétillants d’étranges étincelles. Repliant délicatement son éventail, la ministre des élégances se leva de son divan en irradiant de mille éclats irisés provenant de ses diamants. Elle fit quelques pas en avant, droit vers Oscar qui, constatant qu’elle continuait d’avancer et ne s’arrêtait pas, s’écarta en passant de côté. Ses talons claquant sur le sol de marbre, elle se tourna vers son assemblée pour leur faire face, ne perdant pas son sourire chaleureux. Ce sourire de façade qu’elle conservait pour jauger individuellement ses interlocuteurs. Elle savait ce qu’elle faisait et avait envie de voir jusqu’où ils pouvaient aller. Après tout, elle savait gérer ses atouts et tout le protocole des batailles de salon. Olenna claqua des doigts et, la seconde qui suivit, la servant masquée apparut sans un son derrière, glissant sur le sol comme un spectre pour apporter des verres de champagne à chacun des convives. Ceci fait, la maîtresse de maison leva sa coupe de cristal rose avant de reprendre la parole :
- Je suis ravie que vous ayez pu répondre à mon invitation, fit-elle en esquissant un plus large sourire et prenant une voix de gente dame. Je lève donc mon verre à votre venue, et ainsi aux absents qui n’ont pu nous honorer de leur présence.
La belle but une petite gorgée de sa boisson et posa son verre sur un petit plateau que sa servante lui apportait, sans même qu’elle ne lui eût ordonné. Elle déplia à nouveau son éventail, croisant les bras pour s’éventer tout doucement. À ses côtés, la servante masquée restait là, figée comme une statue à tenir le plateau sur lequel Olenna avait posé sa coupe de champagne.
- Je sais évidemment qui vous êtes et vous avez tous conscience de qui je suis. Vous l’aviez sans doute déjà deviné dès l’instant où vous avez reçu mes faire-part d’invitation.
La lady passa son regard sur chacun de ses convives, tous l'écoutaient en restant silencieux, gardant leurs coupes entre leurs doigts, comme s’ils n’osaient pas boire tant qu’elle parlait ou n’en donnait pas l’approbation.
- Je sens que notre jeune ami a très envie envie de prendre la parole, continuait Olenna en jetant un subtil coup d’œil amusé à Oscar, qui n’avait toujours pas lâché son ouvrage. Toutefois, avant, je tiens à vous dire que je suis activement les progrès de notre entreprise. Une aristocrate de mon rang n’a certes pas les talents de terrain d’individus de votre trempe, mais n’allez pas penser que je suis ignorante sur tout ce qui se passe. Certainement pas, chers invités, je garde un œil attentif sur tout ce qui gravite de près ou de loin à nos affaires. Je vois, et j’entends tout. Vous pouvez donc être bien rassurés, je veille au grain à ce que rien de fâcheux ne survienne pour contrarier nos plans.
Olenna replia une nouvelle fois son éventail pour reprendre sa coupe et boire une nouvelle gorgée de vin pétillant. La noble repartir s’asseoir sur sa méridienne, marchant avec la même grâce qu’un cygne alors qu’elle se posait à nouveau sur sa méridienne. Elle observa sa servante silencieuse déposer une table ainsi que divers plateaux vide sur cette dernière, au milieu de l’assemblée. Agitant délicatement ses doigts, Olenna fit jaillir du néant tout un assortiment de pâtisseries et confiseries pour garnir les plateaux. Religieuses, éclairs, choux crémeux, beignets glacés de chocolat, tartelettes fruitées, sucrés aromatisés, caramels et pâtes de fruits… Les mignardises s’enchaînaient pour offrir tout un florilège de douceurs aux autres archontes. Elle adressa ensuite un nouveau regard vers Oscar ainsi qu’un large sourire.
- Voilà un peu de courage avant votre grand exposé, dit-elle en battant des cils avant de s’en retourner vers les autres. N’hésitez pas à goûter. Le Conseiller Jack Callahan et le grand capitaine Al Rakija m’ont confié que je rivalisais avec les meilleurs pâtissiers qu’ils connaissent ! Et… oserais-je vous confier que la reine en personne m’en réclame durant mes visites…
Olenna minauda quelque peu avant d’éclater d’un petit rire cristallin, battant une mesure plus rapide avec son éventail. Chacun des mouvements de la couturière faisaient briller les rivières diamantées qu’elle portait, merveilleuses constellations scintillant d'innombrables feux, la sublimant comme une nébuleuse céleste.
- Vous avez l’air d’avoir encore besoin d’un peu de temps pour vous préparer, vous me semblez bien anxieux, Gauss. Monsieur Richter, sauvez-donc notre cher Gauss, voulez-vous ?
Olenna lui adressa son plus grand sourire avant de se tourner brièvement vers Sarah.
- Nous devrions deviser tenues ensemble, ma chère. Associer du rouge et du vert, voilà une combinaison pour le moins… particulière.
Et Lady Belmont lui lança, à elle aussi, un grand sourire chaleureux.
Pas de traces de la cadette Jefferson.
Boarf.
Pas de traces de Sandro.
Fait chier.
Comme attendu, la belle archonte du Grand Port lui adressa à peine la parole. On peut pas dire que Warren lui ait facilité la vie, ni même qu'il ait radicalement changé de comportement avec elle au fil du temps ; la titiller était devenu son objectif premier, depuis le premier jour où elle l'avait recalé. A qui force les choses réussissent, non ? De son point de vue, il continue de se lancer un tango de propositions et de refus avec la belle, il danse seul, certes, mais la force dans la ronde. Elle avait l'air remontée, de sa présence, encore plus de celle de l'hôte du jour.
De son côté, Oscar était...Hugh. Oscar. Arrivé comme une ombre, avec autant de corps et de présence. Encore eut-il la présence d'esprit de respecter une certaine étiquette en se présentant à une des personnes les plus importantes de la soirée, celle sur laquelle tous les projecteurs seraient tournés -ainsi que les yeux du blond ; mais pour d'autres raisons physiquement évidentes. Et là, le dirigeant de la branche de la capitale fut stupéfait ; pétrifié ; apeuré. Non, par Lucy, pitié, non. Le potit intello du groupe avait dégainé sa pire arme, son bouquin. Il aurait limite préféré qu'il sorte une arbalète à main et commence à décocher comme un sauvage, la douleur serait bien moindre. Allait s'en suivre un monologue plein de mots, expressions et phrases sans queue ni tête, du moins pour lui, il peut comprendre qu'il travaille aussi durement, pauvre petit doit faire son trou, se trouver une place, se prouver aux autres. Tête basculée en arrière, profond râle, l'homme ne put cacher son manque de volonté quant à la proposition de l'archonte du village perché.
La nouvelle archonte révélée de cité aquatique avait prit la parole pour insinuer que le moment du gamin n'était pas encore venu, sauvant temporairement l'auditoire d'un assommoir certain. Le reste de ses paroles n'étaient pas des plus rassurantes, se sentir ainsi observé et jugé dans ses faits et gestes, commercialement parlant s'entend. Et ce n'est pas l'apparition de denrées sucrées qui changera quoi que ce soit, de toutes façons, il a plus une dent salée qu'un amour des sucreries. Plus par respect que par appétit, il se dirigea vers la multitude de pâtisserie. Lui qui n'avait jamais ne serais-ce qu'imaginé l'étendue des pouvoirs de dame Belmont, presque une déception de la voir aligner magiquement éclairs et autres choux. Il prit un de ces derniers qu'il croqua machinalement ; oui, c'était délicieux, mais toujours pas sa came.
C'est ainsi, sans transition entre la présentation de ses pâtisseries, encensées par plusieurs critiques, qu'Olenna lança Warren, non préparé à toutes ces mondanités. C'est bien une chose qu'il avait en commun avec les autres convives, le luxe, oui, il connaît, il l'apprécie, il l'embrasse. En tout cas, dans son côté le plus basique et matérialiste. Le gratin, il n'est pas du genre à le fréquenter, plus à l'esquiver. Les conseillers, les capitaines, la royauté, autant de potentiels obstacles à ses activités qu'il ne préfère pas aborder, une distance de sécurité qu'il a créée qui ne lui sied qu'énormément. Se saisissant d'une coupe, il se redressa, se racla la gorge, et leva son verre en direction de celle posée sur sa méridienne.
'' N'étant ni l'instigateur ni l'hôte de cette soirée, je lève mon verre à la charmante dame Belmont, qui a enfin l'audace de se montrer pour qui elle est réellement, et de nous accueillir dans sa demeure. '' Ensuite, place à celle qui rayonnait moins de sa présence dans la pièce, mais bien de celle dans l'esprit du blond. '' Ainsi qu'aux invités, en commençant par la douce Sarah, toujours aussi sublime ma belle, seule vous êtes capables d'arborer ces couleurs divergentes, tout en étant éblouissante. '' A contrecœur, son buste faisait maintenant face à Oscar, à quelques mètres de là. L'honorer aussi, lui ? Ahah. Non. '' Ainsi qu'à ceux qui n'ont pu être là, pensées pour la jeune Jefferson, et bien sur, Sandro. Leur absence est un brise-coeur. '' Bon, allez, quand même un petit quelque chose pour le Gauss. Ahah. Non. Il releva son verre, un peu plus haut. '' Et enfin, à moi même, je vous honore de ma présence également. De rien. ''
Sur ce, il s'enfila la coupe. Ça, par contre, il appréciait. Pas ce qu'il achèterait, pas ce qu'il boirait régulièrement, néanmoins rafraîchissant et qualitatif. Ni l'ignorance d'Oscar, le regard de Sarah ou le dépit d'Olenna ne le ferait reconnaître l'Archonte du village perché. C'était pas nouveau, et pas prêt de changer. Et pas prêt de s'arrêter non plus.
'' Avant de tous être assommés par les élucubrations de notre cher archonte du village perché, que je suis prêt à, dans ma grande mansuétude, écouter de bout en bout sans ronfler trop fort, je penses que nous sommes tous capables de résumer nos dernières actions. Visiblement, le besoin de rassurer les actionnaires se fait ressentir. Bien ? Bien. De mon côté, pour la capitale, j'ai sécurisé un solide partenariat avec la compagnie de l'Astre de l'Aube, cette dernière ayant besoin de matières premières de tout Aryon, vous recevrez sans doutes également de nombreux bordereaux à vos bureaux. Mais...J'imagine que c'est l'Ordre, qui vous intéresse le plus, n'est-ce-pas ? Comme vous le savez, je suis parti à l'Etoile du Sud, en compagnie de Luz Weiss, je vous remercie d'ailleurs de n'y avoir émit aucune objection. '' En vrai, il ne se rappelait plus s'ils avaient tous donné leur aval. Eh, on est en démocratie. '' On y a fait quelques...Découvertes. Qui sont encore en étude au moment où je vous parle. Vous en saurez plus bientôt. ''
Reprenant une deuxième coupe, c'était le moment de s'effacer un petit peu, laisser la place aux autres. Il savait pertinemment que depuis quelques semaines, ils pataugeaient tous un peu dans la semoule, bon, il n'avait potentiellement pas toutes les informations, mais il avait vraiment l'impression d'être le seul à faire avancer le tout dans le bon sens. Aussi cynique puisse-t-il être, il en attendait beaucoup de ses collègues, et sentait vraiment qu'ensemble, ils pourraient avancer dans le même sens, oui, même avec Oscar, pour autant que ça lui arrache la gueule, derrière ce flegme apparent, se cache une certaine volonté. Mais ce n'était pas une voix d'ado qu'il voulait entendre caresser les oreilles.
'' Et toi, ma belle ? Quoi de nouveau, du côté du Grand Port ? Tu sais, si tu t'y ennuies, tu peux toujours venir me rendre visite à la capitale, tu serais accueillie à bras ouverts. ''
« Je suis certaine que la grande couturière royale aura beaucoup de choses à m’apprendre pour rendre cette combinaison encore plus intéressante, dit-elle avec le même sourire mielleux et hypocrite que la noble. »
Sarah s’effaça pour laisser l’hôte de cette rencontre faire ses salutations plus officielles. Elle bouillonnait intérieurement de ne pas pouvoir l’égorger séance tenante devant toute l’assemblée. Elle l’avait promis à son père. À la place, la belle aventurière prit place dans un fauteuil et dévisagea Oscar qui ne rendait même pas compte de tout le mépris qui se déversait sur lui. Que ce soit Olenna qui ne daignait même pas lui accorder le respect qu’on doit à un adulte en l’appelant par son nom telle une maîtresse d’école ou Warren qui l’avait tout simplement oublié de son discours, le pauvre Oscar semblait cerné. Sarah les aurait accompagnés avec joie, car elle aussi haïssait ses interminables discours plus que tout, mais pas cette fois. Elle se sentait en terrain ennemi ici et Oscar était ce qui se rapprochait le plus d’un allié pour elle, et on ne tirait pas sur ses alliés.
Elle attendit la fin du discours de Warren avant de lever son verre au moment où il la questionna.
« Tu n’es pas sans savoir que je croule sous les demandes d’importations de plantes exotiques maintenant que tu as signé avec l’Astre de l’Aube en mettant leur fondatrice dans ton lit. La rumeur quant à sa condition est-elle vraie d’ailleurs ? Ce serait un immense soulagement pour nous tous de savoir que tu peux faire affaire sans risquer de te dédoubler en plus petit … »
Sa main accompagna sa déclaration acerbe d’un fin mouvement autour de son ventre signifiant qu’elle venait d’évoquer la stérilité présumée de l’héritière des Weiss. C’était une petite pique gratuite et pleine de méchanceté. Cela ne lui ferait sûrement rien qu’elle rabaisse un peu son nouveau jouet. Elle n’en méritait pas moins pour avoir succombé à Warren.
« La dernière mission officielle de l’Ordre a été menée à bien. Louise Duciel m’a rapporté la tablette des Thoke-Wendel. D’ailleurs, le prêtre qui s’en est occupé nous a rejoints et son expérience de linguiste sera très appréciée, j’en suis sûr. Envoie-lui ce que tu auras trouvé Warren, il pourra peut-être en faire quelque chose. D’ailleurs, je crois qu’il travaille pour ta … »
Sarah hésita un instant. Pour ta p*** était le mot qu’elle avait failli prononcer sans s’en rendre compte, mais elle se ravisa de justesse.
« … partenaire. Décidément, nous tournons beaucoup autour de l’Astre de l’Aube ces temps-ci. »
Un portail s’ouvrit et une main attrapa un chou sous le nez de Warren. Sarah mordit dans la gourmandise avec un regard pour l’Archonte de la capitale, puis elle leva son verre bien haut.
« Je lève mon verre à cette réussite et au travail de monsieur Gauss, sans qui nous n’aurions jamais retrouvé la trace de cette tablette. »
Elle l’avait appelé Monsieur Gauss, ce qu’elle ne faisait jamais, absolument jamais. D’habitude Oscar entendait au maximum son prénom sortir de sa bouche ou un sobriquet bien trouvé comme rat de bibliothèque ou nécrophile. Elle avait bien insisté sur le Monsieur se plaçant très précisément sur l’échiquier qui se mettait en place dans cette réunion. Ils voulaient faire passer le benjamin à la trappe ? Alors elle allait tout faire pour le soutenir, juste pour le plaisir de les faire chier tous autant qu’ils sont. Et pour commencer, elle allait sortir l’artillerie lourde.
« Nul besoin d’écouter le rapport de Ruffio, je suis certaine que notre chère hôtesse le connaît déjà par cœur puisqu’il le murmure même dans son sommeil. C’est donc le tour d’Oscar, j’imagine. Ne vous inquiétez pas, dame Belmont, sa jeunesse n’entache en rien son professionnalisme, je m’en porte garante. Ce n’est pas un peu de stress qui le déstabilisera, n’est-ce pas Oscar ?»
La belle Archonte lui adressa son plus beau sourire. Si n’avait pas vu que quelque chose de bizarre se passait autour de lui elle ne savait plus quoi faire pour lui. En attendant, elle grignota tendrement sa pâtisserie en attendant de voir le visage d’Olenna après un discours interminable de son partenaire d’aventure. Vas-y Oscar, assomme-moi cette dinde qu’elle reparte au palais et nous laisse travailler !
Oscar referma l’épais grimoire qui reposait entre ses mains, se manifestant d’un sourire presque candide. Il jeta un regard inexpressif à l’imposante noble qui semblait vouloir imposer sa suprématie parmi le groupe d’archontes déjà présent. Le jeune aventurier était las que l’on s’arrête simplement à son âge pour s’adresser à lui, surtout lorsqu’il s’agissait des guerres internes entre les archontes incapables de se mettre d’accord sur leurs choix. C’était à se demander qui jouait sur le plan puéril lorsque chacun se lançait des piques stupides. Si aujourd’hui, Oscar avait accepté cette invitation, ce n’était pas dans l’unique but d’accéder à la demande de l’hôte, mais c’était également un moyen pour lui d’étendre leurs savoirs communs pour faire profiter la compagnie. Mais il semblait à nouveau que les couteaux s’étaient aiguisés dans l’ombre.
« Je ne vais pas vous ennuyer de mes discours si c’est ce qui semble vous poser problème, je voyais cette rencontre comme une opportunité de mettre de côté nos différents pour nous pencher sur le but réel de la compagnie. »
Il se détourna quelques instants de la maîtresse de maison pour s’asseoir aux côtés de Sarah, et sans la moindre considération, Oscar déposa la coupe qui lui avait été gracieusement offerte. Il ne voulait pas rentrer dans des débats stériles qui n’auraient qu’une seule finalité, un combat verbal. L’aventurier glissa doucement ses doigts sur le cuir abîmé de son recueil, puis il releva la tête en direction de Warren, un sourire espiègle sur le visage. Il pouvait le détester autant qu’il le voulait, ils travaillaient ensemble, et tenter de le discréditer en compagnie de leurs pairs ne semblait absolument pas atteindre le garçon. Mais il était reconnaissant que Sarah se range de son côté, car s’il y avait bien des personnes qui savaient reconnaître le travail qu’il fournissait, c’étaient les sœurs Jefferson, aussi tumultueuse qu’était l’aînée. Oscar vint déposer une main sur l’épaule de la jeune femme pour lui laisser prendre la parole, il n’avait pas besoin d’elle comme rempart pour répondre aux provocations.
« Cela dit, je suis ravi d’apprendre que ton travail ait pu porter ses fruits à la Capitale, l’appui de l’Astre pour la compagnie ne peut être qu’une bonne nouvelle. »
Et même si Oscar n’était pas un grand friand des rumeurs qui circulaient à travers le pays, celle qui tournait autour de la jeune noble et de l’archonte de la Capitale avait été impossible à louper. Cependant, l’aventurier n’était pas assez sournois pour répondre aux piques par des moyens détournés, mais il prit tout de même la peine d’ajouter de façon totalement innocente.
« J’espère que toutes tes négociations ne se terminent pas de la même façon, tu risques d’avoir bien plus de travail sur les bras. »
Il se désintéressa bien rapidement de son compère, et porta toute son attention sur la noble qui s’était bien vantée du luxe qu’elle leur offrait, bien que lui-même ne toucha strictement à rien. Il était dangereux de s’attaquer verbalement à une femme dont la puissance politique dépassait de loin les estimations de tous. Mais il s’était tout de même senti insulté par ses élucubrations, il n’avait pas non plus beaucoup d’intérêt à se la mettre à dos si elle devait se sentir offensée de leurs discours. Sarah ne cachait en rien sa haine, et pour leur bien à tous, il ne valait mieux pas la suivre dans ce sens. L’aventurier ne voulait pas prendre le risque de perdre les contributions qu’elle apportait à l’entreprise.
« Je vous remercie pour votre considération, mais je ne pense pas que ce soit le courage qui manque réellement ici. Je suppose qu’il n’y a pas que monsieur Richter qui s’est retrouvé assommé des précédentes rencontres. »
Si ça les ennuyait tant, ça ne lui ferait que moins de travail pour organiser les futures expéditions, ou transactions, et lui-même pourrait se concentrer davantage sur ses recherches. Il n’était que gagnant dans cette histoire. Oscar s’enfonça dans la banquette, restant d’un calme plat, cherchant aussi à atténuer la fureur qui s’émanait de l’amie qui était posée à ses côtés. Sarah était intelligente, elle ne ruinerait pas la compagnie par simple vengeance, mais ses crises de colère étaient imprévisibles. Peut-être qu’au final, achever tout le monde de ses discours était la solution pour que les tensions se tassent. Cependant, il avait maintenant d’autres projets en tête pour le reste de cette rencontre, il en avait déjà bien assez de suivre cette guerre sans fin. Une question le taraudait tout de même.
« Je suis curieux de connaître les raisons subites de vous dévoiler à nous que maintenant, demanda-t-il en ouvrant un deuxième bouquin qui reposait sur ses genoux. Non pas que je réprouve vos choix, cela ne me regarde pas. Mais cela fait un moment que nous travaillons ensemble, vous avez estimé que nous étions dignes de votre confiance ? »
Il était réellement curieux de connaître les raisons de la noble, peut-être qu’elle voulait tout simplement les avoir sous sa coupe. Si tel était le cas, Oscar n’avait pas pour objectif d’aller à l’encontre de ses plans tant que ça n’entravait pas ses recherches. Puis face à une telle personnalité, ce n’étaient pas les archontes de chaque branche qui pourraient la contraindre.
Le sourire d’Olenna se fit plus carnassier alors qu’elle observait Oscar, ce dernier lui exigeant plus ou moins des comptes. La noble savait que quelqu’un poserait le sujet sur le tapis, tôt ou tard durant leur entrevue. Mais elle pensait qu’il s’agirait plutôt de la greluche Jefferson, elle qui peinait à garder sa contenance autant que de tenir dans son immonde robe, qui prendrait les devants et demanderait plus amples précisions. De leur côté, Warren comme Rufio paraissaient on ne pouvait plus agacer par ne serait-ce que le son de la voix d’Oscar. Quand l’un levait les yeux au ciel, l’autre préférait siroter le champagne qu’on leur avait servi, tâchant de se concentrer sur tout sauf sur le jeune homme qui prenait enfin la parole. Derrière, la servante masquée s’était subtilement glissée derrière les convives pour toujours garder leur verre rempli. Laissant Oscar terminer, la grande couturière se décida à lui répondre immédiatement :
- Tout n’est pas qu’une question de confiance, Gauss. Vous devriez le savoir plus que quiconque. Après tout, peu de gens vous font confiance en raison de votre jeune âge, vous jugeant inapte, ou immature. Surtout dans cette pièce…
L’aristocrate laissait le silence s’installer. Mettre ses invités mal à l’aise n’était pas spécialement son premier objectif, mais s’ils décidaient de se montrer intrusifs, alors elle n’hésiterait pas à le faire. Laissant sa servante retourner derrière elle comme un automate revenant à son point initial, Olenna conservait son énigmatique sourire tout en dardant Oscar de son regard impérieux. Elle commençait à comprendre pourquoi les deux hommes n’appréciaient pas cet archonte. Il prenait des faux airs d’intello et se dissimulait derrière sa figure innocente pour dire ce qu’il voulait, ému par la protection tacite procurée par les Jefferson.
- Je vous ai invité simplement pour… constater. Je sais que nous avons tous été mis en relation par une seule et même personne. Une personne qui, non contente de ne pas être présente, est la raison pour laquelle nous œuvrons de concert. Je n’ai nullement besoin de vous faire confiance, Gauss. Car, finalement, œuvrer contre l’un d’entre nous signifierait aller à l’encontre de vos engagements envers notre organisation. Et je doute que vous ayez envie de vous attirer certaines foudres, n’est-ce pas ?
Olenna conservait son ton chaleureux, ne faisant qu’accentuer l’atmosphère étrange qui s’installait de plus en plus dans le salon. Tendant la main, Lady Belmont reçut des mains de sa servante, toujours prête, un long porte-cigarette en ivoire sculpté. Prenant une bouffée, la noble souffla ensuite une fine fumée multicolore, aux senteurs de rose et de jasmin, la toute nouvelle mode des salons littéraires de la Capitale pour fumer et garder bonne haleine.
- Je vous ai invité seulement pour constater, il me semble que, pour moi comme pour vous, cela était d’une certaine importance. Constater de quoi était constitué notre ordre, j’ai à présent ma réponse : des âmes émus d’une immense passion, une soif folle de découvertes et d’érudition qui, somme toute, semble intarissable…
Elle porta son regard vers Warren.
- … des âmes émues par des instincts purement personnels…
Ensuite, Olenna porta ses yeux vers Sarah pour continuer sa litanie.
- … des âmes qui ne supportent pas de dépendre des autres, mais n’ont pas le choix…
Cette fois, ce fut vers Rufio qu’elle se concentra.
- … des âmes obsédées qui s’accrochent à des étoiles…
Et, enfin, Olenna revint enfin vers Oscar, son visage de porcelaine restant toujours figé avec son sémillant sourire.
- … des âmes qui tentent de pallier leur manque de confiance en soi par une curiosité exacerbée sur le monde qui les entoure.
Elle soupira. Derrière Olenna, des rayons de soleil perçaient à travers les fines tentures diaphanes. Les parures diamantées s’illuminaient encore plus, projetant ça et là plusieurs reflets et éclats irisés spectaculaires. La belle prit une nouvelle bouffée de sa cigarette parfumée, faisant doucement tomber des cendres pailletées dans un petit cendrier que lui tendait sa servante.
- Je vous ai invité parce que j’avais tout simplement envie de vous rencontrer, parce que c’est, si je ne m’abuse, une approche parfaitement normale entre collaborateurs au sein d’une même société. N’auriez-vous pas fait de même, Gauss ?
La dernière question d’Olenna était teintée de plus de sévérité que le reste de son discours, plus languissant. Dans les yeux de la couturière fusaient un millier d’éclairs. Elle reposa délicatement le fume-cigarette sur le plateau de sa domestique alors qu’elle déplia, une nouvelle fois, son éventail avant de rire aux éclats.
- Je pense qu’il est grand temps de parler du grand absent de notre belle réunion. N’est-ce pas, monsieur Richter ?
Il y avait cette curiosité. Cette petite curiosité qui le titillait et qui lui donnait envie de voir par lui-même ce qui allait se passer lors de cette entrevue. Il ne s’était encore jamais retrouvés les uns en face des autres dans une situation aussi banale. Ses sourcils obliquèrent, traçant un V qui durcit son regard. Il espérait que ce petit conseil ne se solderait pas par un échec. Une Sarah énervée qui quitte l’assemblée, un Warren qui place la pique de trop, un Oscar qui se lasse et décide de s’enfermer dans son bouquin, un Rufio… C’était qui ce type déjà ? Et une Olenna qui les chasse de son antre pour la plus pathétique des raisons, tout cela était vite arrivé.
Une dizaine de minutes après que la petite tête brune d’Oscar ait franchi le pas de la porte, Inaros s’étonna de ne pas entendre le moindre éclat de voix, ou de brusquement voir surgir un portail de téléportation. Il se leva, étira ses muscles endormis par l’immobilité, et se prépara à, finalement, faire son entrée. La possibilité qu’ils se soient tous entretués en silence trottait dans un coin de sa tête. Ce serait un incident fâcheux. Il ne réussirait pas à réunir une nouvelle équipe de choc aussi rapidement que la première fois. Et aussi efficaces. Ouais, ils étaient de sacrés gaillards. Il n’avait qu’à espérer que tout se passe bien. Tout ne pouvait que bien se passer, non ? Ils avaient des objectifs communs...
C’est alors qu’un convoi s’arrêta à quelques mètres du perron. Constitués de quatre chariots, il ne vit pourtant qu’un seul homme descendre. Il tourna la tête à plusieurs reprises à gauche et à droite, semblant s’assurer d’un élément dont lui seul avait connaissance. Ce ne pouvait pas être une visite surprise des deux archontes manquants, alors qui était-ce ? Une visite impromptue pour la Couturière Royale ? Inaros, à l’abri dans sa cachette, observa l’étrange ballet qui se mit en place devant lui, lui apportant la réponse la plus déconcertante qui soit.
Plusieurs hommes et femmes mirent pied à terre, suite au signal du premier. Ils étaient tous habillés différemment, mais un élément dénotait dans l’ensemble : ils étaient vêtus comme le seraient des serviteurs, des agents de ménage, des gardes personnels ou encore des cuisiniers et des palefreniers. Quelques-uns, plus rares et qui pouvaient se compter sur les doigts d’une main, étaient habillés presque normalement. L’un d’eux s’approcha des gardes de Lady Belmont, postés devant la porte principale. Ce type avait un bandana rouge et une allure globalement médiocre. Inaros, qui avait sorti sa longue vue “AigleFin”, fut stupéfait de constater que, d’un crachat, bandana rouge avait réussi à endormir les deux gardes devant lui. Certains pouvoirs étaient si peu communs dans leur façon de se déclencher !
Toujours est-il que le mercenaire, Inaros, savait désormais de quoi il en retournait. Ne faisant qu’un, ils rentrèrent tous à l’intérieur, tels des loups dans une bergerie. Il avait déjà entendu parler de ce type de procédé, excessivement coûteux et risqué à mettre en place. C’était le genre de plan qui pouvait se révéler à la fois brillant et foireux pour l’employeur et l’employé. C’était surtout diablement efficace quand on cherchait à attaquer une personne relativement bien protégée et dont on ignorait tout de ses capacités magiques. Ah, et qui ignorait tout de son personnel cela va sans dire. La stratégie de base était simple : remplacer tout le personnel par des mercenaires, afin de parer à toutes les éventualités, puis d’enfermer la personne visée dans le bâtiment plutôt que de l’enlever et de s’embêter à la déplacer. Il ne s’agissait pas non plus de n’importe qui. Il s’agissait de la Couturière Royale, à la fois proche de la famille royale mais suffisamment éloignée pour ne pas résider au sein même du Palais. Le commanditaire de l’attaque devait avoir de sacrés griefs contre elle, et être très fortuné. Le personnel remplacé ne risquait rien. Une perte de mémoire, un étourdissement passager, un aller-retour au pays des rêves. Tuer laisserait trop de traces.
Un des hommes de main était à la traîne. Il entra après tout le monde, d’une démarche lente et assurée. Pire encore, Inaros aperçut sans le moindre doute une autre personne, armée d’une arbalète, qui devint par la suite complètement invisible, à ses côtés…
Inaros chassa le stress qui l’envahissait, essayant de se concentrer pour savoir quel serait le meilleur plan à établir. A chaque minute qui passait, le manoir était de plus en plus pris d’assaut. Bientôt, les archontes seraient cernés. A cette pensée, le blond se demanda si ce n’était pas l’Ordre qui était visé. Il la chassa aussitôt de son esprit. Qu’importe qui était la cible, il fallait se débarrasser des intrus. Il réfléchissait à toute vitesse à la situation. A ses yeux, Olenna et Oscar étaient sûrement ceux qui seraient le moins enclins à se battre. Ils étaient de ceux utilisant leurs méninges pour se sortir d’affaires complexes. Sarah et Warren, eux, pouvaient aisément utiliser leurs attributs physiques. Mais la jeune Sarah n’était pas mercenaire et devait probablement tout ignorer de ce type de stratégie. Par ailleurs, eux quatre contre plus d’une cinquantaine de mercenaires sûrement bien entraînés ? C’était inenvisageable, même s’il se joignait à la partie. Olenna et Warren devaient être les seuls familiers avec ce type d’opération. Mais, si Inaros débarquait en avouant tout ce qui se passait, il était persuadé que le type saurait pallier à ce problème. Et puis, en toute honnêteté, il ne pouvait pas se permettre d’essayer de tuer tout le faux personnel. Quand bien même ils y arriveraient, l’Ordre se retrouverait avec la garde sur le dos et la relation de confiance entre les archontes pourrait se retrouver affaiblie. Il était dans leur intérêt que, quoiqu’ils fassent, tout cela reste secret.
La meilleure solution restait de mettre les atouts de chacun en avant. Oscar et Olenna pouvaient, à leur façon, gagner du temps pendant que Sarah, Warren et Inaros pouvaient, de leur côté, agir ou trouver un moyen de fuir le lieu.
Tout semblait être une menace. C’était un véritable enfer pour Inaros qui ne pouvait pas non plus se contenter de laisser ceux qui l’aidaient dans l’entreprise périlleuse qu’il avait monté.
En silence, il retrouva la terre ferme et se glissa en toute discrétion dans la maison. Il y a peu, il avait acheté dans un lieu non fréquentable une paire de chaussures en cuir silencieux qui lui étaient bien pratiques. Il n’était pas complètement silencieux, seuls ses pas l’étaient car il faisait aussi en sorte de ne pas courir, sauter ou pire encore. L’homme, accompagné de l’autre personne invisible, était probablement déjà rentré dans la salle où se trouvait tout le monde. Quelle était sa stratégie ? Pour qui se faisait-il passer ? Allait-il leur apporter des boissons ou des plats pour les intoxiquer ? Toutes ces questions se bousculaient dans la tête d’Inaros qui, les lèvres crispées, se rapprochait à son tour de la fameuse salle.
Le blond, se recoiffant, aurait adoré être sourd à ce moment là, sourd ou complètement idiot, au choix. Aucun sursaut, aucune réaction à la douce main de Sarah venant dérober une pâtisserie sous ses yeux, usant de son pouvoir. Pratiques, ces portails, quand même. Si elle voulait avoir un ascendant sur lui, ce n'est pas par cette surprise qu'elle y parvint, mais plutôt par ce qu'elle venait de déclarer. Quoi, quelle rumeur ? Si elle avait pu rester dans le cadre du travail, ''Ohlala, quelle charge que c'est de déplacer tous ces produits'', il en aurait été que pour le mieux. Pensant avoir le monopole des piques assassines, toujours frustré de s'en retrouver victime d'une. Non, pas l'attaque gratuite sur la supposée vertu de Luz -c'est en tout cas pour ça qu'il prit l'hésitation de la femme sur ses mots, ça ou une autre insulte bien sentie, puisque l'entourage de Warren payait toujours ses pots cassés-, mais ce mime grotesque autour de son ventre, se ''dédoubler en plus petit''.
Toutes les tirades avaient été accueillies sans trouver d'écho de sa part, si ce n'est un grand sourire faux et forcé, et un regard flamboyant sous ses verres teintés.
Sur le coup, n'en rajoutons pas sur ce sujet. Laissons couler. A défaut d'être sot, il en jouera le rôle sur ceci.
'' Je demanderais donc à mademoiselle Weiss, pardon, ma partenaire. '' Que ce mot semblait étrange, sorti de sa bouche, avec les bagages qu'il se traîne depuis son retour de l'Archipel. '' J'irais trouver ce prêtre. Et je me permets de me joindre à toi pour féliciter Oscar. ''
Malgré ses différents avec le jeune Archonte, il n'est pas de ceux qui refuserait de congratuler un haut fait. Le jeune Gauss avait lui même sut mettre de côté les dénigrements qu'il subissait de sa part pour féliciter à demis mots la signature du partenariat. Ah, il voulait se la jouer grand seigneur ? Ils peuvent être deux à jouer, et entre nous, l'homme est celui qui a le plus d'expérience ici, il pourrait faire ça toute la journée. Au moins le petit avait-il décidé de leur épargner toute douleur liée au fait de devoir l'écouter aligner plus de cinq phrases, et il faut bien admettre, comparé aux deux autres, Warren n'en avait cure, de la ou des raisons ayant poussé lady Belmont à se dévoiler.
Cette dernière était à couteaux tirés avec l'aventurière, deux étranges duos pouvaient presque commencer à se dessiner, basés surtout sur qui se hait le moins que s'apprécie le plus. Aucun jugement de valeur ou de décision de la part de l'homme à lunettes envers la couturière royale, alors que sa personne était déjà parfaitement comprise par l'Archonte du Grand Port, et qu'il ne supporte que par obligation le nabot du Nord. Elle avait beau cracher son venin, presque indicible, sur tout le monde, il coulerait comme l'eau de la Luisante sur lui. Encore peut-il s'inoculer rapidement sur une Sarah toute feu toute flamme, flamboyante sur bien des égards, ou un Oscar dont la candeur n'a d'égal que son âge. Le propriétaire de Lagoon se noyait dans ces ambiances, ces piques, ces tangos ou à tout moment, un parti prend l'ascendant sur l'autre. Le plus important est de ne pas être piqué, touché en premier, pour mieux à son tour, dévoiler son talent. Purement personnel ? Oui. Complètement. En quoi s'offusquer ? Ce n'est pas pour les beaux yeux de Sarah qu'il était venu, ni que le font rester d'ailleurs -ça deviendrait presque le futur rôle des courbes de la noble, par contre.
'' Hm ? Le grand absent ? ''
Impossible qu'elle fasse référence à Sandro, puisqu'elle aurait usé du pluriel, Enola Jefferson étant également absente de ce sinistre tableau. Le patriarche Jefferson ? Non, cette façade n'est d'aucune utilité, leur rassemblement concerne principalement les affaires très privées de l'Ordre des Célantias, la tête d'Althair n'a pas sa place ici. Ne reste qu'une option, qui était de surcroît la plus évidente pour tous.
'' Oui, bien sur ! Ah, quel dommage que la charmante Inaros ne soit pas avec nous. Je penses néanmoins que nous pouvons nous débrouiller sans lui au moins pour cette journée ; après tout, c'est bien nous tous que vous désiriez voir, me trompes-je ? Et puis eh, entre nous, il est pas trop mignonne, dans ce petit corps qui - ''
Pas le temps de finir sa phrase qu'un mouvement dans sa vision périphérique le perturba. Un homme, à l'accoutrement singulier, venait de rentrer dans la pièce comme s'il était chez lui. Confiant. Très confiant. Trop confiant. Long manteau noir, cape noire, allure patibulaire, long cheveux blancs sur une tête dont le visage ne trahissait pourtant pas tellement les affres de l'âge. Le silence plomba la salle, l'intrus tout sourire. L'assemblée s'était retournée vers lui, Warren lança néanmoins un regard à Olenna, dont juste le sourcil finement arqué prouvait ce que le blond craignait ; non, c'est pas un domestique et oui, ce n'est pas normal. Ruffio, sans être paniqué, était beaucoup plus soumis à ses émotions, l'incompréhension marquant son visage de multiples ridules.
'' Donc...Voici donc le groupe qui tente d'empiéter sur mes plates bandes, hein ? Parfait ! On va pouvoir causer. ''
Ah ça, pour parler, ils vont parler. Attendez...Quoique. Pour avoir traversé toute la demeure sans encombre. Que le groupe ne soit nullement informé. Cette attitude de coq qu'il offre en spectacle...Bon, ils étaient déjà tous dans la merde. Devenus des cibles, il redoute que tout le bâtiment soit déjà envahit. Stratégie classique, qu'il eut le privilège d'observer dans un premier temps, aux côtés de Sandro et Stentor, même de l'appliquer maintes fois lui même, que ce soit en mercenaire avec eux par la suite ou tout simplement, dans ses, ma foi, ''perquisitions''. Rentrer chez la personne, investir les lieux, c'est couper toute porte de sortie, après tout, c'est ce qu'il a fait pour Sokim non ?
Redressant ses lunettes, il fut le premier à s'avancer d'un pas décidé vers l'inconnu. Sur son chemin, il passa à côté de Sarah, dont il caressa lentement le bras du dos de la main une fois à son niveau, sans arrêter sa marche. Non, pas encore une énième drague, vraiment plus un avertissement comme quoi quelque chose ne tournait pas rond. Il tenait à être le premier, de face, plus il serait proche de l'inconnu, plus ses angles de manœuvres seraient ridicules, plus Warren serait apte à réagir. Particulièrement ''mâle alpha'' dans sa tête, qui allait s'occuper de le gérer ? Lady Belmont et ses manières ? Oscar du haut de son mètre vingt ? Sarah, incontrôlable ? Puisqu'on parle de contrôle, l'homme est de plus en plus tenté de juste user de son pouvoir, retirer des lunettes, que l'étranger soit incapacité dans la seconde. Quelle mauvaise idée ; il n'est clairement pas seul, et qui sait ce qui rôde dans les ombres.
'' Oui, oui bien sur papy, on va parler, je sais pas pour qui tu t'es prit, mais le cimetière est un peu plus loin Monsieur le corbeau, t'as du le rater. Aller, va jouer ailleurs. ''
S'il voulait de la confiance, Warren en montrerait. Après tout, si tout venait à partir dans tous les sens, il préfère encore que ce soit lui qui prenne les coups plutôt que les gentes dames ou le petit. Alors que les secondes défilent, les deux hommes marchent l'un vers l'autre, aucun ne se soutire à ce petit jeu, alors qu'au travers de ses verres fumés, le blond ne quittait pas du regard le nouvel arrivant. Ah, quelle idée, de se dire que cette réunion ne serait qu'un long fleuve tranquille et de venir non équipé ! Même une petite lame aurait été sympa...
« Et des âmes à la recherche d’une reconversion professionnelle après avoir abandonné les planches, on se demande bien pourquoi d’ailleurs, dit-elle avec un sourire mauvais. »
Sarah s’excusa intérieurement auprès de son père qui se serrai étouffer comme s’étouffait Rufio en cet instant quand il entendit la dernière réplique de Sarah. Elle sentit même la présence de cette servante bien silencieuse que personne ne remarquait depuis le début de cette réunion. Une présence mauvaise, qui n’attendait qu’un mot. Cela exaspérait Sarah de voir à quel point la couturière pouvait lobotomiser ses chiens de garde.
La tension retomba nette quand un intru débarqua à l’improviste, un sourire stupide sur le visage. L’aventurière tourna ses yeux vers l’imbéciles qui osait se placer en plein milieu d’un des champs de batailles les plus sanglants de l’histoire du royaume. Warren alla directement à sa rencontre ce qui convint parfaitement à Sarah. Elle tressaillit quand il la frôla s’apprêtant à se lever pout coller son point dans la figure de ce frotteur de pacotille quand elle croisa son regard. S’il y a bien une qualité qu’elle lui reconnaissait, c’était son professionnalisme, caché derrière sa lourdeur permanent. Et ses yeux lui indiquaient que quelque chose n’allait pas. Elle se remis à fixer l’intru avec beaucoup plus d’attention.
Les concurrents d’Althaïr ne manquaient pas, mais il n’y avait qu’une petite partie d’entre eux qui s’amusait à rentrer par effraction chez gens pour les menacer. Cette même partie qu’Inaros avait voulu ajouter à t’entreprise familiale et qui avait été source de dissensions terribles au sein de la famille. Dissensions qui n’étaient toujours pas réglées au demeurant.
« Et voilà pourquoi je disais à mon père que vendre son entreprise à un gigolo qui donne dans le mercenariat pour payer sa transition était une idée de merde. »
Si ça n’avait tenu qu’à elle Sarah aurait sauté dans un portail pour s’échapper en laissant Olenna se faire trucider. Quelle bonne idée d’ailleurs … Mais en s’approchant de la fenêtre, elle vit que le personnel avait un peu changé en bas et puis il y avait une personne qu’elle aurait des remords à abandonner ici.
Elle se détourna de la fenêtre pour regarder le petit match de testostérone qui se jouait devant elle. Deux vieillards qui roulaient des épaules s’étaient assez hilarant, si seulement la situation n’avait pas été tendue. Sarah ne connaissait pas bien la partie illégale de l’entreprise qu’elle répugnait à favoriser. Elle se contentait de fermer les yeux et de faire disparaître les preuves. Le reste était du ressort d’Inaros, de la folle dingue et de Warren. Toutefois, elle savait qu’Althaïr et par extension l’ordre, avait su se faire des alliés et une réputation. Elle ne savait pas trop comment cela marchait au marché noir, mais elle n’aurait jamais pensé qu’on vienne les intimider directement sur leur territoire.
Sarah regarda les autres invités.
« Si vous voulez bien vous rapprocher de moi pour une évacuation d’urgence … »
Il y avait un toit en face sur lequel elle pourrait les téléporter si tout venait à dégénérer ou si le charisme de Warren n’était pas suffisant.
L’aristocrate avait alors raison sur un point, car au milieu de ce confort inestimable, et ces dorures inquiétantes, c’était un terrain miné où il ne fallait accorder sa confiance à personne. Oscar était au moins certain d’une chose, il ne ferait qu’écouter ses collègues d’une oreille distraite sans intervenir. Personne n’avait décidé de s’écouter pour le bien commun. Il releva parfois les yeux de son ouvrage lorsque son nom était évoqué, mais terminait bien vite de s’y replonger, le monde se dissolvant peu à peu au profit de sa lecture. Il attendait patiemment que chacun trouve son compte dans cette discussion interminable et qu’enfin sonne la fin de cette rencontre puérile.
Mais bien vite, les discours changèrent ce qui attirant l’attention de l’archonte qui releva ses prunelles émeraude vers l’invité. Un échange presque désinvolte qui fit étirer les lèvres du jeune aventurier en un mince sourire. Une scène improvisée se jouait dès à présent tandis que le cliquetis des lames dissimulées pouvait presque se faire entendre maintenant qu’un silence glacial était venu interrompre le débat interminable. C’est alors qu’une porte de sortie inébranlable venait s’offrir à eux, il pouvait presque remercier ces imbéciles qui étaient venus s’égarer entre les crocs sévères des requins de la compagnie. À négliger de la sorte le côté sombre de leurs affaires, Oscar n’était pas vraiment aux faits de ce qui se dissimulait sous les nappes, mais une chose était certaine, les efforts de ceux qui tentaient de concurrencer l’empire Althaïr s’étaient rapidement retrouvés dans l’ombre. Les puissances autant politiques que monétaires n’étaient pas négligeables, mais il devait reconnaître qu’il fallait un certain courage pour venir s’attaquer à eux sur leur propre territoire.
Cependant, le jeune archonte préféra ne pas se mêler inutilement à cette soudaine intrusion, laissant ce loisir aux principaux concernés dont les langues affûtées auraient tôt fait d’animer leur réunion en un bain de sang. Déjà aux côtés de Sarah, il referma son ouvrage, ses doigts cliquetant machinalement sur le cuir de son bouquin. Des termes injurieux à en faire pâlir l’archonte de la cité portuaire, et les dés étaient jetés sur le plateau. Si Warren s’était mêlé à la conversation, il n’avait aucune crainte concernant ses facultés à gérer la chose, pourtant son regard fut attiré vers la noble jeune femme qui jusque-là avait fièrement imposé sa suprématie malgré une langue doucereuse. Elle devait bien posséder un jeu dissimulé dans sa manche.
Consciencieux, Oscar releva son regard vers la joute verbale qui s’annonçait, une tension palpable venait s’ajouter à la pièce. Devait-il intervenir d’un discours rébarbatif à présent ?
Discrètement, il posa une main sur le bras de sa comparse, lui signalant la main dissimulée d’un serveur dans sa manche. Un mouvement presque imperceptible, mais à n’en point douté qu’une servante s’apprêtait à une attaque inopinée à la moindre occasion. Qui étaient les alliés ? Qui étaient les ennemis ? Après un bref haussement de sourcils, quelque chose lui disait qu’ils étaient sûrement seuls face à tous. Sitôt le mouvement fut amorcé qu’une lame aiguisée se pointa sous la gorge des deux archontes installés sur les banquettes. Un cri d’alerte aurait tôt de les envoyer rejoindre Lucy en un clignement de paupière.
- Rouler des mécaniques ne vous avancera à rien, fit Olenna d’un ton menaçant. Lorsque le soleil se couchera ce soir, vous serez morts, et personne ne retrouvera ne serait-ce qu’un ongle de vos cadavres.
La voix de la couturière était plus glaciale qu’un blizzard. Leurs ravisseurs pouvaient rire, certains ricanaient sous cape d’ailleurs. Mais la couturière royale demeurait on ne pouvait plus sérieuse, la menacer n’était pas spécialement l’idée la plus intelligente qu’on pouvait avoir. Et malgré son avertissement, Oscar et elle venaient d’être pris pour cible par deux personnes qui semblaient être de faux domestiques. Une femme brandit férocement un couteau de cuisine face au nez d’Oscar tandis qu’un homme aux mains de gorille fit doucement glisser une dague sous le coup de Lady Belmont. Nullement impressionnée, cette dernière continuait de siroter son champagne comme si de rien était. Autour d’elle, l’assistance s’était comme figée et, si Warren étaient aux prises avec l’homme qui menait les troupes, Sarah était plus près d’Oscar que d’elle. Et compte tenu de leur réunion, il était manifeste qu’elle n’était pas spécialement encline à lui venir en aide. Il ne fallait pas non plus compter sur Rufio pour se battre, il n’était qu’un gratte-papier, et son pouvoir était tout sauf utile. Tout ceci était sans importance, Olenna n’avait besoin d’aucune aide pour se sortir de ce guêpier. Après tout, tout le monde avait dû l’oublier, mais elle était protégée en permanence…
Olenna claqua des doigts. Aussi prompte qu’un éclair, et sans émettre le moindre son, la servante au masque de chouette s’était élancée, faisant jaillir de ses longues manches deux éventails de métal hérissés de petites lames en forme de plumes. Ne laissant aucune fenêtre de manœuvre à l’homme qui menaçait sa maîtresse, la Servante assena un rapide coup au criminel. La seconde qui suivit, l’homme contemplait, hagard, deux moignons ensanglantés au bout de ses poignets, alors que ses mains tombaient lamentablement à ses pieds au milieu d’un ruisseau écarlate. Laissant échapper un soupir nonchalant, Olenna posa sa coupe de champagne pour se lever à son tour et attrapa la bouteille de vin mousseux sur la table et la fracassa sur le crâne du gorille qui tomba inerte sur le sol. Lâchant le goulot brisé de la bouteille, la belle matérialisa ensuite plusieurs aiguilles de sucre caramélisé qu’elle laissait flotter au-dessus de sa paume.
- Ai-je besoin de me répéter ? Dites-nous immédiatement pour qui vous travaillez. Mais laissez-moi vous prévenir, vous ne sortirez pas impunis de ma demeure.
Olenna préférait garder sa servante à ses côtés. Elle savait que les autres archontes étaient aptes à se défendre. Sarah et Oscar étaient des membres de la Guilde avant tout, et partaient régulièrement en missions périlleuses autour d’Aryon. Quant à Warren, il avait l’air d’avoir eu son lot de bagarres violentes. Restait Rufio que la noble était contrainte de protéger. Il n’était pas indispensable et pouvait être remplacé si jamais il passait l’arme à gauche, mais Olenna appréciait que ses pions restent parfaitement en place. Si Sarah et Oscar pouvaient faire ce que bon leur semblait de la fausse domestique qui tenait en joue Oscar, Olenna trouvait intéressant d’interroger l’homme à la cape pour obtenir de plus amples informations. De plus, il était évident qu’ils n’étaient pas que trois dans le manoir et d’autres criminels devaient rôder dans les couloirs. Ce menu-fretin devait n’être que la mise en bouche, et il était possible que l’homme en noir ne soit pas leur chef mais, à l’extrême limite, un lieutenant en bas de l’échelle.
- Vous, dit-elle à l’intéressé de sa voix impérieuse. Combien êtes vous, et à qui obéissez vous ?
La lady se doutait bien qu’il ne répondrait pas, mais s’il avait suffisamment de jugeote, il se mettrait à coopérer. D’autres criminels pouvaient bien se trouver derrière la porte ou au détour des couloirs, n’en demeuraient pas moins que les archontes étaient bien plus nombreux que leurs assaillants dans cette pièce. Et Olenna se fichait éperdument de salir les mains, ni d'éclabousser sa belle robe de sang. Des vêtements, elle en concevait constamment et savait retirer son masque de précieuse quand cela était nécessaire. Ces malfrats allaient l’apprendre à leur détriment s’ils osaient à nouveau lever la main sur elle. Derrière elle, la Servante n’avait pas replié ses éventails de combat et était prête à fondre de nouveau sur une nouvelle victime.
Si des imprudents voulaient s’en prendre à elle, alors la couturière royale allait leur apprendre une leçon que personne n’allait oublier de sitôt.
Ni eux, ni les archontes, ni même Nikolaos…
- Nous sommes des milliers, là, dans l’ombre, marmonna l’homme aux moignons coupés.
Un air de défi dans le regard, il toisait la couturière royale et il lui suffit d’un geste pour appeler ses acolytes à l’assaut. Le premier à agir fut l’homme invisible qui se tenait proche de lui, avec son arbalète. Le tir fusa, mettant hors d’état de nuire la servante silencieuse. Pas morte, mais sérieusement blessée. L’homme aux cheveux blancs éclata de rire, tandis qu’une autre personne - une fausse servante - s’approchait de lui pour guérir ses blessures et - à défaut de faire repousser ses mains instantanément - stopper l’hémorragie qui tâchait le sol de la demeure. Oscar et Sarah semblaient déjà tenus en joue avec une lame sous leur gorge.
- Vous voyez ?, ajouta-t-il avec un imperceptible sourire sur le coin des lèvres. Et vous, vous n’êtes que cinq. Il était évident qu’il comptait Rufio dans le lot. Ne cherchez même pas à utiliser vos portails de téléportation, mademoiselle Jefferson. Nous n’avons pas été assez sots pour venir ici sans renseignement.
Il passa sa langue sur ses lèvres, tandis que la pièce se remplissait avec quatre nouveaux hommes de main. L’homme à l’arbalète était resté invisible et s’était déplacé pour ne pas être la cible de l’un de ses ennemis. Il pouvait tenir n’importe qui en joue et laissait planer une menace constante sur l’assemblée.
- Ce n’est pas nous qui mourrons ce soir mais bien vous. Vous pardonnerez, j’en suis certain, mon outrecuidance.
Inaros, encore à quelques pas de la porte, s’arrêta net en voyant passer quatre hommes armés devant lui et entrer dans le salon où étaient ses archontes. Il eut à peine le temps de se glisser entre deux meubles pour se dissimuler, se félicitant d’avoir opté pour une tenue discrète ce jour-là. Il reprit sa route au bout d’une dizaine de secondes, entendant le fracas des armes et des cris de douleur. Il espérait que personne dans son équipe ne serait blessé.
Le temps semblait suspendu dans le salon principal. Chacun retenait sa respiration, attendant qu’un nouveau round démarre.
Les hostilités furent déclarées en moins d’une minute. Évidemment, l’homme aux cheveux blancs interrogés par Olenna n’avait rien répondu et avait, au contraire, continué de fanfaronner. Un tir d’arbalète fusa, cette fois vers Warren et les quatre hommes de main se divisèrent entre Sarah, Oscar, Olenna et Rufio.
L’homme invisible était le plus dangereux, cela ne faisait aucun doute pour Inaros. Mais comment le détecter ? La réponse lui semblait farfelue, mais réalisable. Il entra à son tour dans la pièce, sans un bruit entre ses chaussures en cuir silencieux et le fracas du combat qui venait de débuter. Il se faufila derrière des piliers et d’imposantes pots de plantes, se rapprochant de celui qu’il avait reconnu à l’entrée, sur le perron. Sa véritable cible ne devait pas être bien loin.
Il n’avait pas non plus le loisir de contempler la scène qui se déroulait en parallèle. Il n’avait aucune idée de l’issue de l’affrontement et de ce qui se passait vraiment. Il n’avait, pour l’instant, qu’un seul objectif en tête pour aider son équipe.
- Quelle pitoyable réunion..., commenta l’homme, qui avait une pleine vision sur le combat.
Inaros, depuis sa cachette, n’avait de cesse de l’observer. Il n’attendait qu’un seul signe et il était entièrement concentré dessus.
Il l’obtint. Un petit coup d'œil furtif vers la gauche de celui qui semblait être le chef de l’opération. Inaros attrapa son petit sac sans fond, se glissa dans cette direction et déversa soudain le contenu de sa besace dans le vide. Tout son sable s’éparpilla, jusqu’à recouvrir intégralement une silhouette humaine. Puisqu’il avait préparé son coup, la lame secrète du mercenaire s’enfonça dans la chair de la forme humanoïde révélée. Un bruit sourd accompagna ce geste : celui d’une arbalète qui tombait sur le sol. La silhouette se retourna pour asséner un coup dans le visage d’Inaros, qui recula en chancelant. Par chance, elle saignait. Son invisibilité ne lui serait plus d’un grand secours.
Mais la demeure était encerclée, et nul doute qu’ils auraient à livrer un sacré combat pour s’en sortir… Surtout si d’autres affluaient.
Alors qu'il voulut, à son tour, agir, sa volonté première étant juste de choper par le col l'impudent semblant être un minimum une tête pensante de cette expédition punitive, il en était à la moitié de son mouvement quand il fut arrêté net par un bruit qui lui est malheureusement familier ; ce claquement de corde qui se relâche, plus sec qu'un arc, l'épaisse corde frottant contre le bois massif, un sifflement qu'il ne voulait plus entendre. Car un carreau d'arbalète, ça file, c'est bien énervé. Ça traverse bien. Et c'est pas la jambe droite de Warren qui dira le contraire, puisque c'est elle qui se fit empaler. Il aurait bien esquivé, ou propulsé l'opportun invité vers la trajectoire, seulement, le tir venait d'un endroit trop proche, sans doutes d'un petit coquin complètement dissimulé. Donc il était là, à moitié en train de se projeter vers l'homme aux cheveux blancs, quand il fut touché. Faudra le pardonner, Olenna ; lui aussi mettra du sang sur ton sol. Il se tourna instinctivement vers la direction estimée du tir, et là.
Là.
Ah le ptit bâtard.
On ne pouvait douter de l'identité de celui qui venait de débarquer dans ce bordel -si seulement c'en était littéralement un, de bordel, il aurait plus mal aux bourses (de cristaux hein) qu'à la jambe-, Inaros, le grand Inaros, qui daigne au final se pointer à la réunion, à un moment aussi importun qu'étrange. C'est un putain de test c'est ça ? Non, sinon, il serait pas en train d'essayer de planter dans le dos du vide – euh, du vide ? Ah, non, il a bien touché, puisqu'une arbalète tombe au sol, et qu'il se retrouve repoussé. L'occasion rêvé pour Warren de se venger !
Grâce à ce qu'il lui reste d'adrénaline, il put se projeter sans trop de mal vers cette arbalète, sauf qu'un nouvel homme de main, parmi les nouveaux arrivés, lui barra la route et tenta de le planter, à la gorge, avec une petite dague. Vieux réflexes, conditionnés par l'ambiance du lieu, merci Sandro de lui avoir appris ça, et merci à lui même de s'être tant entraîné pour espérer atteindre le niveau de ses deux sauveurs ; on attrape par le poignet la main armée qui arrive vers vous ; on l'attire tout en passant son autre bras libre sous celui de l'agresseur, le remontant juste derrière son épaule ; et hop, le bras gauche pousse, le droit tire, jusqu'à ce que...
Ce que...
Oh, que ce craquement et ce cri de douleur, accompagné du bruit métallique de la dague percutant le sol, sonnaient de manière mélodieuse aux oreilles de Warren. Avec le coude plié dans un sens non-conventionnel, l'attaquant se tenait le bras, visage crispé, sans pour autant sembler perdre l'envie de se battre. Sauf que lui, pour le moment, Warren s'en moque ; il le pousse sur le côté, pas difficile vu l'état de choc partiel du bonhomme, et repris son envie de prendre l'arbalète au sol. Se pencher pour la ramasser lui arracha une grimace, et grâce à sa chance, ou à Lucy, bien qu'elle ne devrait pas trop veiller sur Warren vu ses exactions, l'arme était de nouveau chargée, il était parti pour s'en prendre un deuxième, si l'homme-femme n'était pas intervenu. Ina est d'ailleurs toujours aux prises avec le tireur ; il était donc dos à lui, c'est parfait. Juste à avancer l'arbalète jusqu'à être sur de toucher quelque chose du bout, une fois ceci fait...Relâcher le trait...Et floush, le trait traversa le pauvre ancien propriétaire de cette arme. Même épaulée, elle était assez puissante pour que Warren eut un moment de recul au moment fatidique, au moins avait maintenant un visuel parfait sur son patron, puisque l'invisible s'était manifestement effondré.
Les effets apaisant de l'adrénaline diminuant peu à peu, il observa sa jambe, de laquelle le carreau dépassait de plusieurs bon centimètres. En tout cas, faut pas le retirer, encore moins seul, c'est un coup à aggraver encore plus. Basculant l'arme dans sa main droite, il s'en servit pour s'appuyer dessus, le soulager un peu et temporairement.
'' Eh bien, Inaros. T'en as mit, du temps ! Bienvenue ; les gâteaux sont sur la table. ''
C'est pas le moment de rire ; excusez le, ça l'amuse quand même. Tant bien que mal, il se tourna pour cesser de faire dos à la scène impromptue qui se déroulait sous leurs yeux ; Ruffio était aux prises avec un des assaillants, Olenna semblait des plus énervées, et ces pestes d'Oscar et Sarah impassibles. Oh, l'aînée Jefferson se débrouillerait, et serait capable d'aider Oscar juste pour faire chier Warren, le laissant sur le carreau, juste comme ça. Par contre, le blond avait encore de quoi craindre, puisque cette fois du bras valide, celui qui avait à présent le bras droit pendant se redirigeait vers Warren, une haine nouvelle dans les pupilles.
'' Bon, par contre, avant de se goinfrer, faudra se frayer un putain de chemin, vers cette table. Même si je commence à rejoindre l'opinion de Sarah, ce serait pas mal de se barrer. ''
Aucun idée de combien ils sont, là, dehors, prêt à les ensevelir et les avoir à l'usure. Oui, ils ne sont que cinq, mais clairement pas les moins bons cinq que peuvent compter Aryon. Cinq contre des milliers, il est joueur, mais parier des cristaux est bien plus simple que parier sa vie !
Sarah ne pouvait rien faire qui ne mettrait pas Oscar en danger. Warren et Olenna ne semblait n’en avoir rien à faire de lui, mais pas Sarah. Elle était impuissante, le moindre portail signerait son arrêt de mort … C’est là qu’une silhouette bien connue fit son apparition. Inaros, ce sal fils de chien … Depuis le début, il se cachait dans l’ombre. Il savait ce qui allait se produire. Le regard de Sarah rougit de colère, mais elle lui ferait sa fête après. Profitant de cette diversion elle fonça sur son adversaire qui tenta de se défendre en lui plantant sa lame dans le ventre. A l’instant où le métal mortel s’approcha de sa peau, Sarah ouvrit un portail devant, téléportant le coup sur la main du serviteur qui menaçait Oscar. Un hurlement retentit, signifiant que sa ruse avait faite mouche. Celui qui menaçait Oscar lâcha son couteau incapable de fermer sa main à cause du poignard enfoncé jusqu’à la garde.
Sarah profita de la surprise de son propre agresseur, le bras toujours enfoncé dans le portail, pour le lui saisir et l’empêcher de se dégager. Elle pivota ensuite et le frappa violemment au visage à plusieurs reprises. L’adrénaline et la colère lui donnait une force insoupçonnée, mais elle savait que son épaule n’allait pas aimer quand toute la tension serait retombée. Elle le frappa si fort qu’une dent se détacha et tomba sur le carrelage impeccable du salon. Elle arracha ensuite le bras du mercenaire de son portail avant qu’il ne se referme dans un plop sonore et elle le jeta au sol, avant de le ruer de coups de pieds dans l’estomac et au visage pour s’assurer qu’il ne bouge plus d’un pouce.
Quand elle fut assurée qu’il était évanoui elle releva la tête et se tourna instinctivement vers Oscar qui semblait se débrouiller très bien, maintenant qu’il n’était plus menacé. Cela la réconforta un peu, mais sa joie fut de courte durée quand elle regarda par la fenêtre. Son visage se tordit d’horreur et elle se précipita aux carreaux ignorant totalement le combat qui se tramait derrière elle.
« PAPA ! »
Au loin, un épais nuage de fumée assombrissait le ciel, pile à l’endroit où se situait les locaux d’Althaïr au Grand-Port. Sarah ouvrit la fenêtre et tous purent entendre l’agitation qui faisait rage dans la ville portuaire. Non, non, non, pas lui, pas son père … Inconsciente et ravagée par cette vision, Sarah ne vit pas le trait tiré depuis les toits. Elle fut repoussée en arrière par l’impact, une flèche plantée dans son épaule droite.
« Navré, Dame Belmont, je ne tenais pas à salir votre beau carrelage, j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur. »
Presque nonchalamment, il se rapprocha de Warren qui se soutenait grâce à l’arbalète volée impunément. Tous bien trop préoccupés par l’arrivée insoupçonnée d’Inaros, ils ne remarquèrent même pas le déplacement de l’aventurier.
Ses émeraudes luisaient d’un sourire presque moqueur avant qu’il ne se baisse pour ramasser l’arme, il la saisit d’une main, laissant l’archonte tomber maintenant qu’il n’avait plus son soutien.
« Je te l’emprunte, fit-il d’une voix désabusée. Je pense en avoir plus besoin que toi. »
Un nouveau sourire décora les lèvres de l’aventurier qui se détourna sans attendre de réponse, puis lorsqu’il arriva à porter du cadavre, il retira son gant avec ses dents, s’accroupissant aux côtés de l’homme. Il releva son visage un instant en direction d’Inaros, en lui faisant un petit signe de la main, sans se départir de ce doux rictus. Lorsque l’attention arriva enfin sur l’archonte, il était déjà trop tard.
« Ne le laissez pas tou-… »
Oscar émit un léger rire en inclinant la tête en direction de son vieil ami, la manche déjà remontée.
« Ravi de voir que tu vas bien, ça fait longtemps Inaros. »
Sa main s’écrasa sur le visage du macchabée, et ses orbes verdoyants émirent une légère lueur. Machinalement, il fouilla la dépouille à la recherche des fléchettes dissimulées dans un pan de sa veste pour les lui retirer. L’arbalète aussitôt réarmée, un trait fusa dans l’espace jusqu’à pénétrer le crâne de la servante qui tentait de soigner les moignons de l’homme blessé. Le visage de l’aventurier s’était déformé d’une expression méconnaissable.
« Oops. S'esclaffa-t-il une main posée sur ses lèvres. On dirait que l’engin est un peu sensible. »
L’archonte ne tuait pas par plaisir, mais la sensation qui s’était infiltrée jusque dans ses veines lui faisait connaître un plaisir démesuré. Lorsque le cran lâchait, et qu’un cadavre heurtait le sol, il avait ce frisson inconnu qui le parcourait, comme s’il n’était pas maître de ses propres émotions. Aux pieds d’Inaros, l’archonte gloussa d’un rire aigre en pointant son arme à l’aveuglette. Une nouvelle flèche siffla, imprévisible, suivie d’un cri de souffrance. Un homme se tint l’abdomen dont les vêtements se teintaient d’une couleur ocre.
Oscar haussa les épaules en se relevant. Il n’avait pas en joue tout le monde, mais sans l’homme invisible, les archontes avaient maintenant un avantage face à leurs ennemis. Il jeta un bref regard à Sarah avant que la colère ne vienne se lire sur son visage. Ils avaient osé. Ils n’auraient aucun répit.
« Je pense que nous pouvons enfin jouer à part égale. »
Du moins, pendant les sept prochaines minutes qui leur restaient.
Le jeune archonte avait fait une démonstration de force en faisant tomber les têtes de plusieurs assaillants présents dans la pièce. Olenna pensait que le petit Oscar aurait été du genre à chercher absolument à parlementer avant de frapper. Mais le jeune homme était resté enfermé dans un mutisme presque religieux avant de se lever pour éliminer froidement plusieurs des criminels de la pièce, comme l’aurait fait un assassin implacable. Lui qui prenait ses grands airs d’érudits précieux depuis le début de leur réunion, le voir faire étalage d’une telle violence sous un masque glacial contrastait drastiquement avec l’image qu’il avait voulu se forger depuis son arrivée. C’est presque à se demander pourquoi Nikolaos avait voulu engager un sociopathe pareil pour gérer une des branches de leur grande entreprise. Et dire qu’en plus Oscar était un aventurier de la Guilde ; il méritait un sérieux examen psychologique pour vérifier s’il ne souffrait pas de déficiences mentales…
- Bien, quant à nos invités surprises restants…
D’un mouvement de poignet, Olenna fit fuser dans les airs les aiguilles de sucre qu’elle avait matérialisé quelques instant plus tôt. La première se planta dans l’œil de sa cible qui, déstabilisée, bascula en arrière pour heurter son crâne sur un pilier juste derrière. La seconde fut esquivée par la mercenaire visée, mais cette dernière trébucha sur un pli de tapis et termina sa course frappée par un coin de commode. Les deux dernières transpercèrent le thorax de deux faux domestiques qui titubèrent de quelques pas en arrière. Tendant à nouveau une main, la couturière royale fit partir une gerbe de petites billes multicolores qui s’étalèrent aux pieds des deux intrus. Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour que la paire ne trébuche sur les bonbons tout ronds, atterrissant de plein fouet sur le dallage de marbre pour ne plus se relever. Le sang tachait déjà leurs tuniques là où les aiguilles s’étaient insérées les échardes de caramel. Les blessures ne les tueraient sans doute pas, mais elles allaient les faire sacrément souffrir, si se fracasser le crâne contre le marbre ne les avait pas déjà achevés…
- Et maintenant que nous avons fait le ménage ici, tâchons de sortir le plus rapidement possible. Il y en a peut-être d’autres à l’extérieur de la pièce… Continua Olenna comme si de rien était. Fort heureusement, j’ai un moyen très in pour que nous puissions sortir sans trop d’encombres.
Olenna fit quelques pas vers une bibliothèque, aux côtés de la commode qu’avait percuté la femme qui avait esquivé son aiguille. Derrière elle, la Jefferson poussa un cri d’horreur en regardant vers l’extérieur, avant se faire blesser peu après. Flegmatique, l’aristocrate ne lui accorda même pas un regard alors qu’elle passait ses doigts le long d’une série de livres. Elle arrêta sa main sur la reliure de cuir d’un gros exemplaire de « l’Anthologie des mœurs dans le devoir et la morale de l’humain », d’Elysée Gillaher. Olenna poussa le livre et l’encadrure d’une entrée se révéla, faisant coulisser plusieurs étagères à sa gauche. Derrière l’entrée, on pouvait discerner un escalier en colimaçons qui se perdait dans les ténèbres, un courant d’air froid se faisant entendre dès que le passage fut ouvert. Ceci fait, la lady attrapa un candélabre sur la commode avant de l’allumer avec une boîte d’allumettes attrapée à la va-vite dans un tiroir juste en dessous.
- En descendant, nous sortirons dans la grande cave à vin, je doute qu’ils pensent nous trouver en bas. Et ils n’ont aucune idée d’où se trouvent les passages secrets de ce manoir, expliquait Olenna. Une fois en bas, on doit se débrouiller pour quitter la demeure et ensuite, on se sépare. L’un de vous, de préférence Richter ou Trivius, m’accompagnera jusqu’à la Caserne de la Garde ou je pourrai rapporter l’attaque de ces criminels à mon encontre. Les forces militaires de la Garde reviendront ici, et ces bandits n’auront aucune chance.
Dans l’idée, le plan paraissait simple, mais ils ignoraient combien ces fous étaient encore hors du salon. Et ils n’avaient pas vraiment d'idées sur leurs intentions. Ils avaient réussi à mettre la main sur le père grabataire de Sarah. Cela aurait pu être le témoignage d’une quelconque habileté, mais il n’y avait que peu de mérite à réussir à enlever un vieillard. Olenna n’avait que faire des Jefferson et les grands airs de Sarah l’insupportaient. Si leur entreprise était toujours debout, c’était grâce au soutien de l’Ordre et, irrémédiablement, au sien. Olenna ne comptait pas l’exprimer pour l’instant, mais si le père comme la fille pouvaient disparaître, elle ne verserait pas une seule larme. Après tout, chaque pion pouvait aisément être remplacé, et évincer des électrons récalcitrants n’était pas une idée si désagréable.
- Quant à ceux qui voudraient venir nous poursuivre…
Se tournant vers la porte d’entrée menant vers leur salon, Olenna se concentra pour matérialiser une grande couche de sucre brun, translucide, juste devant la porte. Si jamais d’autres personnes attendaient de l’autre côté pour se joindre aux autres mercenaires, ils risquaient d’avoir une sacrée surprise en tentant d’enfoncer la porte. Lady Belmont s’en retourna vers le passage secret, se penchant légèrement dans l’encadrure de son entrée. L’escalier était très poussiéreux, des toiles d’araignée sans propriétaires pendouillaient lamentablement au plafond, et elle n’entendait que le sifflement de l’air qui s'engouffrait à l’intérieur.
- Ne restez pas plantés là bêtement, hâtez-vous ! S’impatienta la couturière. Le dernier d’entre vous à passer actionnera le levier juste à gauche, ici, il refermera la bibliothèque. On évitera d’être pris en tenaille s’ils arrivent tout de même à enfoncer la porte.
Olenna baissa légèrement la tête et entra dans le passage secret. En quelques secondes, la lady fondit vers les ténèbres, son chandelier fermement en main.
Inaros était fier de chacun de ses archontes, qui venaient de prouver individuellement leur valeur aux uns et aux autres. Chacun avait éliminé, avec sang-froid et une précision sans égale, les assaillants présents dans la pièce. Mais, le mercenaire le savait, ils étaient encore plus nombreux dehors et Belmont faisait bien de le souligner. Les nouvelles compétences d’Oscar ne dureraient pas, ils devraient donc agir vite et bien. Sarah venait de pousser un cri de détresse. Ils devraient agir encore plus vite que prévu. Au loin, des flammes dévoraient un bâtiment et, personne encore vivant dans cette pièce n’était ignorant de ce que c’était. Pestant intérieurement, il se rappela qu’Archibald Jefferson était un homme qui ne se laissait pas faire. Il devait, si autre malheur il ne s’était pas produit, être activement en train d’évacuer les lieux et se préparer à éteindre les flammes. Les pertes matérielles et de cristaux allaient être importantes, mais ils sauraient tous s’en relever. L’important, à présent, était de quitter cet endroit de malheur.
Inaros fermant la marche, il actionna le levier décrit par la propriétaire et l’imposante bibliothèque se referma derrière eux. Olenna, qui menait la marche, semblait savoir où elle allait et toute la petite troupe la suivit sans vraiment moufter. On pouvait toujours deviner que certains caractères, impatients et à sang-chaud, bouillonnaient un peu plus que d’autres. Plusieurs toiles d’araignées s’accrochèrent à ses vêtements et à ses cheveux, bien qu’il soit en bout de file. Il les chassa avec une expression de dégoût sur le visage - probablement plus emprunté à la sculptrice qu’à sa propre peur des arachnées.
- I sont bien plusieurs à l’intérieur et à l’extérieur d’la bâtisse. J’ai pu voir plusieurs des domestiques allongés sur l’sol en arrivant ici. I sont vivants, précisa-t-il.
Il valait sans doute mieux ne pas être avare en informations, pour que tout le monde puisse s’extirper de là sans blessure mortelle. Il leur raconta donc comment il était arrivé ici, volontairement en retard, et qu’il avait aperçu tout le manège des agresseurs.
- L’un d’vous a des idées sur qui pourraient être ces agresseurs ? Un nom ? Une activité suspecte c’derniers temps ? Warren, t’as baissé ton froc d’vant qui ?
Sourcils froncés, Inaros attendit les hypothèses de chacun. Ils arrivèrent rapidement au bout du tunnel descendant, probablement pour arriver dans la grande cave à vin mentionnée un peu plus tôt.
Le mercenaire se glissa au-devant de la petite file pour en prendre la tête. Lorsqu’il passa devant l’intrépide aventurière, il lui adressa un regard qui voulait dire « On va l’sortir de là » ou encore « Tout va bien s’passer », mais il douta pendant un dixième de seconde de l’interprétation que Sarah en fit. Il n’avait pas vraiment le temps de s’y attarder, s’il voulait dire vrai, ils allaient devoir se dépêcher.
- Allez, plus vite on s’casse d’ici et plus vite on pourra les surprendre avec la garde et aider l’vieux Archie souffla-t-il, bien que ce soit une évidence, avant de passer sa tête par l'entrebâillement de la porte dérobée.
Il vérifia qu’il n’y avait personne, avant de faire un petit signe de la main pour dire que tout était sûr. Son regard se perdit sur les nombreuses bouteilles de vin, voyant là plusieurs cuvées d’exception ce qui, lorsqu’on voyait l’allure de Lady Belmont et qu’on connaissait sa position dans le Royaume, n’était pas très étonnant. Est-ce que certaines de ces bouteilles étaient des cadeaux offerts par quelques prétendants ? Ou bien des cadeaux diplomatiques ? Était-elle à ce point amatrice de vin ? N’était-il pas bon de toujours chercher à connaître davantage ceux avec qui on était associé ?
Ce qui comptait, c’est que la voie était libre et, du regard, il interrogea Olenna pour savoir par où ils pourraient s’enfuir par la suite. Peut-être un portail de Sarah pourrait-il faire l’affaire pour les emmener là où ils voulaient ?