Concentrée sur ses actions, sur la fumée qui a tout de même un effet sur son propre corps, sur ce debut de suffocation et d'étouffement, la justicière en a presque oublié la présence de celui qui l'avait pourtant mise hors d'elle : l'ancien ami ou amant de sa partenaire, ce garde qui avait trahit l'uniforme. Quelle idiote! La voici à la merci de la pire des ordures, un corrompu, le genre de criminel qu'elle déteste le plus... Une lame collée contre sa peau glacée, le tranchant touchant son cou, elle peut uniquement relever un regard neutre vers sa coéquipière. Désolée mais surtout honteuse de s'être rendu assez faible pour se retrouver ainsi démunie.
L'échange entre la garde et son ancien partenaire est... Déprimant? C'est sans doute le mot oui mais alors que la situation semble désespérée, cet homme n'obtient sans doute pas la réaction attendue de la part de sa prisonnière qui, soudainement, commence à rire. Un rire froid, fataliste, sans joie qui aura sans doute le mérite d'au moins surprendre ce scélérat. Levant le regard vers sa compagne d'une nuit, un leger regard sur le visage, elle s'adresse directement à elle, comme si la menace sur sa gorge n'avait aucune importance.
"Je comprends pourquoi tu l'as laissé tomber... Un lâche doublé d'un imbécile cela doit être difficile à supporter!" Affirme-t-elle dans un ricanement alors que la morsure de l'acier se fait un peu plus presente sur sa peau bleutée. Levant les yeux au ciel, elle continue son monologue. "Tu crois vraiment t'en sortir ainsi? Je suppose que venant d'un pourri tel que toi, il ne faut pas attendre grand chose. Mais quelle genre de garde laisserait partir un criminel sous la menace? Nous savions que nous risquions notre vie... Par ailleurs quel échappatoire penses-tu avoir si tu ajoutes le meurtre à la liste de tes crimes?" Questionne-t-elle sans jamais perdre ce sourire condescendant de ses lèvres avant de terminer son discours sur le point le plus important. "De toute manière, ta menace ne risque pas d'impressionner qui que ce soit... Trois lances dans la poitrine, la peau bleue, ça te semble naturel? Tu ne peux pas me tuer, je suis déjà morte! Caheera n'aura qu'à attendre quelques instant après t'avoir arrêté pour que je me relève!"
Et de nouveau, la voici qui se met à rire. Le coeur battant rapidement même si elle ne le montre pas. Bien-sûr c'est faux, elle l'a signalé précédemment à sa coéquipière : si elle meurt, ce sera définitif mais qu'importe? Dans cette situation elle n'a que deux choix : tenter le bluff ou se laisser tuer! Hors de question que la belluaire laisse cet homme s'enfuir à cause d'elle, hors de question qu'un criminel echappe a la justice! Avec un peu de chance, ce mensonge le déstabilisera assez pour qu'il se laisse surprendre par la garde, voir mieux... Qu'il rende les armes.
Trois possibilités s’offraient à elle : céder au chantage de l’ancien garde (ce qui lui répugnait), l’attaquer malgré les risques qu’elle ferait courir à sa coéquipière (ce qu’elle redoutait)… ou bien compter sur la présence d’esprit de la femme bleue.
Qui, contre toute attente, éclata de rire.
Cela étonna aussi bien la Belluaire que son ancien partenaire, qui plissa les yeux et, après un moment de flottement, appuya davantage sa lame contre la gorge de la femme. Mais un éclair de doute était apparu au fond de ses prunelles sombres.
La jeune femme fut, pour tout dire, plutôt impressionnée par la performance de bluff de son acolyte. Faisant totalement fi de la morsure de la dague sur sa peau, celle-ci défia le jeune homme d’une voix moqueuse – et se révéla assez bonne comédienne, du moins aux yeux de la Belluaire. La garde savait pertinemment qu’elle mentait, au moins sur une partie de son discours – elle lui avait elle-même révélé, un peu plus tôt, que sa condition de revenante ne la rendait pas immortelle –, mais son assurance déstabilisa leur adversaire. Oh, pas qu’il le montrât de façon évidente ou en lâchât son arme, mais la jeune femme le connaissait assez pour remarquer le tressaillement de ses lèvres et de ses sourcils. Il était indécis. Elle pouvait en profiter.
Si sa franchise absolue et la sincérité dont elle faisait preuve en toute circonstance l’empêchaient de confirmer le mensonge, elle pouvait en revanche aller dans le sens de sa collègue.
- C’est un des avantages à faire équipe avec une morte-vivante, se contenta-t-elle d’affirmer en croisant les bras. Hyper pratique, vraiment ! D’ailleurs, t’as beau lui enfoncer ta foutue lame dans la gorge, elle saigne même pas…
La dernière phrase lui était venue spontanément, presque sans y penser – mais elle eut le mérite d’inciter le jeune homme à baisser les yeux sur la peau bleutée de son otage… Et ce moment d’inattention suffit à la Belluaire. Dès qu’elle le vit détourner le regard, elle bondit en avant sans même prendre le temps de dégainer l’une de ses armes – son objectif : écarter l’ancien garde de son acolyte. Par n’importe quel moyen. Celui-ci releva la tête à l’instant où elle se projetait de toutes ses forces sur son flanc droit – emporté par l’élan de la jeune garde, il bascula sur le côté. Sans lâcher sa dague, malheureusement, mais elle comptait sur les réflexes de la revenante pour faire le reste. En espérant seulement que cette dernière avait pu quelque peu récupérer de son accès de fatigue…
La belluaire se jette à corps perdu dans l'action, chargeant son ancien compagnon avec une vivacité et une détermination à toute épreuve. S'est-il rendu compte du bluff? A-t-il remarqué le sang bien présent sur la peau de la bleutée? Difficile de l'affirmer mais il relève la tête, trop tard pour éviter le choc mais suffisamment tôt pour raffermir son emprise sur son arme. Dans cette situation, la position de la non-morte aurait pu lui porter préjudice, la lame aurait pu glisser tout le long de son cou, sectionnant sa chair, ses veines et ses artères au passage pour la faire se vider de son sang, l'égorgeant sans somation. Heureusement, elle était plus attentive que son agresseur aux actions de sa partenaire. Relevant les mains, elle vient se saisir du bras de son opposant, la morsure froide de la lame se fait certes, mais la blessure qui en découle n'est que superficielle, bien moins dangereuse qu'elle n'aurait pu l'être. Accompagnant le mouvement de son assaillant, elle ne compte pas lui laisser une chance de réagir!
Elle roule avec lui, tenant fermement son bras pour finir dans une position plus dominante. Alors qu'il est sur le ventre, couché face contre sol, elle appuie de son genou sur son épaule et lui relève le bras dans une position des plus inconfortable pour lui, d'un mouvement précis et rapide, elle provoque un craquement lui déboitant pratiquement l'épaule ce qui le pousse à lâcher son arme dans un cri. Un moment, la revenante maintient la position, se penchant légèrement vers l'homme pour lui murmure à l'oreille de sa voix caverneuse. "Tu as de la chance d'être un ancien ami de ma partenaire!" Une affirmation qui en dit long sur ce qui aurait pu arriver dans le cas contraire, elle relâche alors le bras de l'homme, se contenant d'éloigner l'arme de ce-dernier avant de se relever de son dos, posant une main sur son propre cou afin de faire pression de sa paume pour arrêter le léger écoulement de sang tout en se redressant.
"Merci pour ta réactivité ma belle!" Dit-elle avec un léger sourire en se tournant vers la belluaire avant de s'écarter légèrement de l'homme. "Je te laisse procéder à l'arrestation, c'est plus réellement dans mes attributions. Après cela, on l'aura bien mérité ce verre! Enfin... Si tu es toujours partante malgré tout?" Interroge-t-elle simplement, après tout, elle n'a pas forcément fait preuve de retenue dans cette affaire et même s'il est évident qu'aucun mort n'est à "déplorer" - même si selon elle un criminel mort est un bon criminel - peut-être ses méthodes auront-elles poussé la demoiselle à prendre ses distances une fois l'affaire conclue?
- Oh mais tu saignes vraiment, en fait… Désolée, j’avais pas fait attention tout à l’heure… Ça va ?
Puis, répondant à son léger sourire, elle esquissa une petite courbette volontairement cocasse :
- Tout l’plaisir était pour moi ! J’ai toujours rêvé d’faire le bélier !
Le plus urgent était cependant, à présent, de procéder aux arrestations. La garde s’agenouilla à côté du jeune homme pour le menotter, tout en réfléchissant à la proposition de la femme bleue :
- Boire un verre… Perso, je serais pas contre manger un p’tit morceau aussi ! Tout ça m’a donné une de ces faims…
Surtout que c’était justement à cause de quelques verres en trop qu’elle s’était retrouvée embarquée dans cette mésaventure – mais ça, ce n’était peut-être pas utile de le préciser.
Un poignet emprisonné, puis un second… Le visage sombre de l’ancien garde avait perdu le mélange de crainte et de souffrance qui déformait un peu plus tôt ses traits pour se muer en un masque impénétrable. La jeune femme pinça les lèvres, et tout le ressentiment et l’énervement qu’elle ressentait à son égard remontèrent en elle. D’un coup.
- Tu m’demandes pas de t’épargner ? De t’laisser partir en échange d’infos sur tes complices ?
- Arrête, Caheera. Je te connais. Je sais que ça servirait à rien. Et puis… Contrairement à ce que tu dois croire, je ne suis tout de même pas tombé aussi bas. Je sais reconnaître une défaite.
La Belluaire se contenta de serrer les mâchoires – sans répondre. Et dire qu’en d’autres temps, pas si lointains, elle n’aurait jamais pensé remettre sa parole en doute… Mais les choses changent – les gens aussi. Et elle avait toujours eu horreur des hypocrites.
- Puisque t’es finalement si beau joueur, tu verras pas d’inconvénient à nous dire qui est encore à cet étage ?
Elle sentit sa nuque se raidir, mais il finit par rouvrir la bouche :
- Vu tout le barouf que vous avez fait, si des gens en état de réagir se trouvaient encore là, ils ont dû se barrer depuis un bon bout de temps. Quelques exceptions mises à part, ce sont pas des guerriers, ici… Juste des filous doués pour la contrebande. Qui savent se défendre, mais préfèrent la fuite à l’attaque.
Bon, pas forcément une très bonne nouvelle pour leur affaire… Mais la femme qu’elle avait assommée quelques minutes plus tôt, et qui était toujours inconsciente, avait l’air importante dans le réseau. Nul doute que la Garde saurait en tirer quelque chose une fois qu’elle aurait été remise entre leurs mains. Délaissant son ancien compagnon, la Belluaire s’avança vers les autres corps allongés pour leur passer les menottes à leur tour, puis se tourna vers sa collègue qui la regardait faire en silence :
- J’peux te laisser les surveiller pendant que j’vais rapid’ment avertir les gars d’Al Rakija ? On peut pas se charger de tout c’paquet de personnes inanimées toutes seules… Faut qu’j’aille chercher du renfort.
Et, se rapprochant d’elle avec un demi-sourire, dans un souffle, tout en lui effleurant le bras de la paume de sa main :
- Et au fait… Merci d’pas l’avoir tué.
Toutes les deux savaient très bien de qui elle voulait parler. Certes, c’était un traître exaspérant, écœurant, dont le comportement avait oscillé aux limites de la lâcheté… Mais elle aurait eu du mal à le voir traité de la même manière que les hommes brisés, démembrés ou estropiés par son acolyte. Beaucoup de mal.
Un haussement de sourcils alors qu'elle regarde la jeune femme : elle saigne? C'est vrai, la lame ne l'a pas raté c'est un fait. Elle vient essuyer d'un mouvement de pouce le sang qui s'écoule de sa plaie, laissant bien malgré elle une légère trainée rouge sur sa peau bleutée alors qu'elle hoche la tête en guise de réponse. "Je survivrai t'en fais pas." Affirme-t-elle, elle a connu pire bien-sûr mais ce sont des histoires qui attendront une autre fois, ou peut-être plus tard dans la soirée... Manger un morceau? Cela pourrait sans doute être intéressant, au moins passer un moment tranquille après cette aventure? Elle se retient cependant de signaler à sa partenaire que pour elle, toute nourriture a goût de cendre, le désavantage d'être morte malheureusement mais, quelle importance, il serait bien malvenu de signaler cela à la demoiselle alors que cette soirée peut encore être jeune Ce n'est pas tous les jours que la justicière peut programmer un repas avec une vivante, d'autant plus une garde il faut bien l'avouer.
Se relevant, la non-morte se rapproche de sa lance pour la récupérer, s'assurant en même temps que ses anciens opposants soient toujours inconscients. La dernière chose dont elle a besoin c'est de les voir se relever pour reprendre l'affrontement. Elle n'a plus l'énergie pour cela. Heureusement, cela ne semble pas être le cas, elle peut au moins se détendre pendant que sa comparse interroge son ancien compagnon. Comment va-t-elle? Cela doit être difficile de devoir interroger un ami, un amant, un amour peut-être? Elle n'a jamais affronté cette épreuve d'une certaine manière, elle été déjà morte lorsqu'elle a revu son ancien partenaire et leur échange à ce moment a été de peu de mots : une lance plantée dans la cage thoracique c'est bien plus rapide qu'une discussion en tête à tête... Apparemment, personne ne risque de se mettre sur leur chemin, il est vrai qu'elles ont manqués de discrétion vu la situation. Enfin, ceux qui ont échappé à cette "descente" nocturne sont maintenant le problème de la garde du grand port, pour la revenante, l'arrestation de la femme contrôlant des tentacules est une réussite! Pas besoin d'en faire trop. Elle approche de la jeune femme alors qu'elle lui demande de surveiller les prisonniers? Effectivement, mieux vaut les confier aux autorités locales, de toute manière impossible de tous les emmener sans renforts, surtout en sachant qu'elle ne pourra pas forcément se montrer.
"Comptes sur moi... Par contre, essaie de faire un peu de bruit quand tu reviens avec la garde locale histoire que j'ai le temps de me cacher. Vaut mieux pas que je me fasse voir, je t'expliquerai après, quand on sera juste nous deux d'accord?" Une demande pleine de mystère, aucun doute de toute manière que la belluaire doit avoir comprit que sa "coéquipière" doit éviter la justice d'une certaine manière. Libre à elle d'accepter ou non, dans tous les cas c'est juste une question de confiance à ce point là. Est-ce que ses actions permettront que la garde lui laisse une chance de s'expliquer? Seule elle peut le dire. Un léger frisson lorsque la main effleure son bras, aucun doute que c'est le plus grand "contact humain" qu'elle ai eu depuis... Elle ne saurait même plus dire quand en réalité. Un léger sourire se trace sur son visage alors qu'elle hausse les épaules, comme si ce n'était rien d'important.
"C'est normal... J'allais pas te faire ça..." Affirme-t-elle. Il était évident de savoir que la jeune garde ne souhaitait pas la mort de cet homme, et il y a sans doute assez de preuves pour laisser la justice faire son œuvre. Elle n'avait aucune raison d'être plus brutale même si, son murmure aux oreilles de son agresseur ne laissait aucun doute : cette situation sans la belle, il n'aurait sans doute pas survécu. "Allez! Je te laisse contacter les renforts, sinon on n'aura pas le temps de profiter du reste de la soirée!" S'exclame-t-elle avec un petit clin d'oeil avant de se détourner, s'appuyant contre une caisse pour surveiller leurs prisonniers.
- Pas d’problème, finit donc par acquiescer la Belluaire. J’fais aussi vite que possible.
Une poignée de minutes plus tard, elle dévalait souplement les échafaudages qu’elles avaient gravis quelques instants plus tôt – à vrai dire, elle avait complètement perdu la notion du temps et aurait été incapable de dire si une demi-heure ou deux heures s’étaient écoulées depuis qu’elle était entrée dans l’entrepôt – et se dirigeait au pas de course vers la ruelle où débouchait l’entrée du bâtiment abandonné. L’entraînement et l’habitude l’avaient dotée d’un sens de l’orientation plutôt efficace, et elle n’eut aucun mal à emprunter en sens inverse le chemin qui l’avait menée au vieil entrepôt. Une fraction de seconde, elle hésita à retourner à la taverne où elle avait laissé ses compagnons d'Al Rakija, mais l’absurdité de cette idée lui apparut aussitôt : ou ceux-ci auraient quitté les lieux, ou ils seraient bien trop soûls pour lui être d’une quelconque utilité. Autant aller directement au Bastion : c’était peut-être un peu plus long, mais beaucoup plus sûr.
Au bout d’une quinzaine de minutes de petites foulées, la jeune femme se retrouvait donc au pied de la place-forte, où elle déclina rapidement son identité avant d’en venir aux faits :
- J’viens vous voir parce que j’ai débusqué un réseau d’contrebande dans un entrepôt, pas loin des quais. Les Côtiers, qu’ils s’appellent. J’ai pu en maîtriser quelques uns, mais j’aurais besoin d’renforts pour procéder aux arrestations…
Face à elle, un froncement de sourcils incrédule accueillit sa tirade :
- Débusquer… Vous voulez dire, toute seule ? En pleine nuit ? Sans équipe ? Dans quel cadre êtes-vous intervenue, exactement ?
Ah, oui… Toute à sa hâte de faire appel à Al Rakija, la jeune garde avait oublié qu’elle n’était effectivement pas vraiment en règle de ce côté-là – et qu’elle n’était pas tout à fait censée jouer les justicières en solitaire sur un simple coup de tête, sans ordre de mission ni quoi que ce soit de réglementaire. Elle risquait de se faire taper sur les doigts… Mais elle préféra jouer la carte de la sincérité.
- Hum… En fait, je m’promenais dans les parages et j’ai repéré quelque chose de louche du côté d’un entrepôt, alors j’suis intervenue… C’était pas prévu, c’est vrai, mais vous avez maint’nant à disposition un belle brochette d’contrebandiers menottés. Vous avez plus qu’à vous servir.
Il y eut encore une demi-seconde de flottement, puis un léger soupir. Assorti d’une œillade amusée.
- Je vois. Bon, je vais vous trouver des renforts pour nous ramener tout ce joli monde ici. Attendez-moi là, j’en ai pour deux minutes.
Les deux minutes en furent plutôt dix, mais la Belluaire finit par disposer d’une équipe de huit hommes – bien qu’encore un peu endormis pour certains, et légèrement grincheux d’avoir été tirés de leur lit au beau milieu de la nuit.
Le reste ne fut guère compliqué : retourner à l’entrepôt malgré les bougonnements ensommeillés de ses collègues d’Al Rakija, annoncer son entrée d’un claironnant « Voilà, c’est ici, on y est ! » en haussant suffisamment la voix pour s’assurer que la femme bleue aurait entendu leur arrivée, indiquer les deux hommes assommés au rez-de-chaussée, escalader de nouveau les échafaudages avec agilité… Et à présent, ils n’avaient plus qu’à les cueillir. Ou les ramasser.
Que faire? Elle est seule, avec uniquement son esprit et ses pensées contradictoires. La belluaire a affirmé qu'elle reviendrait vite, elle a également donné sa parole silencieuse de se faire entendre. Lui faire confiance ou non? Est-ce un luxe qu'elle peut se permettre? Probablement pas et pourtant, elle n'a aucune raison de douté d'elle, elles ont combattu côte à côte, affronté les mêmes adversaires et, alors qu'elle était à la merci de son agresseur, épuisée par une utilisation trop présomptueuse de son pouvoir, elle s'en est remit à la jeune femme sans avoir le temps de se demander si c'était une bonne idée ou non! Peut-être qu'elle peut se permettre de croire en ses mots? Un profond soupire, si elle doit le regretter qu'il en soit ainsi! Pour l'heure, elle a besoin de reprendre des forces. Elle s'assoit donc, posant son fessier sur le sol froid, et attend simplement, son regard spectral ne quittant pas l'homme des yeux. Reste à espérer que ce dernier tiendra également sa langue! S'il parle de la revenante, ne risque-t-il pas d'attirer des ennuis à leur connaissance commune? Non, il ne semble pas réellement vouloir du mal à son ancienne amie alors elle peut espérer qu'il saura se taire.
Les minutes sont longues lorsqu'on attend, la solitude elle s'y est habituée mais, généralement, elle ne sent pas son coeur s'affoler ainsi dans sa poitrine. Une preuve qu'elle est encore "vivante" même si elle aurait préféré ne pas la ressentir! Soudain pourtant, une voix se fait entendre : trop forte pour être anodine, trop sonore pour être un hasard! La belluaire a tenue parole! Reste à agir maintenant. Avec agilité et vitesse, la revenante se dirige vers l'une des fenêtre du bâtiment, la hauteur n'est pas si impressionnante que cela et puis, le risque qu'elle soit repérée si les gardes font le tour de l'entrepôt n'est pas de zéro. Autant attendre à l'extérieur! Tel un félin, elle se laisse tomber vers le sol, effectuant une amortie accroupie pour se réceptionner, baissant son centre de gravité afin d'amortir le choc... Maintenant il faut attendre, impossible de rejoindre la demoiselle alors que les gardes du régiment Sud sont avec elle et, même après, comment la rejoindre exactement?
Ce n'est qu'après un moment que les gardes sortent enfin, embarquant avec eux les criminels maintenant aux arrêts. Bien-entendu, la demoiselle est avec eux. Un point qu'elles auraient probablement dû prévoir, les gardes vont sans doute vouloir discuter plus en détail avec leur consœur d'un autre régiment... À moins que... La revenante a eut le temps de se reposer et après tout, elle peut quand même "sauver" sa nouvelle amie non? La brume s'élève, pas aussi impressionnante qu'habituellement mais suffisamment pour que sa main bleutée vienne se saisir de celle de la belle alors que les hommes du régiment local se demandent ce qu'il se passe et voici que sans une hésitation, la revenante enlève la jeune femme pour s'éloigner rapidement dans la nuit à l'opposé de l'entrée des quais. Quand le vent aura soufflé au loin le brouillard, les gardes se retrouveront avec leurs détenus mais plus avec la demoiselle qui les a mené jusque là... Ce n'est qu'une fois à distance respectable que la spectre ralentie l'allure, se tournant vers sa "captive" avec un grand sourire.
"Et voilà affaire réglée!" Affirme-t-elle avant de rire doucement. "Maintenant, on peut les laisser se débrouiller et profiter de la soirée..." Baissant le regard vers sa main tenant encore celle de sa partenaire, elle la relâche finalement avant de se râcler la gorge dans un bruit rauque. "Enfin bref! Tu me dois un verre et je ne peux pas réellement me promener dans une taverne donc, il faut que tu improvises!" Conclue-t-elle avant de soupirer, laissant un moment le sérieux revenir sur ses traits. "Et... Merci... Merci d'avoir tenue parole et de m'avoir fait savoir que vous arriviez..."
La jeune femme se mordit la lèvre, indécise. Elle s’était implicitement engagée auprès de sa coéquipière envolée à ne pas révéler son identité, et elle tiendrait sa promesse… Mais mentir lui répugnait – surtout à la Garde. Et il était en effet extrêmement peu probable qu’elle ait réussi, sans aide, à faucher tant d’hommes d’un coup.
- En fait… pas vraiment. En arrivant ici, j’ai croisé une citoyenne du Grand Port qui était elle aussi sur la trace de c’réseau… On a fait l’boulot à deux. Mais elle avait des obligations, elle a pas pu rester, et elle est partie avant qu’j’aie pu lui d’mander son identité – et dans l’feu d’l’action, on a pas vraiment eu l’occasion de discuter, bien sûr.
Voilà. Une demie-vérité, qui lui permettait à la fois de couvrir son acolyte et de rester en règle vis-à-vis de la Garde. Et de ses propres principes. Sans compter qu’elle ne mentait pas vraiment : la femme bleue avait effectivement quitté les lieux et, même si la Belluaire connaissait son nom, cette dernière ne lui avait pas révélé énormément de choses sur elle. Enfin, mis à part quelques détails non négligeables, comme sa mort, sa résurrection ou la manière de la tuer… Mais ça restait secondaire, non ?
Il fallut évidemment un certain temps aux membres d’Al Rakija pour rassembler les contrebandiers – certains revenus à eux, d’autres toujours inconscients – et la jeune garde évita soigneusement de croiser le regard de son ancien camarade lorsqu’ils parvinrent jusqu’à lui. Aucun de ses collègues ne sembla le reconnaître et elle ne mentionna pas son statut – ils le découvriraient bien assez tôt. Le livrer au régiment ne lui faisait aucun plaisir, mais elle n’avait pas le choix. Les règles étaient les règles. Et la justice aussi.
Lorsqu’ils quittèrent enfin l’entrepôt avec leurs prisonniers, la réalité se rappela brusquement à la Belluaire : son estomac laissa échapper un GROUIIIIC sonore qui tira des sourires amusés à ceux qui l’entouraient, et la jeune femme se rappela que non seulement elle avait une faim de loup, mais qu’elle était par ailleurs censée l’assouvir en compagnie de sa partenaire de la soirée. Sauf que… celle-ci avait bel et bien disparu. Où étaient-elles censées se retrouver ? Elles n’avaient pensé à se donner ni lieu ni heure de rendez-vous, et…
Une légère brume se leva alors autour de leur petit groupe et, avant que la jeune femme ait compris ce qui était en train de se passer, une main se saisit de la sienne pour l’extirper de la troupe. La revenante, évidemment. La Belluaire aurait pu réagir – se volatiliser au nez et à la barbe du régiment Al Rakija n’était pas exactement ce qu’elle avait prévu pour soigner ses relations avec la Garde – mais elle ne voulait pas mettre sa compagne dans l’embarras, et elle choisit donc de suivre le mouvement. Ce ne fut qu’à bonne distance de l’entrepôt abandonné que la femme bleue s’arrêta enfin et lâcha sa main, et la jeune femme répondit à son petit rire par une moue mi-figue mi-raisin :
- Bon, entre nos activités d’ce soir et ma disparition mystère j’risque d’avoir droit à un interrogatoire bien serré et une p’tite remise à l’ordre… Mais j’verrai ça demain. En attendant, t’as raison, allons boire un verre – et manger.
À l’assertion de la revenante, elle ne put cependant s’empêcher de froncer les sourcils.
- Comment ça, tu peux pas t’promener dans une taverne ? Enfin, se hâta-t-elle de rajouter, j’comprends qu’ton apparence puisse soul’ver des questions, mais tu dois bien de temps en temps t’mêler aux autres gens, non ?
Certes, elle avait la peau bleue et trois lances plantées dans le corps… Mais elle ne pouvait tout de même pas rester constamment toute seule, cachée aux yeux des autres… si ?
- Mais si tu préfères, j’peux aller ach’ter des trucs et te retrouver un peu plus loin. Parce que j’pense pas qu’on ait les moyens d’privatiser une taverne, acheva-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
Puis, au remerciement de sa coéquipière, elle haussa les épaules, comme si rien n’était plus normal – et pour elle, rien n’était plus normal, en effet :
- Quand j’donne ma parole, j’la tiens toujours. Et j’allais pas t’faire un mauvais coup alors qu’on a travaillé ensemble, quand même.
Dans son esprit, c’était l’évidence même.
Cependant, il est effectivement temps de s'hydrater, ou de s'alcooliser au choix! Pourtant, lorsque la spectre fait mention de ne pas pouvoir se promener dans une taverne a la vue de tous, cela provoque une réaction inattendue chez sa nouvelle amie : certes son questionnement est sans doute compréhensible mais, cela provoque encore un plus grand questionnement chez la non-morte : elle ne sait donc vraiment pas qui elle est? Et en plus elle parle de parole et de confiance, des choses qui semblent si simples pour elle mais qui sont loin de l'être pour la revenante... Un léger soupire se fait entendre, provenant des lèvres bleutés de la morte-vivante alors qu'elle semble hésiter un instant : que faire? Elle pourrait lui apprendre la vérité mais cela ne risquerait-il pas de mettre fin à cette "aventure" ensemble? Pour une fois qu'elle a rencontré quelqu'un d'intéressant et qui ne semble pas vouloir la fuir absolument ce serait dramatique. Pourtant, malgré tout, la revenante n'est pas très friande du mensonge! Certes, elle sait l'utiliser lorsque nécessaire mais, aucune relation de confiance ne s'est jamais basé sur un mensonge... Du moins, aucune qui n'a survécu au temps.
"Tu ignores vraiment qui je suis n'est-ce pas?" Demande-t-elle en plantant son regard spectrale dans celui de la jeune femme. "Certes, mon apparence n'aide pas à créer des liens, ils sont extrêmement rares les gens qui réagissent si bien à la présence d'un cadavre mouvant que tu l'as fait mais... Ce n'est pas pour cela que j'évite les contact..." Commence-t-elle en soupirant doucement. "Je t'ai dis que j'étais garde à la forteresse avant. À l'époque j'ai enquêté sur un affaire de corruption. Peu de temps après, mon unité et moi-même sommes trompés dans une embuscade alors que nous patrouillons dans les montagnes. Lesgardes sur lesquels j'enquêtais nous sont tombés dessus, parmi eux se trouvaient mon conjoint de l'époque... Il est responsable de cette lance!" Dit-elle en désignant de la main la lance centrale transperçant son corps. "Je me suis réveillée des jours plus tard, animée par le pouvoir d'un homme qui vivait dans les montagnes. Les corps de mon unité ont été retrouvé bien plus tard et, puisque mon corps était le seul absent, nos meurtriers ont vite fait de me mettre ce crime sur le dos... Je leur ai fait payé dirons nous... Cela fait deux cents ans que je suis seule, que j'évite tout contact avec le monde et que j'évite la garde parce que techniquement... Je suis une criminelle!" Avoue-t-elle finalement en se frottant la joue du bout de l'index. "Si on me voyait, le risque que la garde se pointe ne serait pas nul et puis, faudrait pouvoir expliquer ce que tu fais avec moi... J'ai pas vraiment avis de t'apporter des... Enfin, plus de problèmes que ceux que j'ai déjà provoqués en t'entrainant ainsi avec moi..."
Efficace mais peu disciplinée : c’était l’étiquette qu’avaient fini par lui coller la plupart de ses supérieurs. Et même si elle faisait des efforts… la discipline, effectivement, restait toujours son point faible. Et cela se savait.
Puis, en réponse à ses interrogations, la revenante lui coula un regard que la jeune femme aurait sans nul doute pu qualifier d’intrigué, si elle avait davantage prêté attention à son interlocutrice qu’à son futur entretien avec le régiment Al Rakija. Dans un soupir, la femme bleue reprit alors la parole… Et tous ses ennuis avec la Garde quittèrent aussitôt l’esprit de la Belluaire.
Sa coéquipière avait ainsi été tuée deux cents ans auparavant, tombée dans une embuscade alors qu’elle faisait partie du régiment du Blizzard, et jugée responsable de ces crimes… D’où le fait qu’elle se cachait non seulement de la Garde, mais aussi des autres citoyens du royaume. Une histoire stupéfiante, et pour le moins… tragique. La Belluaire aurait-elle dû la connaître ? Peut-être circulait-elle toujours dans les rangs de la Garde, ou était-elle censée l’avoir entendue quand elle étudiait à l’Académie militaire… Mais la jeune femme n’avait jamais aimé l’Histoire, comme aucun autre cours théorique d’ailleurs – tout ce qui sortait de la pratique l’ennuyait. Alors apprendre des dates et des événements, vieux de plusieurs siècles, qui plus est… Elle imaginait difficilement quelque chose de moins intéressant.
Même si retenir ses anciens cours d’histoire aurait pu lui être, en l’occurrence, sacrément utile. Et lui éviter une bonne dose d’étonnement.
- Je… Je suis désolée.
Sur le coup, ce fut tout ce qu’elle parvint à dire. Certes, une fois le premier moment de surprise passé, elle comprenait à présent que côtoyer la revenante pouvait, si elle était découverte, lui poser des problèmes, et peut-être même menacer sa place dans la Garde. Certes, la question de l’innocence de son acolyte se posait également – pas que la Belluaire remette sa parole en cause, mais elle avait pu constater qu’elle avait tout de même une manière… singulière de régler ses soucis avec les gens. Et particulièrement violente. La façon dont elle avait « fait payer » leurs crimes à ses meurtriers laissait, en réalité, assez peu de place à l’imagination.
Mais, plus que tout, elle ne pouvait s’empêcher de compatir à tout ce que cette femme avait subi depuis… deux cents ans ? Ça faisait quand même sacrément longtemps. Un bon paquet d’années de souffrance.
- Bon, j’ai compris. On évite les coins fréquentés, et on s’tient éloignées des problèmes.
Rester pragmatique. Revenir à la question initiale – c’est-à-dire boire et manger. À présent qu’elle connaissait toute la vérité sur sa compagne, la jeune garde aurait certes pu lui poser encore davantage de questions, fouiller son passé pour tenter de déterminer son innocence, ou bien carrément tourner les talons… Mais elle n’était ni une juge, ni une inquisitrice. La revenante lui avait fait suffisamment confiance pour lui révéler cet épisode douloureux, elle semblait sincèrement gênée à l’idée de lui causer des problèmes – ça lui suffisait. Elles s’étaient toutes les deux mutuellement sauvé la vie pendant leur rencontre avec les contrebandiers, elles avaient décidé de coopérer alors qu’elles ignoraient presque tout l’une de l’autre, et en avaient tiré profit… Son passé lui appartenait – ce qui comptait pour la Belluaire, c’était ce que celle-ci faisait maintenant. Ce qu’elle l’avait vu faire de ses yeux. Et la fuir pour sauver égoïstement sa peau, pour préserver son travail et ses bonnes relations avec la Garde, aurait été d’une lâcheté qui l’écœurait.
Dans un élan d’affection, la jeune femme lui reprit la main pour la serrer, une fois, avant de la lâcher – une pression-promesse. Tant que sa partenaire ne trahirait pas sa confiance, elle n’aurait aucune raison de trahir la sienne.
- Alors, j’vais ach’ter des choses à boire et à grignoter et on s’pose ensuite un peu plus loin ? Ça t’va, comme programme ?
De nuit, dans un endroit peu fréquenté du Grand Port… Elles auraient peu de chance d’être découvertes.
"Les quais à cette heure... C'est un bon endroit non? Je ne sais pas toi mais moi, je suis rarement au bord de l'eau! Il n'y a pas vraiment de tels endroits au sommet des montagnes du nord." Affirme-t-elle finalement, après tout, peu de chance de croiser quiconque ici alors elles seront tranquilles. Nul doute que la jeune femme aura malgré tout des questions, ce serait surprenant qu'elle n'ait rien a demander alors qu'elle vient de découvrir l'histoire de sa partenaire d'un soir. Peut-être se montrera-t-elle discrète bien-sûr mais après tout, la revenante a promit de répondre à toutes ses questions suite à cette aventure et elle aussi est une femme de parole. Pour l'heure, la proposition de la demoiselle semble plus qu'acceptable, cela semble d'ailleurs la seule proposition censée vu la situation et la nature de celle qui va attendre! Comme elle l'a dit, il vaut mieux se tenir loin de problèmes. "Parfait! Moi j'vais nous trouver un ponton tranquille sur lequel s'installer en t'attendant!"
Et les voici qui se sépare encore une fois, cette fois-ci pourtant aucun doute quant à la suite. Si précédemment elle était craintive de revoir la jeune femme ou même de savoir si elle allait lui signaler son retour comme convenu, cette fois elle sait qu'elle va revenir avec de quoi finir la soirée! Inutile de lui signaler que la nourriture ne sera pas forcément nécessaire vu le goût que cela a dans la bouche de la revenante, après tout elle en a déjà dit beaucoup et elle ne désire pas passer pour un monstre aux yeux de sa nouvelle - potentiellement seule - "amie" ou tout du moins personne de confiance. Le fait d'être une cadavre capable de parler et de se mouvoir en fait sans aucun doute déjà suffisamment un monstre de foire sans en rajouter en plus. Au moins, elle ne doit pas spécialement se déplacer longuement, les quais des entrepôts sont totalement vide en cette heure de la nuit, une chance, au moins sa compagne n'aura pas besoin de la chercher pendant un long moment, loin de la même! Elle s'installe, assit au bord du quai, les jambes pendant dans le vide alors que la lune se reflète dans l'étendue sombre qu'est la mer... Décidément, cette soirée aura été pleine de rebondissement, jamais elle n'aurait pensé terminer son enquête par un tête à tête au bord de l'eau...
- Ça m’va ! J’suis plus habituée aux arbres et aux forêts qu’à l’océan, ça va m’changer aussi.
Ce fut ainsi qu’elles se séparèrent, la revenante à la recherche d’un ponton solitaire, la Belluaire en quête de boisson et de nourriture – poussée par son estomac dont les grognements se faisaient de moins en moins discrets. Quittant la zone des entrepôts, elle prit la direction des quartiers centraux plus animés du Grand Port, où de nombreux commerces devaient être encore ouverts malgré l’heure avancée. Rumeurs et éclats de voix de plus en plus bruyants au fur et à mesure qu’elle avançait, pénombre peu à peu trouée de taches de lumière clignotantes… Elle se rapprochait du centre et du quartier touristique, cela se sentait – en arrivant dans une large rue aux allures festives, elle se fit bousculer par un groupe de jeunes gens masqués et déguisés qui riaient aux éclats et la dépassèrent sans même sembler s’apercevoir de sa présence. Ici, la nuit avait des apparences de gigantesque kermesse colorée, et les effluves de poisson grillé qui flottaient dans l’air la firent saliver.
Elle entra dans la première taverne qu’elle avisa – dans la salle principale enfumée, un groupe de musiciens se déchaînait devant des clients plus occupés à bavarder qu’à les écouter, et une plantureuse chanteuse en robe rouge essayait désespérément de retenir l’attention de son public qui enchaînait les chopes d’alcool sans lui accorder davantage que quelques applaudissements épars. De tout cela résultait une atmosphère saturée de sons, de notes, de voix et de tintements de plats et de couverts, et la jeune garde eut toutes les peines du monde à se faire entendre d’un serveur auquel elle commanda deux bouteilles de bière, des galettes de maïs, un plateau de fromage et des sardines grillées. À vrai dire elle avait l’impression, en cet instant précis, qu'elle aurait été capable d’avaler une planche entière de charcuterie à elle toute seule… Et ce ne fut que le faible contenu de sa bourse qui la dissuada de commander encore davantage.
Une quinzaine de minutes plus tard, elle était ressortie de la taverne avec les oreilles bourdonnantes, un lourd panier porté à bout de bras. À présent direction les quais, de nouveau – et ce ne fut pas sans un certain soulagement qu’elle laissa derrière elle l’atmosphère fiévreuse et délurée du quartier touristique et de ses bistrots. Retour au silence et à l’obscurité bleutée, teintée de la pâle luminescence du clair de lune… Une fois arrivée sur les quais, elle inspira une grande bouffée d’iode et de sel avant de commencer à longer les navires amarrés – et elle n’eut guère de peine à distinguer, au bout de quelques minutes, la silhouette de sa nouvelle amie. Elle la rejoignit rapidement et, sans un mot, s’assit à côté d’elle, après avoir posé son panier dans leur dos – pas trop près du bord, ça aurait été bête qu’un geste malheureux l’envoie valser dans la mer. Le clapotis des vaguelettes avait quelque chose de serein, d’apaisant, et ce fut naturellement que la jeune femme enleva ses chaussures. Elle n’avait pas les jambes assez longues pour les laisser tremper dans l’eau, mais elle était heureuse de pouvoir enfin se détendre et se délasser un peu après cette longue soirée.
- Bon ben voilà, l’repas est servi…
Elle offrit un sourire à sa compagne, puis lui tendit l’une des deux bouteilles de bière qu’elle avait rapportées.
- À la tienne ! Et au succès de notre mission rond’ment menée !
Et avec un clin d’œil, elle décapsula sa propre bouteille et avala une longue gorgée de bière.
"À nous!" Affirme-t-elle en trinquant, buvant une gorgée de bière qui est aussi dégoutante que toutes les autres fois, l'un des désavantage à la mort, tout goûte la cendre ou le moisi lorsqu'on est un cadavre, même un cadavre aussi bien conservé que la non-morte! Elle ne dit rien cependant, c'est elle qui a proposé de boire un verre, sans même penser au départ que la jeune femme accepterait, il serait bien malvenu de lui faire remarquer sa condition après cela... Les yeux dans les vagues autant que dans le vague, observant un point invisible à l'horizon, la revenante laisse le calme et le silence s'installer, pour la première fois depuis le début de cette étrange aventures, les deux demoiselles peuvent se permettre de souffler. Mais jusqu'à quand exactement? Naturellement, la précarité de la situation n'échappe pas forcément à la spectre, la réalité de cette "relation" non plus. Le fait est qu'il existe des évidences qu'il est difficile d'ignorer.
"Maintenant que cette affaire est terminée, je suppose que tu vas retourner au village perché? Moi je vais reprendre la route vers les montagnes. Ce sera un au revoir et encore rien n'est moins sûr!" Commence-t-elle brisant le silence. "Si l'on se revoit en plus, ce sera probablement ton devoir de me passer les menottes... Ça pourrait me plaire dépendant de la situation, mais si tu pouvais éviter les menottes anti-magie j'apprécierai, je pense que ça mettrait également fin au pouvoir qui agit sur mes lances..." Continue-t-elle, se risquant un peu d'humour mêler à une sorte de "séduction" comme souvent lorsqu'elle hésite sur ce qu'elle cherche à dire ou qu'elle tente de provoquer quelqu'un. "Bref, je suppose que cette soirée, ce moment que l'on passe ensemble, risque d'être le dernier n'est-ce pas?"
Légèrement mélancolique, elle évoqua leurs retours respectifs dans leurs régions natales – et leur inévitable au revoir… La Belluaire reprit une gorgée de bière avant de lui répondre :
- Tu sais, l’royaume est grand, c’est vrai… Mais le hasard des rencontres fait parfois bien les choses. Puis on sait où chacune de nous habite, maint’nant… Alors les rencontres peuvent aussi être provoquées, non ? ajouta-t-elle avec un petit clin d’œil et un sourire en coin.
Elle savait qu’officiellement, tout moment qu’elle passait avec cette femme pouvait la compromettre. Mais, officieusement… Elle avait bien le droit de rendre de temps en temps visite à une amie, n’est-ce pas ?
- J’ai bien compris qu’il valait mieux pas qu’on m’surprenne avec toi mais si, une fois de temps en temps, on s’retrouve pas trop éloignées l’une de l’autre… J’crois qu’on est toutes les deux capables de s’montrer suffisamment discrètes pour passer un p’tit moment ensemble sans s’faire repérer. Tu penses pas ?
Le fait est qu’elle appréciait son acolyte, et que le passé de cette dernière n’y changeait absolument rien. Alors oui, cela pouvait être dangereux pour elle d’être surprise en sa compagnie – mais jamais le danger ne l’avait faite reculer. Et s’interdire de voir une personne qu’elle considérait à présent comme son amie, simplement à cause d’une histoire vieille de deux cents ans et de son appartenance à la Garde… il en était hors de question.
De toute manière, elle n’avait jamais supporté les contraintes.
- En tout cas, sois sûre que j’serai ni celle qui te dénoncera, ni celle qui t’arrêtera, affirma-t-elle en mordant dans une nouvelle galette, sans saisir l’ironie de sa partenaire concernant les menottes. Jamais.
Son sens du devoir vis-à-vis de la Garde était important, certes… mais pas davantage que sa loyauté à l’égard de ses proches. Et si la revenante ne faisait pas encore, à proprement parler, partie de ses proches… Elle était tout de même devenue son amie. Sa camarade. Et c’était, aux yeux de la Belluaire, quelque chose qui comptait. Vraiment.
Combattre côte à côte, ce n'était tout de même pas rien, non ?
Une nouvelle gorgée d'alcool sans prononcer le moindre mot, parler maintenant ne serait pas une bonne chose, sa voix trahirait son émotion et en même temps, briserait cette image de solitaire insensible qu'elle s'est forgé avec le temps. C'est vrai qu'elle n'a jamais eu beaucoup d'amis, même de son vivant, ce n'est pas qu'elle ne le voulait pas bien-sûr mais, elle n'avait pas le temps! Il y avait toujours une mission, toujours un entraînement, toujours une obligation qui était prioritaire et qui l'empêchait de sympathiser avec les gens. En plus, son attitude n'aidait sans doute pas : trop sérieuse, trop droite, n'ayant pas forcément un sens de l'humour conventionnel - un point qui s'est amélioré avec ses années de non-mort sans doute - mais elle s'était convaincue elle-même que cela était mieux. Sans doute avait-elle tord? La question ne s'était jamais posée avant ce soir et maintenant? Qu'en est-il? Elle secoue la tête, vient cogner son épaule contre celle de sa partenaire, légèrement mal à l'aise même si elle tente de le cacher, elle sourit avant de plisser les yeux.
"Dis donc... T'as déjà en tête de planifier d'autres rendez-vous secrets?" Nouvelle gorgée de bière avant de ricaner doucement. "Ça tombe bien remarque, j'ai entendu des rumeurs sur le village perché! Il parait que c'est magnifique mais qu'un tueur a sévit pendant un moment... J'pensais venir mener mon enquête tu pourras me faire visiter durant la nuit!" Affirme-t-elle sans même tenter de cacher le fait qu'elle compte se mêler des affaires de la garde. De toute manière vu la soirée qu'elles viennent de passer, nul doute que la jeune femme a bien comprit que la revenante aime se mêler d'affaires qui ne la concernent plus depuis sa mort. Un léger moment d'hésitation, une inspiration sans doute un peu trop forte, et finalement elle se lance, laissant probablement un peu plus que prévu sa "barrière s'abaisser". "Merci... J'ai pas souvent l'occasion de le dire aux gens! Tu sais, même s'il y avait pas cette histoire de tueur, j'aimerai bien te rendre visite à condition que cela ne t'attire pas de problèmes bien-sûr... C'est pas fréquent pour moi de pouvoir aller voir une amie."
- Enquête et visite de nuit, donc… Plutôt original, comme programme d’vacances, mais au moins t’as d’la suite dans les idées !
Évidemment, il faudrait qu’elles se montrent plus discrètes qu’au Grand Port, la jeune femme n’ayant aucune envie de créer des remous avec sa hiérarchie directe – avec le régiment Al Rakija, ça passait encore, mais elle tenait davantage à son image au sein des Belluaires… Mais elle savait sa nouvelle amie suffisamment intelligente pour le comprendre toute seule, sans qu’elle ait besoin de le lui spécifier. Et puis, cette dernière avait de toute évidence l’habitude de faire attention. Au fil de toutes ses années de clandestinité, la prudence lui était sans doute devenue une seconde nature.
Aux remerciements de la revenante, la garde sourit de nouveau – un sourire sincère, et chaleureux. Elle avait perçu la légère émotion au fond de la voix, et ces mots tout simples la touchèrent.
- Ça m’ferait très plaisir à moi aussi de t’revoir, vraiment. Puis t’es ma première amie mort-vivante… C’est pas rien, quand même, ce genre d’relation, ça s’cultive ! ajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie. Puis, retrouvant son sérieux : Mais tu sais, t’as à m’remercier de rien du tout, on est une équipe maint’nant. Et j’suis sûre qu’en prenant suffisamment d’précautions, on évit’ra les problèmes… Même si au Village Perché, j’évit’rai les arrestations nocturnes et j’me cantonn’rai plutôt aux visites touristiques, compléta-t-elle avec un clin d’œil.
Nouvelle gorgée de bière, nouvelle bouchée de galette. À la vitesse à laquelle elle mangeait – dévorer aurait été un terme plus juste – elle ne tarda pas à se sentir agréablement repue, et étouffa un long bâillement dans le creux de sa main. Toute la fatigue de la journée et de sa nuit à jouer au chat et à la souris lui tomba brusquement dessus. Le lendemain, elle aurait très certainement des comptes à rendre au régiment Al Rakija, et serait sûrement tirée du lit aux aurores… Elle ne pouvait pas se permettre de rester assise jusqu’à l’aube sur les quais, à boire et à bavarder avec sa nouvelle amie, malgré le plaisir que cela lui procurait. Et elle allait avoir besoin d’un minimum de sommeil pour affronter les interrogatoires qui l’attendaient…
À regret, elle finit donc pas se tourner vers sa compagne :
- J’aurais bien aimé passer encore un peu plus de temps avec toi, mais j’crois que j’vais devoir rentrer… Mais on s’revoit donc au Village Perché, si tu veux ? Passe quand t’en as envie et fais-moi signe à ton arrivée – j’suis sûre qu’tu trouveras un moyen pour m’avertir d’ta présence…
Face au visage de la femme bleue, elle hésita un instant – faillit lui tendre la main, comme elle avait l’habitude de le faire avec les collègues avec lesquels elle avait partagé une mission, mais trouva ce geste un peu trop formel et, au dernier moment, la prit dans ses bras. Leur accolade dura quelques secondes, puis la Belluaire s’écarta avant de sauter sur ses pieds – reprenant au passage un morceau de fromage. Un bref sourire, fulgurant de blancheur dans la pénombre ambiante :
- À bientôt, Lacey ! Et en attendant, port’-toi bien !
Puis, sur un dernier signe de la main, la jeune femme tourna les talons et ne tarda pas à disparaître au milieu des masses sombres des navires amarrés.