Je suis contente d'avoir retrouvé Dhim, mais je bouillonne. Mon familier le ressent, puisqu'il m'envoie des ondes de sérénité pour essayer de me calmer. Ça ne marche pas vraiment, et je marche à côté des trois autres en fulminant. Si je réussissais à écouter la petite voix sensée qui essaye de se faire remarquer au fond de moi - pourquoi d'ailleurs a-t-elle le ton sarcastique de Vrenn, celle-là ? - je dirais que c'est une bonne chose d'être revenus au port, et de ne partir que demain, reposés et soignés. Je pourrais accepter que les coups que je me suis pris méritent un peu plus d'attention que je leur ai porté, que la fatigue est bien présente et que je suis quasiment à court de jus au niveau de mon pouvoir. Je pourrais, mais je refuse. Déjà, parce que je suis peut-être un peu blessée dans mon ego qu'on ne m'ait pas laissé n'en faire qu'à ma tête. Et ensuite, parce que je voulais vraiment tirer cette histoire au clair, et tout de suite, avant de perdre la piste. J'angoisse, évidemment, que demain matin, le cristal ne réagisse plus, et qu'une fois de plus je n'arrive pas à aller au bout du secret.

Du coup, je bouillonne. J'ai envie de casser la gueule à quelqu'un, ça va tourner au vinaigre. Je regarde mes camarades les uns après les autres. Bordel, je me suis déjà battu avec ces trois hommes. Et je viens de livrer une grosse bataille à leurs côtés. Ça me calme, un peu. Je tape dans un caillou, ça fait pas grand chose, mais au moins je montre mon désarroi. Et je fusille Vrenn du regard. C'est pas juste, et c'est pas vraiment sa faute, mais là tout de suite, ma colère est dirigée vers lui. Puis vers Marius, quand on arrive en face de lui et que ce débile ne semble pas comprendre le problème. Je vais pour prendre la parole quand Vrenn s'en charge, ça me force à respirer avant de parler. Et à redescendre, un tant soit peu. Dhim vient fourrer sa tête dans mon cou et m'envoie une ultime onde de calme qui m'atteint enfin. Je soupire doucement, et la fatigue me retombe sur les épaules. Je me contente donc d'appuyer les dires du Sbire, d'un petit signe de tête, avant d'en rajouter une couche, assez froidement.

« Un navire... avec son équipage, évidemment. Et pas le même genre de pleutres que le gars de tout à l'heure. Y'a pas de couille dans le potage, on ne leur demandera pas de se battre, juste de nous amener là où nous devons aller, mais surtout ce serait pas mal qu'ils ne fuient pas à la première vaguelette suspecte. »

Je le fixe. S'il ose nous dire non, je passerai pas par quatre chemins, et j'irai voir Al Rakija. Ça fait longtemps que je n'ai pas vu le capitaine du Grand-Port, ce sera l'occasion, même si j'aurais préféré ne pas aller le voir pour lui demander un service. Avec lui au moins, pas de salades, on peut se parler assez directement, même si on n'est pas spécialement proches. Et il doit bien avoir un bateau qui traîne à me prêter, si ce Marcus est réticent.

Fiche simplifiée:

Inventaire complet:

Je vais me le faire. Je vais l'emplafonner sur place. Je suis tout autant blessée dans mon ego de ne pas réussir à négocier convenablement et jauger mon interlocuteur que j'ai envie de le buter face à sa réaction hautaine. Vrenn prend la parole, il tente de sauver les meubles. Pour une fois que c'est lui le raisonnable...

« V'là le cristal, et v'là la direction qu'il indique. Tenez, prenez-le. On peut fumer chez vous, si je comprends bien ? Vous permettez ? ... Je vous emprunte votre briquet. Merci. Alors, vous en pensez quoi ? Etrange, hein ? »

Je marque une pause, tire une latte.

« J'veux bien apprendre à respecter les hommes du port, même l'autre gars là que vous avez envoyé tout seul avec nous au casse-pipe, mais on peut dire qu'il y a un partout et balle au centre vu comment vous nous sous-estimez depuis le début. On n'est pas des aventuriers et des gardes d'eau douce, comme vous dites, renseignez-vous un minimum sur les gens en face de vous et vous comprendrez à qui vous avez affaire. Et on a mis en déroute la bestiole, on en a découvert bien plus que tous vos marins et vos navires de guerre, à quatre. Je dis pas qu'ils étaient pas capables de le faire aussi, hein, juste qu'ils ne l'ont pas fait. Alors on va reprendre de zéro, tout le monde va apprendre le respect, moi la première, et on va discuter tranquillement. »

Surtout que s'il me fait chier encore longtemps, je connais la direction de la sortie.

« Vous en pensez quoi, de ce cristal ? Nous on a déjà vu ça, avec Jin ici présent, il y a quelques lunes. Sur une île qui apparaissait plus au Nord sur le littoral, qui s'est révélée être contrôlée par des pirates. Ils disaient que c'était un tortugram, on a jamais pu savoir si c'était le cas ou pas. Et ces cristaux permettaient de contrôler la créature, ou l'île, ou n'importe quoi que c'était, pour la diriger, et la faire plonger sous l'eau, notamment. On a dû la quitter dans la précipitation pour ramener des civils qui avaient été faits prisonniers, et on a pas pu l'étudier plus en détail, elle a disparu après. Mais si les deux affaires sont liées, ça veut dire qu'il y a une présence humaine derrière ces créatures et ces attaques, et la garde est donc plus que concernée par l'affaire. Si vous ne nous faites pas confiance, à nous, n'hésitez pas à refiler le cas au capitaine de la garde du Grand-Port. »

Je fais preuve de bonne volonté, en apparence. En vérité, je sais que s'il me fait perdre mon temps en essayant de me voler mon affaire, Yuduar me la rendra dès que j'irai lui en parler. Je prends pas trop de risques. J'écrase ma cigarette dans son cendrier, et tire un sourire en demi-teinte. Je le savais, qu'il fallait continuer direct. Là, on est bloqués par un fonctionnaire, tout aussi compétent et expérimenté soit-il. Je préférais encore être bloquée par les crocs du diable marin, bordel.

« On essaie juste de vous aider, je vous assure. Pour la sécurité des gens du Grand-Port, pas pour les cristaux. Enfin, je parle pour moi, mais vous aurez compris que je suis celle qui a le sang le plus chaud ici. »

C'est pas vrai, c'est Jin, mais passons.

« J'aime bien finir le taf que j'ai commencé, c'est tout. »

On est expulsés, et je me retrouve conne. En plus il a pris mon cristal. Ma colère fond comme neige quand je comprends que mon comportement nous a saboté, et ma culpabilité revient au triple galop, vite suivie par la concentration qui me caractérise quand je suis déterminée.

Il faut que je tente le tout pour le tout, j'abandonne pas comme ça.

« Trouvez une auberge pour la nuit, buvez un chocolat chaud avec des chamallows, je vous retrouve plus tard. Si vous êtes toujours motivés pour partir demain. »

Je m'éloigne des deux aventuriers pour glisser à l'oreille de Vrenn quelques mots.

« Prépare toi à me faire oublier. »

Et les laissant partir devant, je fais demi-tour, direction le bureau de Marius. Devant la porte, évidemment, on m'empêche de passer. Mais j'ai plus d'un tour dans mon sac. J'attends patiemment, en retrait, que la porte s'ouvre, pour me glisser dans une ombre à l'intérieur. Je saute d'ombre en ombre dix fois pour arriver devant le bureau. Marius est toujours à l'intérieur, la porte n'est pas fermée à clef. Je capture la lumière d'un cristal et augmente ma vitesse pour rentrer et refermer derrière moi. Mon cadenas à serrure enchantée se referme sur la poignée.

« Marius, discutons. Je suis venue m'excuser. »

Je m'approche de lui, et active le Médaillon d'Ovide pour prendre l'apparence du maître-espion, que vu son poste prestigieux, il connaît forcément.

« Nous sommes partis sur de mauvaises bases. Ma colère face à ce que je considère une défaite s'est déversée sur tous les gens autour de moi, désolée. Maintenant que nous nous parlons d'égal à égal, en toute honnêteté,  vous comprenez que j'aurais pu faire sans, mais je préférerais régler ça à l'amiable, entre gens civilisés - ce que je n'ai pas été. »

Je marque une pause, sors ma plaque de maître-espion et la pose sur la table. Puis je reviens vers la porte et la déverrouille. Je prends le temps de détailler toutes les entrées, toutes les sorties, la moindre petite évacuation. Au cas où. Et je reviens vers lui.

« Je peux repartir immédiatement si vous le souhaitez. Mais je voudrais discuter - négocier, même, si vous me le permettez. La balle est dans votre camp, je suis votre débiteur. »

Et je ne peux pas me coucher plus bas que ça. Mon coup de poker passe ou casse, heureusement que j'ai encore un as dans ma manche...

****

Son pas léger frôla le ponton qui amarrait encore leur navire au quai, sa silhouette prise dans les replis d’une cape chaude dont la capuche était pour l’heure rabaissée sur ses cheveux d’un roux trop flamboyant. Elle avait émergé des brumes et des ombres, des volutes sépulcrales de brouillard étirant leurs anneaux dans la zone. Cela forgeait comme une matière presque non naturelle et dense autour d’elle, et certains pans s’accrochaient pour ainsi dire tendrement à ses membres… Cela ne l’empêcha guère d’étreindre Zahria avec énergie, le Maître espion ne paraissant nullement surpris de la voir soudainement surgir de la nuit.


Les autres devineraient sans peine qu’un coup de cristal efficace était en cause dans ce mystère. Et Luz qui ne répugnait jamais à chasser les plus terribles secrets d’Aryon, même lorsqu’ils faisaient douze mètres de carapace et de férocité, n’avait pris que le temps d’attraper ses affaires d’expédition avant de prendre le portail qui l’avait menée au Grand Port. Elle recula d’un pas et jaugea l’équipage patibulaire de même que ses trois nouveaux camarades d’aventure :

« Messieurs Dame… »

Elle porta deux doigts à la lisière de sa capuche et les salua d’une infime courbette mi taquine mi moqueuse.

« C’est un plaisir que d’embarquer avec vous par cette splendide journée. »

Le ton était ironique, la pensée l’était beaucoup moins. Elle se sentait faiblir d’excitation, pressentant le savoir qui les attendait par-delà l’horizon.


Pour ceux qui se posèrent brièvement la question, la brume qui l’avait si amoureusement étreint jusqu’à présent se ramassa progressivement autour de son corps et prit la forme d’un mist foutrement méfiant de deux mètres sur trois. Cela n’empêcha nullement l’animal d’enrouler immédiatement le bout de sa queue de Zahria à Luz, à la manière d’un chat jaloux s’assurant pleinement de montrer à tout le monde quels étaient précisément les membres de sa meute à ne pas embêter.


Elle ne souhaitait pas le mettre en danger, et l’eau n’était pas le terrain favori de Renkhi. Dans le pire des cas, elle disposait d’une boucle de rappel pour le téléporter à leurs côtés, mais elle préférait n’avoir à s'en servir qu’en cas d’extrême urgence… Au moins disposaient-ils de l’entièreté du trajet pour s’asseoir sur le pont et recevoir tour à tour la magie de Vol vie. Elle leur fit d’ailleurs signe de s’avancer l’un après l’autre jusqu’à elle afin de procéder aux dits soins, indifférente à la gestion même du bateau.

« Des informations ou des consignes particulières à me transmettre pendant que nous naviguons… ? »

Pour sa part, elle leur brossa rapidement un portrait succinct de ses compétences magiques, foudre, Métrique, Vol vie et katars réunis. Et précisa qu'elle manquait donc singulièrement de puissance offensive, ses atouts se situant davantage dans son profil de support.

Résumé :

Inventaire :

Je continue à me demander comment on faisait, avant, quand il y avait pas encore les cristaux de communication et les portails de téléportation. Ça me paraît tellement impossible d'imaginer un monde dans lequel Luz ne débarque pas en moins d'une heure même si elle est à l'autre bout du pays.

J'aime pas l'embarquer dans des missions suicide comme ça, mais il faut dire que c'est la femme de la situation. Et elle arrête pas de me rabâcher à quel point elle manque d'adrénaline, coincée dans son bureau, et que l'entraînement de Naëry porte ses fruits, que le dojo qu'on a installé dans la cave ne sert pas à rien.

Alors bon, faut bien que j'en atteste par moi-même. Et puis surtout, faut bien avouer, entre Jin le dépressif et Vrenn mon semblant d'ex-qui-n'en-est-pas-vraiment-un, je suis contente d'avoir une présence rassurante comme celle de Luz à mes côtés. Ça m'évitera peut-être de me reprendre un coup de colère comme tout à l'heure avec Marius.

Je caresse doucement les oreilles de Renkhi, et la laisse faire son boulot. Comment on faisait, avant, déjà, sans les cristaux de communication, les portails de téléportation, et les sensuelles médecins orageux ?


Dans un coin tranquille à l'arrière du bateau, je viens de finir d'informer la belle rousse de la situation, sans rien omettre. Le combat contre le démon marin et les deux entrevues avec Marius, mais aussi notre quête d'il y a quelques lunes avec Flammèche et Mad' sur l'île sombre, le lien entre ces deux événements avec le cristal qui nous indique la direction à suivre. Je lui ai même parlé rapidement du rapport que j'ai eu sur l'état psychologique de Jin et des autres rescapés de l'île du Songe. Sale histoire, mais en tant que médecin, elle est mieux placée que quiconque pour comprendre qu'il faut le surveiller.

Je le vois remonter sur le pont, d'ailleurs, au loin, et fait un signe de tête à Luz pour lui faire comprendre que je vais le rejoindre. Il marche vite, soit il a le mal de mer, mais dans mes souvenirs c'était plutôt Mad' qui y était sujette, soit il y a un truc qui va pas. Il m'a pas entendue, je crois, il a l'air dans ses pensées. Il se met à parler tout seul, accoudé au bastingage. Je devrai me casser, il fait sa prière. Mais la curiosité me colle à la peau, déformation professionnelle. Je me cache contre un mât et je tends l'oreille, en silence, respectueusement.

En l'écoutant parler, je m'en veux un peu, quand même, d'avoir embarqué Vrenn et Luz dans cette affaire. Jin a clairement des trucs à régler avec la mer, et moi je me suis engagée parce que je voulais le protéger, mais eux ils ont rien demandé. Surtout le Sbire. Mais j'arrive pas à me passer de lui, malheureusement. C'était quoi, déjà, qu'il avait dit, l'autre ? "Il sera le meilleur espion de sa génération", ou une connerie dans le genre ? Mon ego s'en est toujours pas remis, mais franchement je serais mal placée pour lui donner tort. Moi même, dans mes éclairs de lucidité, je me rends compte que je vaux pas grand chose comme maître-espion. Si j'avais pas ma botte secrète en la présence de Vrenn, ça fait un moment que la Cabale ou n'importe qui d'autre aurait eu ma peau, et dézingué l'intégralité du pôle espionnage.

Je me ramollis. Ça doit être le discours de Flammèche, qui touche à sa fin d'ailleurs. Je me mets une gifle mentale, et me glisse dans une ombre pour m'éloigner de l'amant de la première ministre, histoire qu'il se rende pas compte que je l'espionnais en pleurnichant sur ma propre situation. Comme par un magnifique hasard, on finit par se retrouver, tous les quatre, à peu près au centre du bateau. Dhim sort de sous mes vêtements pour sauter sur Jin, puis sur Luz, avant de jeter un regard noir à Vrenn. Il a tout compris, mon Lumios.

Je regarde autour de nous. Le capitaine et le cartographe se disputent, les matelots s'affairent. Il y a bien ce gars encapuchonné un peu plus loin, qui semble louche, mais vu le genre de bateau que Vrenn nous a dégoté, c'est le genre de présence qu'il faut accepter sans faire de vagues. On se regarde entre nous, après. Le moment de faire le point, je suppose.

« Bon. On sait pas trop sur quoi, sur qui on va tomber. J'ai pas beaucoup mieux à vous dire que "restez sur vos gardes et prenez des forces tant que vous pouvez"... Cette histoire de cristal me fait penser qu'il y a une présence humaine derrière cette affaire, et à priori, pas des tendres, pour utiliser ce genre de procédés. »

Je les regarde tous les trois, tour à tour. Je leur fais entièrement confiance, à tous les trois, et j'ai vécu avec eux des choses en moins d'un an ce que l'immense majorité de la population d'Aryon ne verra jamais en une vie complète. Ils me comprennent, quand je fais référence à une présence humaine, aux conséquences que ça peut avoir. Flammèche ne connait pas mon véritable métier, mais les deux autres oui. Ils savent bien qu'en dehors de tout affect que je peux avoir pour l'enflammé, il est de mon devoir d'aller au bout de cette affaire, pour la sécurité publique. Je passe un doigt machinalement sur la cicatrice au-dessus de mon sourcil, en réfléchissant à la suite.

« Je crois qu'on a tous un peu fait l'étalage de nos compétences pendant le combat d'hier, dont j'ai fait un résumé à Luz, mais si quelqu'un veut rajouter quelque chose, c'est le moment. Faut profiter du calme avant la tempête. »

Dhim revient sur mon épaule, je regarde vers le ciel. Mes yeux vrillent au doré face à la lumière du soleil. Ouais il fait beau. Pourvu que ça dure.