On aurait mauvaise grâce de se plaindre. J’veux dire, ils nous ont dégoté une place, merdique, certes, dans un coin, pourri, je l’admets, avec des détours, moisis, c’est certain, mais ils se sont engagés à nous suivre dans la direction qu’on demandait. Faut dire, c’était pas gratuit, alors ils peuvent bien jouer les transporteurs pour des gens qu’ont manifestement rien d’autre à foutre de leur cristaux que se balader dans des zones interdites.

Reste que la balade est un peu longuette, à les regarder tuer des gros poissons avec moult cris de joie, tapes sur l’épaule, et promesses d’aller faire un tour dans les meilleurs coins du Grand Port une fois qu’ils reviendront, les poches pleines d’espèces clinquantes et trébuchantes. Mais on n’est pas trop en position de gueuler : si le grade de la patronne a servi à rien contre le chef du port, il risque encore moins de servir en pleine mer sur un équipage de contrebandiers qui sont plus ou moins notre seule moyen d’accomplir notre mission, puis de rentrer ensuite.

Bref, c’est un voyage en mer, donc on s’emmerde.

Y’a le type mystérieux que j’surveille, quand même, mais il a l’air d’être un sacré touriste, à zoner comme il le fait, sans trop se préoccuper de ce que nous on fait. Donc j’glande sur le pont, j’pionce un peu dans le hamac, et quand la nuit tombe, j’suis pas particulièrement claqué. C’est pas dommage, pasqu’on tombe sur ce que, dans leurs jargons, on appelle un grain. Un p’tit, hein, un gringalet, p’tet, pour reprendre le calembour du matelot.

J’me suis rendu compte qu’il s’était bien foutu de ma gueule quand ça a commencé à devenir tellement agité qu’on manquait de s’taper contre les murs, en bas. Weiss était bizarre, le genre électrique, j’en ai les poils des bras qui se hérissent rien qu’à passer à proximité. Et, surtout, on monte, on descend… J’commence à chopper la gerbe.

« J’vais faire un tour en haut. »

J’pense que j’ai le teint un peu verdâtre. Ou, en tout cas, pâlot, mais dur à dire sans miroir, et c’est pas trop le moment de regarder si mon maquillage a coulé ou pas. J’monte difficilement en m’tapant dans la moitié des murs du bateau, puis j’émerge et j’ai l’impression qu’on m’colle un seau de flotte dans la tronche. Honnêtement, ça fait du bien. J’sens que le haut-le-cœur va passer, et j’regarde dehors. On était sur une p’tite exagération, j’crois.

Au sommet de la vague, j’constate l’abysse qui nous regarde, et qu’on regarde aussi. Y’a bien quinze mètres quasiment à la verticale, et la vague suivante remonte sec tout de suite derrière.

« C’est normal, ça ? »

J’gueule, mais le timonier se contente de m’faire un sourire moqueur et signe de redescendre me mettre au chaud. Nouveau choc. J’m’accroche à un bout de corde qui traîne, dans l’escalier, pour pas m’faire balancer par-dessus bord, et j’me dis que ces conneries, c’est vraiment pas pour moi. Mais l’air frais, même dégueulasse comme ça, ça fait du bien… Alors j’reste un peu blotti dans l’entrée vers le dessous du pont.

Spoiler:

J’ai comme un blanc.

Puis ça passe. La nausée a passé aussi et j’peux pas empêcher un rictus, ou p’tet même un sourire, apparaître sur mon visage. C’est le fil du rasoir, ça, le moment où on saura si on sera tous oubliés et digérés ou si on rentrera p’tet en héros, en prophètes, en aventuriers ou tout simplement vivants. C’est ça qu’était marrant quand j’marchais sur les toits en pleine nuit, c’est ça qui donne un semblant d’intérêt à tous mes passe-temps, faut croire.

L’inconnu saute à l’eau pour rejoindre la créature qui fait autrment plus peur que le diable marin, et j’lâche un ‘’Bon débarras’’ à voix haute. Personne m’entend, avec les cris et le fracas des éléments, de toute façon. Par contre, ne plus avoir cet inconnu qui traîne sur notre navire, on sait pas trop pourquoi, ça veut dire qu’il pourra pas nous la mettre à l’envers à un moment qui nous arrangera pas.

Les autres commencent à sortir les morceaux de baleine. J’serais incapable de dire si le scolopendre géant a faim, ou s’il prend juste une douche d’électricité. On distingue même pas ses yeux, là-haut, juste une forme colossale illuminée parfois à la faveur d’un éclair qui ne lui fait rien. A la place de Weiss, j’me sentirais pas trop d’humeur à lui chercher des noises, ça fait aucun doute.

Pendant que j’observe, les gabiers essaient désespérément de corriger la voilure, et le capitaine est arc-bouté avec le timonier pour maintenir un semblant de cap, tout en gueulant des ordres qu’on n’entend déjà plus à quelques mètres. Le pont a l’air surpeuplé, tout à coup : tous les marins qui sont pas de quart sont sortis de leurs hamacs pour prêter main-force à leurs copains, et j’vois qu’on se prépare à balancer la baleine.

Vrai que le fou, ça risque de lui faire un peu juste, comme casse-dalle, au monstre. P’tet même qu’il passe entre deux queunottes.

Les morceaux sont chargés sur d’immenses plaques flottantes, apparemment manipulées par Weiss. De son côté, la patronne essaie d’utiliser le cristal. Vrai que si encore un monstre magique nous tombe dessus, c’est pas déconnant, comme façon de penser… Reste que même le gros mammifère marin m’a l’air de faire un peu juste.

L’important, c’est de toujours être préparé, y compris quand la saloperie va fracasser notre vaisseau par inadvertance en se retournant ou en voulant se gratter le nez. J’sors ma super-combinaison, et j’fais l’inventaire du reste pour m’assurer que j’ai de quoi survivre, le cas échéant. Je crois pas que la mini-barque sera super utile dans une tempête pareille, cela dit…

A côté de moi, des braconneurs ergotent.

« Je pense qu’il faut lever les plaques le plus haut possible pour qu’il les voit !
- Non, il faut les balancer à l’eau !
- Mais pas tout de suite, c’est trop proche du bateau !
- Mais putain c’est quoi ce truc ?
- Aye, c’est un scolopendre des mers, jeunot. Mon père en a vu un y’a cinquante ans ! Il se battait avec un léviathan ! »

Le vieux loup de mer qui dit ça hoche la tête d’un air sage. Mouais. Mettons.

« Mais du coup on fait quoi ?
- Vous allez bosser, putains d’Lucy ! Gueule le capitaine.
- Aye, aye, ‘pitaine ! »

Alors que j’vérifie mon sac sans fond, j’tombe sur des p’tites boules rigolotes, non pas celles-là. Là, c’est les appâts presqu’universels. Il est temps de vérifier si ce truc marche vraiment. J’balance les trois que j’ai sur trois différentes plaques, où ça se loge mollement dans la barbaque découpée. Pas sûr que ça fonctionne sur le scolopendre des mers, mais ça attirera p’tet d’autres bestioles qui, elles, l’intéresseront, surtout s’il est là pour bouffer un coup.

C’est que j’vois mal ce qui pourrait résister à ces mandibules, après tout.

Spoiler:

J’ai chargé Focus, et plus que la durée minimum de cinq secondes. J’ai même poussé ma magie à aller le plus vite possible dans la bague, en espérant que cela rende le tir plus puissant, le cas échéant. Et j’ai essayé de trouver où tirer. Les yeux, probablement, pour essayer de toucher des fonctions nerveuses derière, mais j’sais même pas si ça a un cerveau ou si c’est comme d’autres trucs, juste une suite de terminaisons nerveuses qui sont pas centralisées. A mon avis, personne sait vraiment, pour ce bestiau.

J’suis vraiment pas certain que ça aurait servi à quelque chose. Un trou de la taille d’un poing sur un machin aussi immense… P’tet l’équivalent d’un gros moustique, quoi. Evidemment, j’ai pas tiré. Il avait enfin l’air de porter son attention ailleurs, à savoir les délicieux morceaux de baleine que les marins ont balancé à la flotte sans hésiter. J’suppose que c’est leur bonus qui se fait la malle, là. Mais entre une poignée de cristaux et la vie, le calcul est vite fait, même pour eux.

J’manque de grincer des dents quand j’vois le navire qu’est abîmé là où il est juste passé à côté, sans même nous toucher. Ça veut dire que si on se colle à lui pour lui planter une épée ou je sais pas quoi, on risque de se faire ronger aussi. Et la peau, c’est vachement moins solide que le bois. Nan, le mieux, c’est de pas se battre avec. Ou, carrément, de jamais le recroiser. J’me méfierai, la prochaine fois que je prendrai le bateau dans une zone intedite, tiens.

Dès que le monstre s’est un peu éloigné, le capitaine a commencé à gueuler comme un putois. Le sort de silence qui s’était abattu sur le navire alors que le scolopendre nous surpombait de sa gueule immense est rompu, et tout le monde se met à courir partout en nous bousculant. Mais, contrairement à quand ça arrive dans la rue, j’moufte pas, et j’me prépare même à retourner dans la cale pour pas déranger.

« Hé, toi, t’as le vertige ? Fait le chef en me pointant.
- Nan.
- Super, monte là-haut aider les gabiers, alors. »

Il pointe du doigt le haut du grand-mât, et les types qui s’agitent dessus. ‘Sûr, pas comme si j’avais pas l’habitude des toits de la Capitale et d’ailleurs, ça doit pas être sorcier, ce qu’ils font là-bas.

J’grimpe par les cordages qu’il m’indique avant de se mettre à gueuler sur quelqu’un d’autre, reportant son attention ailleurs. Pas bien difficile, tout ça, que j’me dis. Puis j’arrive au dernier tiers du mât, et j’grimpe sur la barre transversale à laquelle la voile est attachée. Vrai qu’on avait diminué la voilure, en pleine tempête, pour éviter de déchirer la toile ou briser le mât, tiens. Un des marins déjà présent se décale de quelques mètres, pour m’laisser prendre sa place, et rester au plus près du centre. J’suppose qu’il est gentil avec moi vu que j’suis un touriste : au lieu de tomber en pleine mer, j’m’écraserai sur le pont, le cas échéant.

Enfin, j’ai assez d’objets pour pas que ça puisse vraiment m’arriver, pour être honnête.

Il me montre le nœud démoniaque déjà à moitié défait. J’m’y attelle d’une main, l’autre crispée sur le bois de la mâture, et j’essaie de piger où tirer. Mais à chaque fois que j’bouge quelque part, tout se ressert de l’autre. Et putain, qu’est-ce que ça tangue, à quinze mètres ou plus du sol… On se rend pas compte, sur le pont. A côté de moi, par contre, les marins sont à l’aise. Y’en a même un qu’a un pouvoir qui lui permet d’adhérer au bois et de pas risquer de tomber, donc il fait le malin en passant à côté de nous.

Quand il arrive à mon niveau, il tire sur un truc :

« Prends toujours le bout du bas de la forme en huit, ok ?
- Okay ! »

Il me faut encore une bonne minute pour piger ce que j’dois faire. J’comprends vite, mais faut juste m’expliquer longtemps, d’accord ? Chacun son métier, après tout. Mais j’réussis finalement à défaire le dernier bout, et la toile tombe brusquement de tout son poids considérable. Elle se gonfle d’un coup sec, et j’sens le bateau faire une embardée.

J’me cramponne.

Hé, la vue est pas si mal, ici.

Spoiler:

Après avoir aidé les autres gabiers à faire leurs trucs et leurs bidules, on est resté dans la mâture, des fois qu’il y ait d’autres actions à faire rapidement. Ils ont échangé des blagues en tanguant à plus d’une quinzaine de mètres du sol. P’tet même vingt ou trente, j’me penche pas sur la question : à moins que quelque chose nous rentre dedans, et encore, j’sais que j’vais pas tomber. Déjà pasque j’ai l’habitude, encore que les toits en ville remuent pas comme ça, mais surtout pasque j’suis fermement cramponné.

« Hé, tu t’en sors pas trop mal, pour un terrien, balance mon voisin.
- Hm, c’est les habitudes, ça.
- Ah ? »

J’bricole un mensonge sur la grimpette dans les arbres du côté du Village Perché, et ça passe comme une lettre à la poste.

Puis la tempête se calme, la mer aussi, et ça devient presqu’agréable d’être là-haut, à profiter du vent, loin des embruns. Presque seulement : ça reste un bout de bois suspendu beaucoup trop haut et qui bouge bizarrement sur la flotte. Pas vraiment mon domaine de prédilection. Aussi bien pour éloigner d’éventuelles nausées que pour voir ce qui nous attend, j’reste les yeux fixés sur l’horizon, et du coup, j’fais partie des premiers, après la vigie, à voir l’île vers laquelle on s’dirige.

Pas frimeur pour un sou, j’me téléporte sur le pont, pour éviter d’avoir à me coltiner la descente normalement. J’crois que ça me rend paresseux, d’avoir trop d’objets. On va dire que j’économise mes forces, tiens, ça sonnera mieux.

L’île brille bizarrement au soleil, en tout cas, comme si y’avait beaucoup trop de cristaux. Vu le diable marin et ses écailles cristallines, il en faut pas beaucoup plus pour qu’on se dise que c’est p’tet pas tout à fait normal. Et comme l’île a l’air minuscule par rapport à un certain scolopendre des mers, ça prouve bien qu’il pourrait s’agir d’une autre saloperie surdimensionnées.

D’un commun accord, on renfile le matériel de plongée pour ceux qu’en ont, et on fait plouf. Ça fera pas de mal de regarder un peu les alentours : le monstre était définitivement capable d’aller sous l’eau, alors ça la foutrait mal s’il arrivait par en-dessous et broyait le bateau. Le chemin du retour serait autrement plus pénible, surtout avec simplement une mini-barque. On cannerait probablement dans un grain ou d’insolation.

Ça serait pas très héroïque, chacun en conviendra.

Sous l’eau, on voit pas grand-chose, pour le moment. En tout cas, les environs de la coquille de noix sont à peu près vides de tout ce qui pourrait nous tuer, ce qui est plutôt bon signe. Le navire s’est arrêté à bonne distance de l’île, et ils ont bien raison. Mais nous, notre boulot, c’est d’y aller donc… On signale à ceux restés en haut qu’on va enquêter d’un peu plus près, hein.

Spoiler: